XVI


Comment le plus grand général du xviiie siècle fut forcé de quitter son pays.

Après la chute définitive de la duchesse de Marlborough, les tories avaient tourné leurs efforts contre le duc. Il était chaque jour en butte à des traitements grossiers et sans excuses : les écrivailleurs les plus infimes l’accablaient de leurs pamphlets. Swift-Prior l’attaqua même, et Saint-John se joignit à lui d’une manière odieuse. On l’accusait de fraude, d’avarice, de concussion, d’arrogance, de cruauté, d’insatiable ambition, et toutes ces sourdes menées diminuèrent sensiblement sa popularité.

Pendant son absence d’Angleterre, en 1711, ces attaques continuèrent sans relâche ; on discuta ses victoires, on contesta ses services, on calomnia sa moralité, on nia ses talents militaires, et on mit en doute jusqu’à son courage personnel. Grâce à ces machinations, on préparait le coup décisif qui devait lui être porté.

Quoiqu’il méprisât ces basses accusations, Marlborough ne pouvait se dissimuler le tort qu’elles lui faisaient : il s’en plaignit à Oxford, qui fit en sorte de se justifier d’une manière tout à fait caractéristique de toute participation à ces manœuvres. « J’assure Votre Grâce, lui écrivit-il, que je déteste ces menées et que je les trouve viles et maladroites ; je m’y suis habitué par une expérience de longues années, et, comme je sais que chaque semaine, sinon chaque jour, voit surgir quelque libelle, je ferais volontiers avec tous les pamphlétaires venimeux un accord qui leur donnerait licence d’en écrire dix fois plus contre moi, pourvu qu’ils ne se vengeassent pas sur toute autre personne.

Oxford désirait d’autant plus se justifier, qu’à cette époque il soubaitait faire alliance avec Marlborough.

On lança ensuite contre le duc une accusation dont il se montra plus péniblement affecté ; on prétendait qu’il avait reçu une somme considérable de sir Salomon Medina, fournisseur de pain de l’armée, et, quoiqu’il se disculpât sur-le-champ par une lettre dans laquelle il déclarait que l’argent qu’il avait reçu était tout simplement le droit casuel alloué au général en chef commandant l’armée des Pays-Bas, bien avant la révolution, l’accusation n’en fut pas moins maintenue et lui valut de nombreuses injures.

C’est ainsi qu’on prépara l’esprit public à s’habituer à la chute de Marlborough.

Lors de son retour des Pays-Bas, à la fin de l’année, il eut à subir des insultes et des indignités sans nombre de la part de la populace, dont il avait jadis été l’idole. La reine et sa cour le traitèrent même avec indifférence et froideur.

Lors de l’ouverture du parlement et du débat pour l’adresse, le comte d’Angleser observa que le pays aurait pu jouir des douceurs de la paix aussitôt après la bataille de Ramillies, si cette paix n’avait pas été retardée par des personnes qui avaient intérêt à prolonger la guerre.

À cette injuste insinuation, le duc de Marlborough fit une réponse touchante et digne, qui produisit une grande impression, car la reine était présente incognito au fond de la tribune royale.

« Je puis jurer, avec une conscience pure, s’écria le duc, en présence de Sa Majesté, de cette illustre assemblée, et de Dieu lui-même, qui est infiniment supérieur à toutes les puissances de la terre, et devant lequel, suivant le cours ordinaire de la nature, je paraîtrai bientôt pour rendre compte de mes actions, que j’ai toujours désiré une paix solide et durable, et que j’ai toujours évité de prolonger la guerre en vue de mes intérêts particuliers, comme mes calomniateurs le prétendent. Mon grand âge et les fatigues des camps me font désirer ardemment de pouvoir jouir d’un peu de repos, afin de songer à l’éternité. Je n’ai jamais eu de motifs pour souhaiter la continuation de la guerre, car mes services ont été largement et généreusement récompensés par Sa Majesté et par le parlement. »

L’amendement à l’adresse, proposé par lord Nottingham, et soutenu par Marlburough, ayant passé à la chambre des Lords causa une chaude alarme aux tories, et le bruit courut qu’on allait former un nouveau ministère, dont lord Somers serait le chef, et Walpole le secrétaire d’État.

Mistress Masham avoua que les sentiments de la reine avaient subi une modification. Saint-John paraissait déconcerté, et Oxford même déguisait mal ses appréhensions. Le parti tory était divisé, et cette circonstance, qui était connue du public, encourageait les whigs. Le trésorier fit donc de nouvelles avances au duc, qui les repoussa comme la première fois.

Oxford, voyant que son salut dépendait des plus vigoureuses mesures, redoubla de zèle, et ses artificieuses représentations effrayèrent la reine et l’empêchèrent de rappeler les wighs.

Il persuada à Sa Majesté que, s’ils rentraient aux affaires, elle serait nécessairement obligée de réinstaller la duchesse de Marlborough, et de se soumettre à la tyrannique domination de cette femme, dont la disgrâce avait aigri le caractère. Ce dernier argument prévalut.

L’orage était passé, et l’on résolut de ne plus retarder la disgrâce de Marlborough ; les commissaires du gouvernement reçurent l’ordre d’examiner les comptes du fournisseur de pain, Medina, et de présenter leur rapport à la Chambre. Le duc, pour répondre à cette accusation, publia la lettre que nous avons citée et qui le disculpait entièrement ; et pourtant, sans attendre le résultat des investigations, la reine, sur les instances d’Oxford, destitua le duc de toutes les places qu’il remplissait.

C’est ainsi que le plus grand général que l’Angleterre eût jamais possédé fut déshonoré, dégradé, sans égard et sans équité. Sa disgrâce causa en France la plus vive satisfaction. Louis XIV, en l’apprenant, ne put coutenir la joie qu’il éprouvait.

« La chute de Marlborough va combler nos désirs ! s’écria-t-il.

— Ce que nous avons perdu en Flandre, nous allons le regagner en Angleterre, » ajouta le ministre de Torcy.

Frédéric le Grand, roi de Prusse, outré d’indignation, s’écria : « Eh quoi ! Blenheim, Ramillies, Oudenarde et Malplaquet n’ont pu défendre le nom de ce grand homme ? et la victoire elle-même n’a pu le protéger contre l’envie et la délation ? Quel rôle eût joué l’Angleterre sans ce héros ? Marlborough a soutenu et élevé son pays ; il l’aurait porté au pinacle de la grandeur sans ces misérables intrigues de femmes, dont la France a profilé pour consommer sa disgrâce. Louis XIV était perdu, si Marlborough était resté deux ans de plus au pouvoir. »

Tels furent les sentiments de plusieurs potentats en Europe. Il est en effet douloureux de penser qu’un si grand homme ait pu ètre vaincu par l’intrigue, il est encore plus affligeant de se dire que quelques-unes des infâmes calomnies inventées par des écrivains haineux et soudoyés soient restées attachées au nom de Marlborough.

Vers la fin de cette même année, le duc s’exila volontairement : il quitta son ingrate patrie, et il s’embarqua à Douvres, le 28 novembre. Il fit voile pour Ostende, où il fut reçu avec de grands honneurs et de sincères démonstrations de respect.

Marlborough se rendit à Aix-la-Chapelle et se retira ensuite à Maestricht pour y attendre la duchesse, qui ne put le rejoindre que vers le milieu de février.

Marlborough ne revit plus sa royale maîtresse. Dès qu’il apprit sur le continent la nouvelle de la mort imminente de la reine, il s’embarqua sur-le-champ et atteignit l’Angleterre, le jour même du décès d’Anne.

Au moment où il approchait de la capitale par la route de Douvres, il rencontra sir Charles Cox à la tête de deux cents gentilshommes. Cette cavalcade s’augmenta chemin faisant d’une longue file de voitures, et, lorsqu’on entra dans la ville, une compagnie de grenadiers volontaires se joignit à ces seigneurs et tira une salve de mousquets. Un instant après, ces soldats prenaient la tête de la procession et poussaient un cri auquel des milliers de voix répondirent : Ce cri était celui-ci : « Vive le roi Georges ! » accompagné de celui-là : « Vive le duc de Marlborough ! »