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Le marquis de Guiscard essaye d’assassiner sir Harley.


Une heure avant le jour, Bimbelot amena une voiture dans laquelle il entassa les objets que le marquis jugea à propos d’emporter, et le maître et le valet se firent conduire au Lion rouge, dans Warden-Street, obscure taverne où Guiscard espérait ne point être inquiété. Cependant le même jour, au risque d’être arrêté, il se rendit chez sir Harley, qui refusa de le recevoir. Exaspéré dr cet affront, le marquis retourna à l’auberge, et écrivit au ministre une longue lettre dans laquelle il le menaçait, s’il ne venait pas à son secours, de révéler à la duchesse de Marliborough, tout ce qui s’était passé entre eux.

Dans la matinée du jour suivant, il alla voir Saint-John, et eut plus de succès auprès de lui. Le secrétaire d’État le reçut avec bienveillance et parut même fort touché du récit qu’il lui fit de l’extrémité dans laquelle il se trouvait. Il blâma l’indifférence d’Harley, et promit de parler à la reine de la position du marquis de Guiscard. Et il tint parole, car il en parla si chaleureusement, que la bonne reine accorda gracieusement au marquis une pension annuelle de cinq cents guinées.

Cet ordre fut notifié au trésor ; mais sir Harley réduisit la pension de cent guinées par an, alléguant pour excuse l’épuisement des fonds. Guiscard prit cette mesure pour une vexation préméditée, et jura de s’en venger. Il chercha donc à obtenir une audience de la reine, afin de lui exposer ses griefs, mais il ne put y réassir.

Heureusement pour lui, son crédit se trouvait un pou rétabli, et il osa se montrer en public. Il loua une maison dans RyderStreet, et recommença à fréquenter les cafés comme auparavant, il continua même à jouer, mais avec réserve, et souvent même il gagna de petites sommes. Ces gains enhardirent l’aventurier, il risqua de plus gros enjeux ; mais par malheur, certaine nuit, une mauvaise veine soutenue lui fit perdre tout ce qu’il possédait.

Dans son désespoir, le marquis eut recours à Saint-John, que son aventure émut de pitié, car il avait du penchant pour les gens du caractère du marquis. Il lui donna encore de sa bourse une somme suffisante pour subvenir a ses plus pressants besoins, lui recommandant, toutefois, d’en user prudemment. Loin de suivre ce sage avis, Guiscard, le même jour, poussé à sa perte par la fatalité, hasarda cet argent au pharaon, et perdit tout ce qu’il avait dans ses poches.

Le marquis, oublieux de tout sentiment de tact et de bienséance, osa s’adresser encore à Saint-John ; mais, cette fois, il éprouva un refus formel, et à partir de ce moment, il ne fut plus jamais reçu par le secrétaire d’État.

Réduit aux expédients les plus désespérés, le malheureux ne vécut que de sommes modiques qu’il empruntait, car il avait touché d’avance la première année de sa pension, et il souffrait souvent de la misère. Logé à Maggot’s-Court, impasse obscure conduisant à Little-Swallow-Street, il occupait là une seule chambre misérablement meublée : sa toilette était pourtant toujours convenable, et il fréquentait avec persévérance les abords du palais, dans l’espoir d’apprendre quelques nouvelles.

Bimbelot avait depuis longtemps quitté son service, mais il lui rendait souvent visite, sous prétexte de lui être utile, tandis qu’en réalité son vrai but était de se tenir au courant de la correspondance qu’il entretenait avec la France. Tout en avouant ce fait, le marquis était néanmoins trop prudent pour admettre son ancien valet de chambre dans sa confidence : cependant, un beau jour, surpris par ce dernier, tandis qu’il était occupé à cacheter un paquet, il lui dit, comme s’il lui était impossible de garder un secret :

« Avant peu, Bimbelot, tu verras toute cette capitale, que dis-je ? tout ce pays bouleversé ; on va frapper un grand coup, et c’est ma main qui tiendra l’épée !

— Que voulez-vous dire, monseigneur ? dit le valet frémissant d’une avide curiosité.

— Je viens d’écrire à la cour de France, poursuivit Guiscard en s’animant, qu’on doit s’attendre à un coup d’État qui changera d’une manière surprenante la face des affaires dans ce pays. J’ai ajouté que le moment était favorable et que le prince qu’on appelle ici très-injustement le Prétendant pouvait faire une descente en Angleterre, car il trouvera de nombreux partisans, dans le nombre desquels je compte les trois quarts des membres du clergé.

— Mais quel est le coup que vous comptez frapper, monseigneur ? demanda le valet.

— Je le destine à la personne la plus importante du royaume, répondit Guiscard avec un sourire sauvage. Le prince, en arrivant à Londres, trouvera le trône vacant.

— Ah ! vraiment ? s’écria Bimbelot, hors d’état de déguiser sa surprise et son épouvante.

— Ah ! scélérat ! hurla Guiscard en sautant à la gorge de son valet, j’en ai trop dit. Jure-moi de ne jawais répéter un mot de ce que je t’ai dit, ou tu es un homme mort.

— Je le jure ! répliqua Bimbelot ; certes, je n’ai pas l’intention de vous trahir, monseigneur. »

Rassuré par les protestations du valet, Guiscard le lâcha ; mais Bimbelot se hâta de sortir, dès qu’il crut pouvoir le faire. À vrai dire, il n’alla pas loin, et entra dans une taverne adjacente, d’où il pouvait espionner tous les mouvements du marquis.

Bientôt après Guiscard sortit à son tour, et Bimbelot le suivit d’assez loin pour n’être point remarqué.

Le marquis se dirigea vers Golden-Square, s’arrêta chez le comte de Portmore, et remit un paquet à un de ses gens. Dès qu’il eut disparu, Bimbelot se présenta, et apprit que le paquet était adressé au comte de Portmore (alors commandant en chef en Portugal), et qu’il devait être expédié à Sa Seigneurie, parmi d’autres lettres, par sa femme la comtesse de Dorchester. Fort intrigué de ce détail, Bimbelot résolut d’aller en faire part à sir Harley. En conséquence, il s’achemina sur-le-champ vers Saint-James’-Square ; le ministre lui donna audience sur l’heure, et jugea la nouvelle si importante, qu’il dépêcha sans tarder un agent de la reine pour aller chercher le susdit paquet.

L’agent out quelque peine à s’en emparer, mais il réussit pourtant et le rapporta à sir Harley.

La première enveloppe contenait une lettre adressée à un marchand de Lisbonne, puis cette seconde enveloppe en contenait une autre adressée à un banquier de Paris, nommé Moreau, et dans cette dernière on put lire en termes fort clairs les horribles projets du marquis.

Après avoir parcouru ces documents, sir Harley ordonna de garder à vue Bimbelot, et se rendit lui-même chez M. Saint-John, qui lança un mandat d’amener contre le marquis.

Trois agents de la reine se mirent en quête du coupable, et, par bonheur, ils le trouvèrent dans Saint-James’-Park. Avant qu’il pôt songer à la résistance, ils s’emparèrent de Gulscard, et le désarmèrent.

Le marquis les conjura de le tuer : mais, sourds à ses instances, les agents le conduisirent au Cock-Pit, où il fut enfermé dans une chambre attenante au cabinet du secrétaire d’État. On fouilla soigneusement le misérable, et on lui ôta tous les objets inutiles. À peine cette recherche était-elle terminée, que Guiscard trouva le moyen de s’emparer, sans être vu, d’un canif qui traînait près de lui sur un pupitre, et il le glissa dans sa manche. À l’aide de cette arme, il recouvra son audace et sa confiance, et attendit le moment de son interrogatoire avec une insouciance apparente.

Le bruit de l’arrestation de Guiscard était cependant parvenu jusqu’à sir Harley, et tout aussitôt il tint conseil en compagnie de Saint-John, de sir Simon Harcourt, du comte de Rochester, des ducs de Newcastle, Ormond et Queensbury, ainsi que des lords Dartmouth et Poulet. Cette séance eut lieu dans l’appartement du secrétaire d’État, vaste chambre assez mesquinement meublée, et qui ne contenait absolument qu’une grande table couverte d’un tapis vert, et entourée de chaises. Un petit guéridon était placé sur l’un des côtés pour les sous-secrétaires ; sur la muraille nue on apercevait un portrait en pied de la reine, peint par Kneller.

Saint-John remplissait les fonctions de président. Apres une courte conférence entre les membres du conseil, on introduisit le prisonnier, qui était pâle comme la mort, quoique son maintien fût sérieux et calme. Il lança à Saint-Jobhn et à Harley des regards hautains et menaçants.

« Je suis affligé et surpris à la fois de vous voir ici, marquis, lui dit Harley.

— Vous pouvez être affligé, je le comprends, mais vous ne devez guère vous montrer surpris, répondit Guiscard.

— Et comment cela ? demanda aigrement l’autre. Oseriez-vous insinuer que… ?

— Je n’insinue rien, interrompit Guiscard ; continuez votre interrogatoire.

— Prisonnier, dit Saint-John, vous comparaissez ici sous le poids d’une accusation de haute trahison et de lèse-majesté au premier chef.

— Qui m’accuse ? fit Guiscard d’un ton d’impatience.

— N’importe, répondit le secrétaire d’État ; vous êtes accusé d’entretenir une correspondance dangereuse avec la cour de France. Qu’avez-vous à répondre ?

— Je nie le fait ! répliqua hardiment Guiscard.

— La seconde accusation, prisonnier, est celle de préméditer un des crimes les plus horribles, poursuivit Saint-John. Vous êtes accusé d’avoir songé à ôter la vie à notre maltresse souveraine Sa Majesté la reine, à laquelle, quoique étranger, vous êtes attaché par les liens les plus grands de la reconnaissance, surtout à cause des notables faveurs qu’elle a daigné vous accorder.

— Me préserve le ciel de nourrir de si coupables pensées envers la reine ! s’écria le marquis avec énergie. Je serais en vérité, dans ce cas, un monstre d’ingratitude. »

À cette assertion si positive, un murmure d’indignation se fit entendre parmi tous ceux qui étaient présents.

« Je connais le misérable qui m’a ainsi calomnié, ajouta Guiscard ; c’est un infâme valet que j’ai renvoyé, un misérable sans mœurs et sans probité, qui a composé cette fable afin d’extorquer une récompense à M. Harley.

— Je désirerais savoir, prisonnier, poursuivit Saint-John, si vous connaissez un banquier de Paris, nommé Moreau : et si vous avez eu, depuis peu, quelques communications avec lui ? »

En entendant prononcer ce nom, Guiscard frissonna malgré lui.

« J’ai connu jadis une personne ainsi nommée, répondit-il, mais j’ai cessé tous rapports avec elle depuis longues années.

— Vous mentez ! riposta Harley en exhibant le paquet ; voici des lettres que vous lui écrivez, et par lesquelles vous faites au gouvernement français des propositions infernales. »

À la vue de ce paquet, un terrible changement s’opéra sur les traits de Guiscard ; ses membres tremblaient, et la sueur lui découla du front.

« Il est inutile de mentir plus longtemps, malheureux ! s’écria sir Harley. Je vous exhorte, au contraire, à essayer de pallier votre crime par une confession pleine et entière.

— Je ferai ma confession, monsieur Harley, riposta Guiscard, et peut-être sera-t-elle plus complète que vous ne le désirerez. Mais, d’abord, je souhaite dire un mot en particulier à M. Saint-John.

— Il m’est impossible de consentir à votre demande, observa celui-ci. Vous paraissez devant ce conseil accusé de crimes : ce que vous avez à dire doit être entendu de tous.

— Ce que j’ai à dire est important pour le bien de l’État, fit Guiscard en insistant, mais je ne le dirai qu’à vous ; vous ferez ensuite de moi ce que vous voudrez.

— Votre requête est inusitée, et je dois la rejeter, dit froidement Saint-John.

— Vous vous repentirez, monsieur Saint-John, de n’avoir point cédé à mes désirs, ajouta Guiscard.

— Cette persistance est intolérable, s’écria le secrétaire d’État en se levant pour aller donner des ordres à un des sous-secrétaires, afin que les agents examinassent le prisonnier.

— Un instant ! un seul instant ! fit Guiscard en s’approchant de sir Harley, qui venait de s’asseoir à la place qu’avait quittée Saint-John ; vous intercéderez auprès de Sa Majesté pour que j’aie la vie sauve, n’est-ce pas, monsieur Harley ? Vous avez été mon ami !

— Je ne puis vous donner aucun espoir, répondit sévèrement sir Harley ; la sûreté de l’État exige que des crimes aussi abominables que le vôtre ne demeurent pas impunis.

— Où sont les agents ? demanda Saint-John d’un ton d’impatience.

— Ne direz-vous rien pour me disculper, monsieur Harley ? dit Guiscard qui se rapprocha du ministre.

— Comment le pourrais-je avec des preuves aussi évidentes que celles que j’ai sous les yeux ? s’écria celui-ci en désignant les lettres. Laissez-moi, monsieur, laissez-moi.

— Rien ne peut donc vous émouvoir ? » répéta Guiscard. Sir Harley branla la tête.

« Eh bien, meurs ! traître cent fois plus infâme que moi ! » vociféra Guiscard.

Et, tirant vivement de sa manche le canif qu’il y tenait caché, il le plongea dans la poitrine de sir Harley ; la lame, ayant rencontré l’os, se cassa net tout près du manche, mais Guiscard ne s’en aperçut pas, et il donna à sa victime un second coup beaucoup plus violent que le premier, en s’écriant : « Je te frappe au cœur, monstre de perfidie ! »

La promptitude de l’attaque paralysa un instant les spectateurs ; mais bientôt, revenus de leur surprise, ils accoururent au secours de Harley. Saint-John fondit le premier sur l’assassin, et lui passa deux fois son épée au travers du corps.

Guiscard reçut aussi plusieurs blessures de la main du duc de Newcastle, qui, se trouvant du côté opposé, avait sauté sur la table pour être plus rapproché du lieu de la scène ; lord Dartmouth le frappa aussi, mais il ne tomba pourtant pas. Quelquesuns des membres du conseil, qui se trouvaient les plus rapprochés de Guiscard, furent si alarmés de la férocité de sa physionomie, que, craignant qu’il ne tournât sa rage contre eux, ils se firent un rempart avec des chaises, tandis que les autres criaient au secours.

Pendant ce temps-là, lord Poulet suppliait à haute voix Saint-John et Newcastle de ne pas tuer l’assassin ; car il était fort important, dans l’intérêt de la justice, que sa vie fût épargnée.

Au milieu de ce tumulte, les agents de police et les gardiens des portes se précipitèrent dans l’appartement et se jetèrent sur Guiscard, qui, tout blessé qu’il était, se défendit avec une incroyable vigueur. Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’on pit réussir à le maîtriser. Il reçut plus d’une contusion pendant cette lutte, et entre autres un coup si violent dans le dos, que plus tard cette blessure fut cause de sa mort.

Tandis que les agents étaient occupés à garrotter Guiscard, étendu sur le carreau, celui-ci dit au duc d’Ormond qui se tenait non loin de lui :

« Sir Harley est-il mort ? j’ai cru l’entendre tomber.

— Non, scélérat, il vivra, ne fùt-ce que pour décevoir vos espérances de vengeance, » répondit le duc.

En entendant ces mots, Guiscard ne put contenir sa rage impuissante, et grinça des dents.

« Je supplie Votre Grâce de me tuer sur le coup ! murmura-t-il.

— Oh ! c’est l’affaire du bourreau et non la mienne, » répliqua le duc en s’éloignant avec dégoût.

Rien ne peut se comparer au calme et à la dignité dont sir Harley fit preuve dans cette circonstance. Ne sachant pas si la blessure qu’il avait reçue était mortelle, il appliqua son mouchoir sur la plaie pour arrêter le sang, et altendit patiemment l’arrivée d’un chirurgien, en causant tranquillement avec ses amis, qui l’entouraient et lui exprimaient la sollicitude la plus vive et la plus sympathique.

Il avait lieu d’être content, en effet, quoique, alors, il ne pût encore savoir pourquoi. Ce coup de canif donna à sir Harley la place de lord trésorier et le titre de comte d’Oxford.