Traduction par Bénédict H. Révoil.
Hachette (p. 340-345).

XIII


La duchesse de Marlborough rend la clef d’or.


La reine Anne était tout à fait décidée à congédier la duchesse ; mais avec son indécision ordinaire elle retarda longtemps cette mesure définitive. Cependant, lorsque le duc fut de retour de la campagne de 1710, elle résolut d’en finir. Aussi, lorsque le duc rendit visite à la reine, elle le reçut très-froidement, évitant avec soin de faire aucune allusion à ses récents succès ; elle lui dit même avec quelque dureté :

« Je me flatte que Votre Grâce ne permettra pas qu’on fasse au parlement la motion de lui voter des remerciments cette année, car très-certainement mes ministres s’y opposeraient.

— Je suis affligé d’entendre Votre Majesté s’exprimer en ces termes, répondit Mariborough : je n’ai jamais recherché ces honneurs, que je reconnais n’avoir pas mérités, et, si je les ai jamais acceptés, c’est que j’ai cru qu’en me les rendant on honorait Votre Majesté. Du reste, madame, je m’y soustrairai à l’avenir.

— Et vous ferez bien, milord, ajouta Anne.

— J’ai apporté une lettre de la duchesse, qu’elle m’a supplié de présenter à Votre Majesté, poursuivit le duc ; daignerez-vous la recevoir ?

— Je vous prie de m’excuser, répondit Anne avec une dignité glaciale ; il n’y a plusde relation possible entre la duchesse et moi.

— C’est une lettre, madame, répliqua le duc, qui contient de très-humbles excuses. Sa Grâce désire vous donner de sa propre main l’assurance de son repentir pour les torts dont elle a pu se rendre coupable. Elle est prête à faire tout ce qui est raisonnablement en son pouvoir pour prouver la sincérité de ses regrets ; et, puisque sa présence est devenue désagréable à Votre Majesté, elle désire lui offrir la démission de ses charges.

— Je suis charmée de l’apprendre, milord, interrompit vivement la reine.

— À la condition, comme de juste, continua le duc, qu’elle sera remplacée dans ses fonctions de grande maîtresse de la garde-robe par sa fille aînée lady Ryalton, et comme gardienne des fonds particuliers par lady Sunderland. La duchesse conserverait volontiers, avec votre gracieuse permission, la surintendance des parcs royaux et ses appointements de gardienne des fonds de Votre Majesté.

— J’accède à la dernière proposition, répliqua la reine ; la duchesse conservera la surintendance des parcs et les appointements y annexés, ce qui lui fera trois mille cinq cents livres sterling par an ; quant aux autres charges, je les réserve à mes amies.

— Eh quoi ! madame, s’écria le duc, est-il donc nécessaire de vous rappeler votre promesse ?

— Elle m’a été extorquée ! répondit la reine.

— Alors même que ce serait, madame, et cela n’est pas, reprit fièrement Marlborough, votre parole royale, une fois donnée, ne devrait pas être révoquée.

— Ces promesses-là, milord, sont en général faites sous toutes réserves, répondit Anne en rougissant ; et ma parole était subordonnée à la bonne conduite de Sa Grâce.

— Pardonnez-moi, madame, insista le duc ; la duchesse m’a toujours dit, et elle est incapable d’affirmer un mensonge, qu’il n’a pas été question de conditions entre elle et vous.

— Ma parole, je pense, vaut celle de la duchesse, milord, s’écria la reine d’une voix irritée, quoique vous ayez l’air de vouloir dire le contraire.

— Votre Majesté ne me comprend pas, ajouta le duc. Je n’élève pas l’ombre d’un doute sur votre véräcité ; vous avez, j’en suis cértain, donné votre parole avec la restriction tacite dont vous parlez, et je suis certain aussi que la duchesse n’a pas soupçonné cette restriction. C’est donc avec cette conviction que je supplie Votre Majesté, au moment de se séparer de sa vieille amie et fidèle servante, de ne pas mettre en oubli ses services, et de ne point donner à des étrangers ce qui est dû à elle seule.

— J’ai fait tout ce que j’ai cru devoir faire, répondit la reine ; j’en ai même fait plus qu’on ne m’avait conseillé de faire. J’accepte la démission de Sa Grâce, et je lui ordonne de me restituer la clef d’or avant qu’il soit trois jours. »

Marlborough regarda la reine comme l’eût fait un homme foudroyé.

« Avant trois jours ! répéta-t-il. Si Votre Majesté est véritablement décidée à congédier la duchesse, si elle résiste à mes remontrances, accordez-moi au moins un délai de dix jours, afin que je me concerte avec ma famille pour adoucir ce coup cruel à ma femme.

— Je ne ferai à aucun prix ce que vous demandez, répliqua la reine effrayée ; je me repens, au contraire, d’avoir fixé un si long terme, et je le réduis à deux jours.

— Puisque cela doit être, un jour de plus ne signife rien, dit le duc en soupirant ; je voudrais entretenir Votre Majesté sur un autre sujet.

— Non ! non ! milord, fit la reine avec aigreur. Je ne veux parler de rien avant d’avoir la clef dans mes mains.

— Je me retire donc, madame, répondit le duc, avec le regret d’avoir vécu assez longtemps pour vous voir changée de la sorte. »

En disant ces mots, le duc salua et sortit.

« En bien ! Abigaïl, dit la reine à la favorite qui entra par une porte latérale, êtes-vous satisfaite ?

— Tout à fait, madame, répliqua mistress Masham. Votre Majesté aura la clef ce soir même.

— Vous croyez ? s’écria Anne.

— J’en suis sûre, répondit l’autre ; je ne voudrais pas, au prix de tous les lauriers du duc, être le porteur de votre message à la duchesse.

— Ni moi non plus ! répliqua la reine avec un demi-sourire.

Mariborough était bien de cet avis. Il n’avait jumais éprouvé autant d’inquiétude à la veille de la plus hasardeuse bataille, qu’il n’en ressentait à cette heure à l’idée de se trouver face à face avec sa femme : il aurait souhaité lui faire part de cette fâcheuse nouvelle soit par écrit, soit par quelque voie détournée ; mais la duchesse l’empêcha de mettre ce projet à exécution, en accourant elle-même à sa rencontre. Dès qu’elle s’aperçut, à la physionomie de son mari, qu’il s’était passé quelque chose de déplaisant, elle vint promptement au fait et lui demanda :

« Vous avez vu la reine ? que vous a-t-elle dit ?

— Accordez-moi un instant pour me remettre, observa Marlborough.

— Si vous craignez de me répondre, je le ferai pour vous, reprit la duchesse ; ma démission est acceptée. Oh ! n’essayez pas de me le cacher. Je le sais !

— Eh bien ! oui, fit le duc.

— Elle a du moins accordé la survivance à nos filles ? s’écria-t-elle.

— La reine refuse de remplir sa promesse, repartit Marlborough.

— Elle refuse ? Ah ! c’est la première reine d’Angleterre qui se soit montrée déloyale. Je le lui dirai en face, et l’univers le saura !

— Calmez-vous, reprit Mariborough ; votre colère est impuissante. Anne exige la remise de la clef dans le délai de deux jours.

— Elle l’aura dans deux minutes, s’écria la duchesse en l’arrachant de sa ceinture. Je vais la lui porter sur-lechamp.

— Mais, cependant… attendez… fit le duc.

— Je n’attendrai rien, interrompit la duchesse ; elle saura au moins que je la hais et que je la méprise. Quand je devrais on mourir, elle connaîtra mes véritables sentiments.

— Vous ne sortirez pas dans cet état, Sarah, s’écria Marlborough en retenant sa femme. Attendez que vous soyez plus calme ; votre violence vous entraînerait trop loin.

— Est-ce que vous vous unissez à mes ennemis, milord ? vociféra la duchesse hors d’elle. Laissez-moi aller, vous dis-je ; je ne veux pas être contrariée ; si je ne donne pas un libre cours à mon indignation, la colère va m’étouffer.

— Partez donc ! » dit le duc en la laissant aller.

Tandis que sa femme se précipitait hors de la chambre, il se laissa tomber sur un sofa en murmurant : « Il n’y a pas au monde de gloire capable de dorer une existence assombrie par des tempêtes pareilles à celle-ci ! »

La duchesse arriva au palais, toujours en proie à la plus furieuse colère, et, malgré tous les obstacles, elle entra de force dans l’antichambre du cabinet de la reine. Celle-ci, qui s’y trouvait par hasard, n’eut que le temps de se retirer précipitamment une seconde avant l’apparition de la duchesse, qui rencontra mistress Masham seule, et en proie à une inquiétude mal déguisée.

« Où est la reine ? s’écria la duchesse.

— Vous voyez, madame, qu’elle n’est point ici, répondit mistress Masham ; mais je dois vous demander en son nom l’explication de cette étrange et inexcusable importunité.

— Ainsi donc, c’est vous qui représentez la reine ! s’écria la duchesse. Il faut convenir que Sa Majesté la reine d’Angleterre est fort bien représentée. Mais je ne discuterai point avec vous. Je désire entrer dans le cabinet de la reine pour lui parler.

— Vous n’entrerez point, fit mistress Masham en se plaçant devant la porte.

— Oserez-vous m’en empêcher ? s’écria la duchesse.

— J’y serai forcée si vous voulez passer outre, répondit mistress Masham ; et, si vous avancez d’un seul pas, j’appelle la garde pour vous faire sortir. Sa Majesté refuse de vous recevoir. »

La duchesse eut d’abord l’air de méditer un coup d’éclat ; mais enfin, par un puissant effort sur elle-même, elle parvint à se contenir. Elle lança à mistress Masham un regard empreint d’un inexprimable dédain.

« Votre maîtresse m’a fait demander cette clef, lui dit-elle ; portez-la-lui, madame. »

Et, en proférant ces mots, elle jeta ls clef par terre.

« Dites-lui, continua-t-elle, qu’elle a failli à sa parole, et c’est là un reproche que n’ont encouru aucun de ses illustres prédécesseurs. Dites-lui aussi que l’amour et le respect que je lui portais jadis ont fait place aujourd’hui à la haine et au mépris. »

Tout en parlant ainsi, elle quitta la chambre d’un air de défi.

« Est-elle partie ? s’écria la reine, entr’ouvrant la porte et jetant un coup d’œil timide autour de l’appartement.

— Oui, madame, répondit mistress Masham en ramassant la clef, et je suis heureuse qu’elle ait laissé ceci en s’en allant. Vous voici enfin débarrassée d’elle pour toujours.

— Grâce au ciel ! s’écria la reine.

— Voulez-vous prendre cette clef, madame ? demanda mistress Masham.

— Non, gardez-la, répliqua Anne ; dès à présent, vous êtes l’intendante de mes fonds particuliers. La duchesse de Somerset sera grande maîtresse de la garde-robe ; mais j’ai le projet de faire mieux encore pour vous. La duchesse de Marlborough n’aura plus le droit de vous insulter impunément ; je donnerai, à la première occasion qui se présentera, une pairie à votre mari.

— La duchesse prétend que Votre Majesté ne tient pas les promesses qu’elle fait, s’écria mistress Masham, mais je me suis aperçue du contraire.

— C’est la faute de la duchesse si je ne lui ai pas tenu parole, répondit Anne. Il fut un temps où je l’aimais autant que vous, Abigaïl, et même plus encore.