Traduction par Bénédict H. Révoil.
Hachette (p. 371-378).

XVII


Dernier acte de pouvoir de la reine Anne.


La rivalité d’Oxford et de Saint-Jobn se termina par une rupture positive dans le cabinet. Tandis que le trésorier tâchait de perdre son collègue en dénaturant artificieusement ses actes aux yeux de la reine, le secrétaire d’État contrebalançait avantageusement ce mauvais vouloir par l’influence de lady Masham, dont le mari avait été élevé à la pairie en même temps que neuf autres, dans le but de donner plus de force au gouvernement immédiatement après le renvoi du duc de Marlborough.

Saint-Jobhn avait heureusement négocié la paix d’Utrecht, il devint donc impossible de lui refuser une distinction : on le créa vicomte de Bolingbroke, mais il avait espéré une couronne de comte. Il lui fut impossible d’obtenir l’ordre de la Jarretière, qu’il souhaitait d’autant plus qu’Oxford étalait à tous les yeux cette décoration. Bolingbroke ne put oublier cette déception, et depuis ce moment il devint froid avec son ami, et fit tous ses efforts pour parvenir à le renverser.

Lady Masham fut pour lui un puissant auxiliaire. Elle était indignée contre le trésorier, qui avait refusé de sanctionner, et par conséquent de payer une pension et des gratifications que la reine avait bien voulu lui accorder. Soutenu par une femme très-habile, Bolingbroke obtint bientôt un ascendant supérieur à celui de son rival, et il se vit assuré de le supplanter aussitôt qu’Anne triompherait de ses irrésolutions pour le congédier.

La chute d’Oxford fut néanmoins longtemps retardée, et la reine n’y consentit qu’après la mort de la princesse Sophie, et lorsque Sa Majesté se trouva éclairée sur les secrètes ouvertures faites par son ministre à l’électeur de Hanovre : la cour de Saint-Germain lui fit aussi donner des preuves de la duplicité d’Oxford et l’exhorta à le renvoyer.

Le parti jacobite, dont Bolingbroke était le chef, était devenu fort important sur la fin du règne d’Anne, et, comme on n’ignorait pas la répugnance qu’éprouvait la reine pour la succession de Hanovre et sa prédilection pour son frère le chevalier de Saint-Georges, on se berçait de l’espoir de voir à sa mort la monarchie héréditaire sérieusement rétablie.

La mauvaise santé de la reine faisait entrevoir une prochaine solution à cette question incertaine de la succession au trône, et les esprits sérieux qui connaissaient les tendances de l’opinion générale conservaient peu de doute sur la manière dont elle serait résolue. L’influence du parti hanovrien était prépondérante ; mais, à un ambitieux du caractère de Bolingbroke, les chances de fortune et de grandeur que lui promettait son dévouement à la dynastie déchue et exilée des Stuarts étaient assez tentantes pour l’empêcher d’en voir les dangers. Il ne se faisait point illusion sur l’orage terrible qui se préparait ; mais il pensait que, s’il lui était une fois possible de saisir les rênes du gouvernement, il manœuvrerait le vaisseau de l’État et le ferait entrer dans le port désiré.

L’occasion parut être propice à Oxford ; le mardi 27 juillet 1714, il venait de recevoir un ordre inattendu et péremptoire de la part de la reine, qui lui enjoignait d’avoir à lui remettre les clefs de la trésorerie sans une minute de retard. Malgré l’heure avancée de la soirée, le ministre se rendit sur-le-champ au palais.

Introduit en présence de la reine, Oxford trouva près d’elle lady Masham et Bolingbroke, dont les regards triomphants augmentèrent sa rage et sa mortification. Anne avait mauvais visage et paraissait souffrir ; elle relevait à peine d’une violente maladie causée par une inflammation accompagnée de goutte et de fièvre, et elle ressentait encore de dangereux symptômes.

Sa figure était élargie et les chairs de ses joues ramollies. On devinait, à voir ses paupières alourdies, ses yeux ternes et injectés de sang, son teint cadavéreux et ses traits boursouflés, qu’elle souffrait physiquement ; Anne fit une faible tentative pour conserver un maintien digne, mais la maladie l’empêcha de réussir au gré de ses désirs.

Sur la table placée près d’elle, on apercevait une tasse contenant une potion que lui avait ordonnée son médecin, sir Richard Blackmon, et elle buvait de temps à autre une gorgée de ce breuvage édulcorant.

Oxford, sans se montrer touché de l’état maladif de la reine et sans éprouver la moindre sensation de reconnaissance et de respect, s’avança résolûment et lança à ses adversaires un regard de défi.

« Votre Majesté m’a ordonné de lui rapporter mes clefs, dit-il d’un ton insolent, en inclinant légèrement la tête ; les voici. »

Et en parlant ainsi il posa violemment deux clefs d’or sur la table.

« Milord ! s’écria Anne, vous me manquez de respect.

— Lord Oxford jette le masque, observa Bolingbroke ; Votre Majesté le voit aujourd’hui sous son véritable aspect.

— Ce ne sera pas ma faute, Bolingbroke, continua Oxford avec aigreur, si Sa Majesté et la nation entière ne vous voient pas sous votre véritable aspect ; et certes le fond de votre âme n’est pas beau. J’en dirai autant de la vôtre, madame, ajouta-t-il en s’adressant à lady Masbam, j’apprendrai à tout le monde quels artifices vous avez employés pour vous maintenir à la cour.

— Si je me suis servie d’artifices, milord Oxford, c’est de ceux que vous m’avez enseignés, répondit lady Masham. Vous oubliez peut-être les instructions que j’ai reçues de vous au sujet de la duchesse de Marlborough.

— Non, madame, je ne les oublie pas, s’écria Oxford, incapable de maîtriser sa rage ; je me rappelle aussi qu’à cette époque vous étiez femme de chambre, et qu’alors je me suis servi de vous comme d’un instrument, rien de plus, pour obtenir la faveur de la reine ; je n’oublie pas que c’est moi qui vous ai fait ce que vous êtes, et je n’aurai ni repos ni trêve que quand je vous aurai replacée aussi bas que je vous ai prise.

— Milord ! milord ! s’écria Anne, voici des procédés indignes d’un gentilhomme ; je vous prie de vous retirer gi vous ne pouvez être maître de vous.

— Je supplie Votre Majesté de me pardonner si j’ose lui désobéir, répliqua Oxford. Vous m’avez envoyé chercher, madame ; je prendrai la liberté de rester jusqu’à ce que j’aie démasqué les perfides créatures qui vous entourent ; certes je ne saurais perdre une aussi bonne occasion, qui peut-être ne se représenterait plus.

— Mais je ne veux rien entendre, milord, observa Anne.

— Je supplie Votre Majesté de laisser parler monsieur, ajouta Bolingbroke avec hauteur.

— Prenez garde à votre tête, Bolingbroke, s’écria Oxford. Sa Majesté peut tolérer votre correspondance avec la cour de Saint-Germain ; mais le parlement sera moins indulgent.

— Votre Majesté peut à cette heure se faire une juste idée de la bassesse et de la malice de mon accusateur, dit Bolingbroke avec un froid mépris, car elle sait d’une manière certaine de quelle manière il a trompé son royal frère.

— Je le sais, je le sais, répondit Anne ; je n’ignore pas qu’il m’a trompée aussi moi-même ; mais si vous m’aimez, Bolingbroke, qu’il ne soit plus question de cela.

— Que Votre Majesté consente du moins, s’écria lady Masham, à chasser monsieur de sa présence avec le mépris qu’il mérite.

— Si Votre Majesté m’y auturise, je me charge de l’exécution, dit Bolingbroke.

— Paix ! paix ! milord, je vous en conjure, s’écria Anne ; on dirait, à vous entendre, que vous voulez tous me manquer de respect.

— Votre Majesté peut apprécier en ce moment l’estime et les égards que ses amis ont pour elle, observa ironiquement Oxford.

— Les gens de cour sont tous les mèmes ! s’écria la reine défaillante.

— De quel crime m’accuse-t-on ? demanda Oxford en s’adressant à la reine.

— Je vais vous le dire, moi, répondit Bolingbroke ; je vous accuse de jouer un double jeu. Je vous accuse d’imposture et de trahison envers la reine et envers le cabinet tout entier. Je vous accuse d’entretenir les espérances de l’électeur de Hanovre d’un côté, et celles du prince James de l’autre. Je vous accuse d’intriguer avec Marlborough, et de vous appropricr les deniers publics.

— Ces accusations, milord, doivent être formulées sérieusement, et je saurai y répondre de même, interrompit Oxford qui s’approcha de lui, la main sur la garde de son épée.

— Elles le seront, milord, dit Bolingbroke avec une dédaigneuse hauteur.

— Bolingbroke, vous êtes un scélérat, un misérable lâche ! s’écria Oxford, perdant toute patience et le frappant au visage avec son gant.

— Ah ! hurla Bolingbroke transporté de fureur et tirant à demi son épée.

— Milords ! s’écria la reine en se levant avec majesté, je vous somme de maîtriser votre haine mutuelle ; cette scène me tuera… Ah ! fit-elle en retombant épuisée sur le fauteuil où elle était assise.

— Mille pardons, ma gracieuse souveraine, s’écria Bolingbroke qui courut à elle et tomba à ses pieds ; je me suis oublié !

— Oh ! ma téte ! ma tête ! s’écria Anne en appuyant fortement ses mains sur ses tempes ; mon esprit s’égare.

— Vous aurez de grands reproches à vous faire, Bolingbroke, murmura à voix basse lady Masham à son oreille, car elle ne survivra pas à une pareille secousse.

— Ce n’est pas ma faute, c’est la sienne, répliqua-t-il en indiquant Oxford atterré et se tenant debout au milieu de l’appartement.

— Qu’on appelle à l’instant sir Richard Blackmon et le docteur Mead, balbutia la reine… Faites dire au duc de Shrewsbury et au lord chancelier de se rendre immédiatement près de moi… ils doivent être au palais ; il faut que le portefeuille de la trésorerie soit occupé sans délai, ne perdez pas une minute. »

Lady Masbam s’empressa de courir donner elle-même ces différents ordres à un huissier.

« Shrewsbury et le chancelier ! pourquoi a-t-elle besoin d’eux ? » murmura Bolingbroke d’un air déconcerté.

Oxford, qui avait entendu l’ordre donné par la reine et qui en devina immédiatement la portée, s’approcha doucement du courtisan et lui toucha le bras :

« Vous avez perdu l’enjeu de la partie, lui dit-il avec un regard de haine assoupie, je suis donc satisfait. »

Avant que Bolingbroke eût pu répondre, lady Masham revint accompagnée de sir Richard Blackmon, qui, par hasard et fort heureusement, s’était trouvé dans l’antichambre ; le médecin se précipita vivement vers la reine, sur la physionomie de laquelle un affreux changement s’était opéré en quelques instants.

« Il est urgent que Votre Majesté soit à l’instant portée dans son lit, s’écria Blackmon.

— Pas avant que j’aie vu les ducs de Shrewsbury et d’Osmond, répliqua la reine d’une voix faible ; où sont-ils ?

— J’irai les chercher moi-même et je les amènerai, dit Blackmon, car il n’y a pas un instant à perdre. »

Au moment où il se disposait à courir hors de l’appartement, Bolingbroke l’arrèta :

« Y a-t-il du danger ? lui demanda-t-il à la hâte.

— Un danger imminent ! répliqua Blackmon, ; le cas est désespéré ; la reine n’a pas trois jours à vivre. »

Et, ce disant, il se hâta de sortir. « Alors tout est perdu ! » dit Bolingbroke en se frappant le front.

Lorsqu’il leva les yeux, il s’aperçut que Harley observait l’émotion qu’il éprouvait et laissait percer une satisfaction infernale.

Lady Masham s’empressait de servir avec zèle sa royale maîtresse ; mais l’état de celle-ci empirait de minute en minute.

Anne continuait toujours de demander avec insistance le duc de Shrewsbury.

« Votre Majesté a-t-elle des ordres à donner à lord Bolingbroke ? demanda lady Masham.

— Aucun, » dit la reine avec fermeté. En ce moment sir Richard Blackmon revint, suivi du duc de Sbrewsbury, du lord chancelier et de quelques autres serviteurs.

« Ah ! vous voici enfin, milords, s’écria Anne comme soulagée d’une grande inquiétude ; je craignais que vous n’arrivassiez trop tard. Sir Richard vous aura parlé du danger où je suis… Bien ! bien ! il est inulile de vouloir me le cacher ; je sais que ma fin est proche. Milords, la charge de trésorier est vacante, et, si je mourais, la sûreté du royaume pourrait être compromise.

Milord de Sbrewsbury, vous êtes déjà grand chambellan et lord lieutenant d’Irlande ; j’ai encore un poste d’honneur à vous confier : prenez ces clefs, ajoutat-elle en lui donnant les insignes de trésorier qui étaient sur la table, et gardez-les pour le bonheur de mon peuple. »

Au moment où le duc mettait un genou en terre pour baiser la main de la reine, il la sentit se refroidir sous ses doigts ; Anne venait de s’évanouir, et elle fut à l’instant emportée par ses serviteurs.

« Si les craintes de la reine se réalisent, s’écria Oxford, le règne de lady Masham est fini ; quant à vous, Bolingbroke, le seul choix qui vous reste sera celui de la fuite ou de l’échafaud.

— Si je fuis, vous ferez bien de fuir avec moi, dit Bolingbroke.

— Non, je resterai et j’attendrai, répondit Oxford, car je n’ai rien à craindre.

— Ainsi se trouvent anéanties les espérances de ces deux ambitieux, observa le duc de Shrewsbury au grand chancelier. La reine s’est aperçue qu’ils étaient loin de mériter sa confiance. L’amour que la bonne reine Anne éprouve pour son peuple a influencé le dernier acte de son pouvoir souverain. »



fin.