XX


Le sergent Scales quitte le service.


— Le sergent Scales, rappelé sur le théâtre de la guerre, en Flandre, était demeuré incorporé dans son régiment jusqu’à la fin de la campagne de 1711. Son absence s’était donc prolongée pendant près de deux ans. Mais, lors de l’automne qui précéda son retour, il reçut au siége de Bouchain une grave blessure, qui le mit dans l’impossibilité d’écrire à personne. Le vieux soldat n’avait pas, dans cet espace de trois mois, reçu de nouvelles de ceux qui l’intéressaient. Aussi des doutes cruels assiégèrent-ils son cœur à tel point qu’il se décida à aller trouver Proddy avant de se montrer à Marlborough-House.

Il se rendit donc au palais, s’informa du cocher, apprit qu’il était dans sa chambre, et monta l’y retrouver. Convaincu que sa venue allait causer une surprise extrêmement agréable au cocher, il entra dans la chambre, en ferma la porte, et fit le salut militaire à Proddy, qu’il aperçut assis devant une table, à demi assoupi, la pipe à la bouche et une cruche d’ale posée devant lui.

Le cocher leva les yeux et, apercevant cette apparition inattendue, laissa tomber sa pipe et recula sa chaise ; saisi d’étonnement et d’effroi, il contempla son ami, qui ne pouvait comprendre pourquoi les dents lui claquaient d’épouvante, et pourquoi ses yeux effarés étaient prêts à sortir de leur orbite.

« Comment donc, Proddy, ne me reconnaissez-vous pas ? s’écria Scales au comble de la surprise.

— Je vous ai connu jadis, sergent, balbutia Proddy ; mais, à l’avenir, je ne désire pas avoir de relation avec vous.

— Bah ! bah ! reprit Scales ; que vous arrive-t-il et que craignez-vous ? Vous allez d’abord venir avec moi.

— Oh ! non, je vous remercie ; je vous suis pourtant très-obligé, répliqua Proddy, qui s’éloignait tant qu’il pouvait du soldat.

— Eh bien ! si vous ne voulez pas venir avec moi, je vais alors rester avec vous, fit Scales en prenant un siége, car je compte ne plus vous quitter, Proddy.

— Serait-il vrai ? s’écria le cocher, encore plus terrifé.

— Non, nous ne nous séparerons plus, répondit Scales. Cette fois-ci, j’ai un fort long congé.

— Vous ne prétendez pas me faire croire qu’on vous permet là-bas de vous absenter trop longtemps, dit Proddy.

— Là-bas ! repéta le sergent. Ah ! jy suis ! Vous voulez dire les Pays-Bas ?

— Appelez cet endroit-là du nom qu’il vous plaira, repartit Proddy. Ordinairement cependant on lui donne ici une appellation moins agréable.

— Bon ! reprit le sergent, nous ne nous disputerons pas pour un mot. Ce que je veux dire, c’est que je ne suis plus au service. Me voici désormais près de vous comme si j’étais mort.

— Je le sais ! fit Proddy en frissonnant.

— Mais je ne renoncerai à aucune de mes anciennes habitudes, fit Scales ; je battrai du tambour comme auparavant, je nettoierai les bottes du duc, je hanterai les mêmes endroits.

— Oh ! non, oh non, s’écria Proddy.

— Et pourquoi pas ? interrompit le sergent. Est-il survenu quoi que ce soit qui puisse m’en empêcher ? Pourquoi donc me regardez-vous ainsi, mon cher ? Est-ce que vous me trouvez changé ?

— Pas autant que je l’aurais cru, répondit Proddy.

— Je conviens, pourtant, ft le sergent, que je suis quelque peu changé. J’ai été cruellement éprouvé pendant les trois derniers mois. Ah ! la garnison ne valait pas grand’chose ! Il y faisait chaud comme en enfer…

« Oh ! ne m’en parlez pas ! interrompit le cocher. Quel soulagement ce doit être que d’échapper à pareil supplice !

— Vous le comprendriez mieux si vous l’aviez éprouvé, répondit Scales. Quelle fraîcheur et quel confort on ressent ici ! Je viendrai souvent passer une heure avec vous. »

Proddy poussa un gémissement prolongé.

« Ma foi, continua le sergent, puisque nous parlons du changement de ma physionomie, croyez-vous qu’elles me reconnaîtront ?

— Elles ! qui ? les femmes ? s’écria Proddy ; comptez-vous donc vous montrer à elles ?

— Mais certainement, ce soir même, dit Scales.

— Dieu leur soit en aide ! s’écria Proddy. Elles auront une frayeur mortelle, les pauvres créatures ; c’est à peine si moi je puis avoir assez de courage ! Mais enfin, à l’heure qu’il est, je ne crois pas que vous teniez beaucoup à elles ?

— Ne pas tenir à mes amies ! répéta le sergent. Mais c’est l’inquiétude que j’éprouve à leur sujet qui m’a amené près de vous.

— Vraiment ! Mais ceci surpasse mon attente, dit Proddy. Je croyais que, grâce à la dernière balle qui vous avait atteint, tous vos sentiments n’existaient plus.

— Mais pas le moins du monde, répliqua Scales. À votre santé, Proddy, je suis ravi de vous voir ! »

Et, en prononçant ces mots, Scales saisit la cruche d’ale et la vida avec une satisfaction évidente.

« Grand Dieu ! un revenant peut-il donc boire de l’ale ? dit Proddy avec stupéfaction.

— Comment, morbleu ! s’écria le sergent qui tressaillit, est-ce que, par hasard, vous me prendriez pour un revenant ?

— Mais oui, répliqua le cocher en se rapprochant de lui, et pourtant je commence à croire que je me suis trompé. On nous avait dit que vous aviez été tué au siége de Bouchain.

— J’ai été blessé et non tué. On avait d’abord jugé ma blessure mortelle ; mais me voici sain et sauf, comme vous le voyez.

— Dieu du ciel ! quel bonheur ! s’écria le cocher en jetant les bras autour du cou de son ami ; je n’espérais plus vous revoir.

— Le fait est que je trouvais votre réception singulière, ajouta le sergent dès qu’il fut délivré de l’étreinte de son ami. Ainsi donc vous m’avez pris pour un fantôme ! Hein ? c’est très-flatteur, goddam ! Mais vous devriez savoir, Proddy, que les esprits ne circulent jamais en plein jour ; et puis aussi mon corps parfaitement opaque et non transparent…

— J’étais bien un peu indécis, je le confesse, reprit Proddy ; mais, après avoir vu le mouchoir en lambeaux et imprégné de sang que vous avez envoyé à mistress Plumpton et à mistress Tipping, personne de nous ne pouvait mettre en doute votre mort.

— Dites-moi, fit Scales, me croient-elles donc mort ?

— Certainement, répondit Proddy. Tom Jiggins, le fifre de votre régiment, celui qui vous aida à nous faire danser le jour du bal, vous savez bien ? eh bien ! le fifre avait envoyé cette sanglante relique dans une lettre où il écrivait que vous aviez été mortellement blessé, et qu’il était impossible que vous survécussiez à votre blessure.

— Vous voyez bien que j’y ai survécu, interrompit le sergent ; ce pauvre Tom Jiggins ! deux jours après avoir écrit cette lettre, il recevait un coup de carabine dans la tête.

— Pauvre diable ! répéta Proddy ; est-il réellement mort ?

— Aussi mort que votre arrière-grand-père, si jamais vous en avez eu un, poursuivit Scales ; mais je vais vous conter toute l’aventure. Vous saurez que Bouchain est une place forte, traversée par la rivière Sauzet et par le Scheld, qui baigne ses murailles. Il y a tout autour de larges et profonds fossés remplis des eaux réunies des deux fleuves que je viens de nommer, et outre cela on rencontre tout autour plusieurs milles de marais plats, faciles à inonder, ce qui fait qu’il est presque impossible d’aborder la place, et qu’une garnison assiégée peut y tenir fort longtemps. Vous devez comprendre que le but principal de notre général, après avoir investi la ille, fut de tirer une ligne de démarcation tout à l’entour ; mais l’accomplissement de ce projet éprouva des obstacles. Il est superflu de vous raconter comment le maréchal de Villars, après avoir développé son armée dans l’espace vide entre les deux rivières, jeta sur le Sauzet des ponts, que nous démolîmes ; comment le général Albergotti construisit des retranchements, à l’aide desquels Villars comptait bombarder, avec les nombreuses batteries de Bouchain, ce terrain intermédiaire ; comment notre duc traversa le Scheld pendant la nuit dans le but d’interrompre ces opérations ; comment ce projet fut déjoué par le maréchal, et comment le duc se vit forcé de rebrousser chemin. Je ne vous dirai pas par quels moyens il couvrit la tête de son armée, depuis Haspres jusqu’à Ivry, d’une ligne de redoutes et de lunettes ; comment il traversa encore le Scheld à la tête de cinquante bataillons et d’autant d’escadrons, et comment, s’apercevant que l’ennemi avançait rapidement ses travaux, il donna l’ordre de commencer une ligne de circonvallation entre leurs retranchements et la ville. Aussi, quatre mille hommes furent sur-le-champ mis à l’œuvre, et, malgré le feu nourri de la garnison et celui des redoutes ennemies, la ligne de circonvallation fut continuée jusqu’à l’inondation du Sauzet.

— Arrivez au fait, sergent, interrompit Proddy, vos circonvallations et vos inondations m’embrouillent.

— Eh bien ! pour abréger mon récit, répliqua Scales en riant, le maréchal, se trouvant serré de près, conçut le désir de maintenir ses communications avec la garnison, et, au moyen d’une petite digue, il parvint à introduire dans la place un renfort de fusiliers, ainsi qu’un supplément de poudre et de farine, deux articles dont les assiégés commençaient à être très à court. Le duc réussit dans ses plans : il essaya ensuite de fortifier la digue avec des fascines assujetties à une avenue de saules ; et cependant l’eau avait au moins quatre pieds de profondeur.

— Le diable emporte la digue ! s’écria Proddy, car j’ai beau écouter, je n’y comprends plus rien !

— Nous y voici, poursuivit Scales : derrière la digue, il y avait un sentier frayé par le bétail, où se trouvaient postées quatre compagnies de grenadiers français, et la brigade du roi placée là pour protéger les travaux. Chasser ces troupes et entraver les ouvriers, tel fut le but des efforts du duc. En conséquence, on consiruisit avec des fascines un sentier qui traversait le marécage submergé, et, pendant la nuit, six cents grenadiers anglais, soutenus par huit bataillons d’infanterie, tentèrent l’entreprise. Elle était hasardeuse, car nous eùmes à marcher pendant près d’un quart de mille, enfoncés dans l’eau jusqu’à la ceinture, et souvent même jusqu’aux épaules, tenant tout le temps au-dessus de nos têtes nos mousquets que nous voulions conserver secs. Nous avions déjà franchi sans encombre les deux tiers de la distance, lorsque le duc qui était avec nous, quoiqu’il eût eu récemment plusieurs accès de fièvre, commença à se sentir fatigué. Je le conjurai de monter sur mes épaules : il y consentit, et, fier de ce glorieux fardeau, je me précipitai en avant avec un redoublement d’ardeur. Il était impossible que notre approche ne fût pas signalé à l’ennemi ; aussi, dès que nous arrivâmes à portée de mousquet, nous essuyâmes une fusillade qui, grâce à l’obscurité, nous fit peu de mal. À vrai dire pourtant, une balle m’avait atteint au milieu de la poitrine ; mais je ne me plaignis point, décidé que j’étais à marcher tant que j’en aurais la force. Malgré mon épuisement, j’arrivai le premier, je déposai le duc à terre, puis je tombai, hors de l’eau, heureusement pour moi, car sans cela j’aurais été noyé. Vous pensez bien, mon ami, que je ne pris aucune part à ce qui se passa ensuite ; j’ai appris plus tard que les Français avaient été contraints d’abandonner leurs postes, et que le duc était parvenu à achever sa ligne de circonvallation.

— Bravo ! s’écria le cocher enchanté ; j’espère bien, sergent, que le duc ne vous a pas oublié ?

— Écoutez-moi, Proddy, et vous saurez tout, continua Scales. Lorsque je revins à moi, je me retrouvai sous ma tente, où j’avais été transporté par les ordres du duc : le chirurgien examinait mes blessures. Je lui demandai ce qu’il pensait de mon état, et il me répondit que, puisque je ne craignais pas la mort, il devait avouer qu’il trouvail ma position assez fâcheuse. « Fort bien, observai-je, je ne mourrai pas sans avoir mis ordre à mes affaires. » J’envoyai aussitôt chercher Tom Jiggins, et je lui ordonnai d’écrire pour moi une lettre d’adieu aux deux femmes, puis je déchirai en deux le mouchoir avec lequel on avait étanché mon sang, afin de leur en envoyer une moitic à chacune ; je me sentis plus tranquille après avoir achevé ces arrangements. Une demi-heure après, le duc vint me voir, et parut très-affligé de mon état. « Je vous dois la vie, mon brave, me dit-il ; si vous en réchappez, je vous accorderai votre congé, et vous donnerai une somme suffisante pour être à l’aise le reste de vos jours. Mais vivez pour me servir ! — J’obéis toujours à vos ordres, général, répondis-je ; vous me commandez de vivre : je vivrai, » et en effet me voici.

— Bravo ! mille fois bravo ! hurla Proddy. La bravoure doit être récompensée ; je suis persuadé que, lorsque je serai bien vieux et incapable de conduire Sa Majesté, la reine se chargera de me pourvoir.

— Soyez-en sùr, répondit Scales. Pour moi, dès que je pus être transporté, on me conduisit à l’hôpital à Denay, où je restai jusqu’à la fin de la campagne. Je n’étais pas en état d’écrire, et je chargeai un camerade de le faire pour moi. Tout me fait croire que cette lettre a été égarée.

— Très-probablement, observa Proddy.

— Je vais vous faire une question hasardée, reprit Scales avec une certaine hésitation : les femmes ont-elles paru affligées en recevant la fausse nouvelle de ma mort ?

— Extrémement, repariit Proddy ; extrêmement, surtout mistress Plumpton. Mistress Tipping pleura d’abord beaucoup, mais ses yeux reprirent promptement leur éclat ordinaire ; quant à mistress Plumpton, elle ressemble encore à une veuve inconsolable.

— Pauvre créature ! s’écria Scales ; pauvre créature !

— Quant à moi, sergent, poursuivit Proddy, j’ai éprouvé autant de douleur que si j’avais perdu un frère.

— Merci ! merci ! s’écria Scales fort ému, en serrant cordialement la main du cocher royal ; vous êtes un véritable ami.

— Mais, dites-moi, sergent, vous êtes revenu à temps, si vous tenez encore à mistress Tipping, remarqua Proddy avec intention.

— Comment cela ? fit Scales, qui devint tout à coup sérieux ; n’est-elle pas fidèle au culte de ses souvenirs ?

— Elle accueille beaucoup trop bien Bamby, répliqua Proddy, et je la soupçonne presque de songer à lui.

— Ah ! diable ! s’écria Scales irrité ; ce petit animal est-il toujours sur mon chemin ? Il faut cette fois que je m’en débarrasse à tout prix.

— Voyons, sergent, dit Proddy après avoir réfléchi quelque temps, savez-vous laquelle des deux femmes vous prendrez pour épouse ?

— À peu près, dit Scales. Mais pourquoi me demandez-vous cela ?

— Pour une raison particulière, répondit le cocher.

— Il est probable que cela se décidera ce soir même, dit Scales ; vous est-il indifférent que je choisisse l’une ou l’autre ?

— Oh ! tout à fait, dit Proddy d’un air dégagé.

— Il me vient une idée, Proddy, fit le sergent : on me croit mort ; si je me montrais à elles ce soir en passant à leurs yeux pour un fantôme ?

— Ne les offrayez pas trop, répondit le cocher ; cela pourrait avoir des suites sérieuses, je sais ce que j’ai éprouvé tout à l’heure. Mais d’ailleurs, comment pourriez-vous réussir dans vos projets ?

— Où ! rien de plus facile, répliqua le sergent : aussitôt qu’il fera sombre, je me glisserai inaperçu dans la maison, et je gagnerai ma cellule.

— Vous la trouverez telle que vous l’avez laissée, dit le cocher. Mistress Plumpton n’a pas voulu souffrir qu’on y déranget la moindre chose, et elle la nettoie tous les jours.

— Dieu la bénisse ! s’écria le sergent d’une voix étranglée per l’émotion.

— Très-certainement Bamby et Sauvageon seront là ce soir, poursuivit Proddy. Ainsi, quel que soit le stratagème de vengeance que vous inventiez à leur égard, il vous sera facile de réussir immédiatement.

— Tout s’arrange à mon gré, dit Scales, et maintenant concertons-nous ensemble, et dressons notre plan d’attaque.

— Avant tout, répondit le cocher, permettez-moi d’aller vous chercher une pipe ; je veux aussi remplir la cruche. »

Dès que Proddy eut procédé à ces deux soins, les deux amis eurent ensemble une conférence secrète qui dura jusqu’à huit heures du soir. Dans cet intervalle, ils fumèrent à peu près une douzaine de pipes, et consommèrent au moins trois énormes cruches de bière forte.

Enfin, Scales et Proddy pensèrent qu’il était temps de se mettre en route, et, tandis que Scales se faufilait dans Marlborough-House, par la porte du jardin qui donnait sur le parc de Saint-James, Proddy entra hardiment par celle qui ouvrait sur Pall-Mall.