XI


Sir Harley atteint le rang convoité par son ambition. Mort du marquis de Guiscard.


Un quart d’heure après cet événement, M. Bussière, célèbre chirurgien qui demeurait pres de Saint-James’-Park, arriva, et, tandis qu’il examinait la blessure, la lame du canif glissa de l’intérieur du gilet et lui tomba dans la main.

Sir Harley s’en empara, et fit, en souriant, la remarque que cette lame lui appartenait et qu’il priait qu’on conservât aussi le manche du canif ; il demanda ensuite à l’homme de l’art s’il craignait que sa blessure ne fût mortelle.

« Si vous pensez cela, dit-il, ne me cachez point vos craintes ; je n’affecte pas un mépris puéril de la mort, mais j’ai à régler des affaires de famille avant de me trouver à la dernière extrémité.

— Je n’appréhende aucune conséquence grave, monsieur, dit Bussière ; mais, comme il est inévitable que vous ayez la fièvre, il serait à propos d’éviter la moindre préoccupation ; si donc vous avez quelques arrangements à faire, je suis d’avis que vous ne différiez pas un instant de vous en occuper.

— Je vons comprends, monsieur, répondit Harley, et je ne négligerai pas votre avertissement. »

Le médecin sonda sa plaie et la pansa : sir Harley supporta cette opération, naturellement fort douloureuse, avec un très-grand courage ; il n’articula même pas une plainte ; bien plus, il remarqua en plaisantant, lorsque l’incision pour élargir la plaie eut été faite, que la lame du chirurgien était plus acérée que celle de Guiscard. Dès que le pansement fut achevé, Bussière déclara qu’il n’y avait pas le moindre danger, et qu’il se portait garant du prompt et parfait rétablissement du patient. Cette nouvelle fut accueillie avec une vive satisfaction par toutes les personnes présentes, excepté toutefois par l’assassin, qui était couché dans un coin, et garrotté à l’aide de cordes. Le misérable exhala son désappointement par un horrible blasphème, et sa voix attira l’attention de Harley, qui pria Bussière d’examiner ses blessures.

« Vous ferez mieux de me laisser mourir, s’écria Guiscard : car, si je vis, je ferai des révélations qui détruiront à jamais votre crédit.

— Infâme délateur ! s’écria Saint-John, poussé à bout ; comme il est bien évident que vous êtes guidé par des motifs de vengeance, rien de ce que vous pourriez dire ne fera impression sur nous.

— N’êtes-vous pas aussi coupable que sir Harley, vous, Saint-John ? poursuivit Guiscard. Je vous démasquerai l’un et l’autre comme traîtres à votre pays et à votre reine, et je vous somme de faire écrire ce que je dis, afin que je puisse signer mes déclarations avant de mourir.

— Ce serait prendre une peine inutile, répliqua le duc d’Ormond : qui pourrait ajouter foi au témoignage d’un assassin ?

— Vous êtes tous ligués ensemble, hurla Guiscard ; si vous ne voulez pas m’écouter, alors envoyez chercher un prètre ; c’est à lui que je ferai ma confession.

— Laissons plutôt parler ce misérable, observa le comte de Rochester (qui, on doit se le rappeler, était l’adversaire de sir Harley), car on pourrait dire plus tard que nous avons étouffé ses révélations.

— Je suis tout à fait de votre avis, milord, dit Harley ; qu’un des secrétaires écrive la déclaration de cet homme.

— Ne vous mélez plus de rien, interrompit Bussière ; de telles agitations peuvent retarder votre rétablissement et mettre votre vie en question.

— Soyez raisonnable, Harley, observa Saint-John.

— Non, répondit l’autre, je veux entendre ce qu’il dira ; je me sens bien, maintenant. Parlez, prisonnier ; de quoi m’accusez-vous ? »

Guiscard ne répondit pas.

« Pourquoi ne répondez-vous pas, misérable ? demanda le comte de Rochester.

— Cela lui est impossible, milord, répliqua Bussière, il est évanoui. Il s’écoulera quelque temps avant qu’il puisse revenir à lui, et je doute même qu’il soit alors en état de répondre.

— S’il en est ainsi, monsieur, rester ici plus longtemps serait inutile, repartit Harley. Saint-John, veuillez vous charger d’annoncer à Sa Majesté l’attentat dont j’ai failli être victime, et assurez-la de ma part que, loin de déplorer cet accident, je me réjouis au contraire d’avoir eu ainsi l’occasion de lui prouver ma fidélité. Si je n’étais pas dévoué à la reine, ses ennemis ne m’attaqueraient pas de la sorte.

— Je remplirai fidèlement votre message, répondit Saint-John, et je suis persuadé que la reine sera aussi pénétrée de votre attachement à sa personne que nous le sommes de votre courage. »

Un moment après, Harley, aidé par Bussière et par le duc d’Ormond, entra dans la chaise qu’on avait apportée jusque dans l’appartement, et on le transporta chez lui.

Bussière s’occupa ensuite du prisonnier : lorsqu’il eut pansé ses blessures, qui étaient fort nombreuses et très-graves, il le fit placer sur une litière et porter à Newgate, sous la garde de deux agents qui avaient reçu l’ordre de le surveiller avec vigilance, de crainte qu’il n’attentât à ses jours.

Pour remplir la promesse qu’il avait faite à Harley, Saint-John se hâta de se rendre chez la reine, afin de lui annoncer le fâcheux événement. L’excellente femme se montra péniblement affectée de cette nouvelle, et en même temps fort touchée du message de Harley. Elle exprima avec un sentiment affectueux l’espoir qu’il se rétablirait promptement et viendrait recevoir lui-même le témoignage de sa gratitude pour son dévouement.

Le lendemain, les deux chambres s’assemblèrent et rédigèrent des adresses pour manifester leur indignation de ce qu’ils appelaient l’infâme et barbare attentat commis sur la personne de M. Harley : on y suppliait la reine de donner des ordres pour que tous les papistes fussent expulsés des villes de Londres et de Westminster. Il fut ensuite décrété qu’attenter à la vie d’un conseiller privé était un acte de félonie.

Harley demeura pendant plus d’une semaine dans un état iaquiétant, car sa blessure s’était envenimée, et il ne fut entièrement rétabli qu’au bout d’un mois. Dès sa première sortie, il se rendit au palais de Saint-James pour remercier la reine, qui avait daigné envoyer fort souvent chercher de ses nouvelles à son domicile.

« Bénissons Dieu, s’écria Anne, que la malice de nos ennemis (car vos ennemis sont les miens) ait été mise en défaut ! Je saurai leur prouver que chaque démonstration de haine de leur part contre vous attirera de nouvelles faveurs sur votre personne. »

Lorsque sir Harley parut pour la première fois à la chambre des Communes, l’orateur qui se trouvait à la tribune lui adressa des félicitations sur son rétablissement, et Harley lui répondit avec une vive émotion :

« L’honneur que me fait la chambre surpasse tellement mes mérites, dit-il d’une voix tremblante, que tout ce que je pourrai faire, tout ce que je souffrirais même pour la nation dans le cours de ma vie, n’acquittera pas encore ma dette de reconnaissance pour vos bontés. Toutes les fois que je placerai ma main sur ma poitrine, je me rappellerai les remerciments que je dois à Dieu, le dévouement que j’ai voué à la reine, le zèle et la gratitude dont je suis le débiteur envers cette honorable assemblée. »

La rentrée de Harley aux affaires fut signalée par l’adoption d’un grand projet qu’il nourrissait depuis longtemps. Il s’agissait d’amortir la dette nationale et le déficit, en payant aux créanciers de cette dette six pour cent d’intérêt, et en leur accordant le monopole du commerce dans la mer du Sud ; cette invention donna, plus tard, naissance à La Compagnie de la mer du Sud. Quoique cette entreprise fût à peu près sans but, ainsi que le temps le prouva, elle était pourtant en parfaite harmonie avec l’esprit spéculatif de l’époque ; aussi fut-elle accueillie avec enthousiasme. Le bill fut adopté sur-le-champ ; on crut même avoir découvert une nouvelle mine de richesses inépuisables. En dernier lieu, fort heureusement pour Harley, juste au moment où sa popularité était arrivée au plus haut degré, son rival, le comte de Rochester, vint à mourir subitement ; aucune considération ne retenant plus désormais les penchants de la reine, elle s’y abandonna sans contrainte. Le jour anniversaire de la restauration de son oncle Charles II, elle créa Harley comte d’Oxford et de Mortimer, et lui remit le bâton de grand trésorier.

Telles furent les causes qui satisfirent enfin l’ambition de sir Harley.

Guiscard, en arrivant à Newgate, avait été jeté dans une cellule souterraine, du côté le plus affreux de la prison. L’as pect lugubre de ce cachot le frappa d’une telle horreur, qu’il conjura ceux qui le conduisaient de lui donner une autre chambre. Il refusa ensuite formellement de se coucher sur le misérable grabat qui se trouvait là. Sa position paraissait si piteuse, qu’on ne voulut pas employer la force, et on lui permit de s’étendre sur un banc jusqu’au lendemain matin. Le chirurgien qui vint le panser le trouva tellement malade, qu’il exigea que le prisonnier fût transporté sur-le-champ dans un appartement aéré, du côté de la demeure du directeur ; une fois installé là, Guiscard fut déshabillé, et alors seulement on découvrit qu’il avait une autre blessure dans le dos, laquelle, faute d’avoir été soignée, avait déjà un aspect fort grave. Aussitôt qu’elle eut été pansée, on le mit au lit, mais Guiscard souffrait trop pour pouvoir reposer. Vers le milieu du jour, un guichetier ouvrit la porte pour lui dire que sa femme désirait le voir, et une minute après il introduisit Angelica.

« Que venez-vous faire ici, madame ? demanda Guiscard avec sévérité.

— Je suis venue voir… voir si je pouvais vous être utile. J’accours ici implorer votre pardon, répliqua-t-elle d’une voix tremblante.

— Dans ce cas, vous avez pris une peine inutile, répondit-il : sortez ! et emportez avec vous ma malédiction !

— Oh ! pitié, s’écria-t-elle, pitié et pardon !

— Vous pardonner ! répéta Guiscard ; mais, sans vous, je ne serais pas où j’en suis ! Sans vous, je serais à présent le possesseur d’un hôtel magnifique, je reposerais dans un lit moelleux, je serais plein de santé et d’espérance, au lieu d’être couché sur cet affreux grabat, dans cet étroit réduit, accusé d’un crime et ne devant sortir d’ici que pour aller à la potence ! Sortez d’ici, femme maudite ! votre présence me fait mal. Puisse votre dernière heure ressembler à la mienne ! puissiez-vous mourir dans un hôpital, couverte de lèpre, objet de dégoût et de mépris pour tout le monde !

— Horreur ! s’écria Angelica. Oh ! laissez-moi sortir ! » Au moment où le guichetier lui ouvrait la porte, une autre personne entra dans la prison : c’était Bimbelot, qui, ne pouvant résister à sa curiosité, venait contempler sa victime.

« Ah ! monseigneur ! Ah ! mon cher maître ! faut-il que je vous trouve dans une situation si déplorable ! balbutia l’hypocrite valet en feignant une émotion sans bornes.

— Oh ! oh ! s’écria Guiscard en se redressant presque droit sur son lit, et en fixant le valet avec des yeux où brillait une fureur telle, que celui-ci se rapprocha de la porte ; tu es venu pour insulter à ma misère ?

— Bien au contraire, monseigneur, repartit Bimbelot en tremblant ; j’accours vous offrir mes services ; je déplore votre malheur, et je suis prêt à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour vous soulager.

— Eh bien ! fais-toi pendre au même gibet que moi, dit le marquis furieux.

— Je suis fâché de ne pouvoir vous procurer cette satisfaction, monseigneur, reprit Bimbelot ; mais il est inutile de parler de gibet à cette heure. Je vous apporte de bonnes nouvelles ; Sa Majesté vous offre votre pardon à la condition que vous ferez une confession générale.

— Infâme scélérat ! tu viens encore exercer ton hideux métier, s’écria Guiscard ; mais tu ne me tromperas plus désormais !

— Je suis votre ami, monseigneur, n’en doutez pas, répliqua le valet.

— Eh bien ! je veux bien encore une fois me fier à toi, dit Guiscard, changeant de ton ; j’ai quelque chose à te dire. Approche-toi, que je te parle à l’oreille.

— Vous pouvez avoir toute confiance, » observa Bimbelot, qui fit un signe au porte-clefs, tout en s’approchant du prisonnier.

Mais, aussitôt qu’il se trouva à la portée de Guiscard, celui-ci le saisit par le cou, l’attira sur le lit, et l’aurait étranglé bel et bien, si le guichetier n’était pas accouru au secours du pauvre diable.

Tandis qu’on l’entraînait plus mort que vif hors du cachot, le marquis fit entendre un rire de démon.

L’agitation dans laquelle il s’était mis lui fot fatale, car, peu après la scène que nous venons de raconter, le délire le prit ; il proféra d’horribles blasphèmes et d’ignobles imprécations, sans chercher à cacher la profonde terreur qu’il éprouvait en présence de la mort ignominieuse à laquelle il se croyait destiné. Il entourait son cou de ses mains, comme s’il voulait le protéger contre le contact du bourreau.

Vers le soir du même jour, lorsqu’il parut un peu plus calme, on essaya d’obtenir de lui quelques aveux ; mais il était si oppressé, grâce à la masse de sang extravasé qui remplissait sa poitrine, que non-seulement il lui fut impossible de parler, mais qu’il pouvait à peine respirer. Ses blessures étaient même devenues si douloureuses, que le chirurgien dut faire certaines opérations dans le but de le soulager. Malgré tous ces soins, Guiscard languit, au milieu d’horribles souffrances, jusqu’au milieu de la nuit du lendemain, et expira vers l’aube.

Les restes de ce misérable furent ensuite confiés aux chirurgiens qui avaient reçu l’ordre de conserver son corps. On plaça le cadavre dans un cercueil de bois de sapin, et les geûliers le firent voir pour de l’argent à tous ceux qui se montrèrent amateurs de ce hideux spectacle. Cette triste dépouille fut ensuite enterrée sans cérémonie, dans le cimetière destiné aux malfaiteurs qui meurent à Newgate.

Telle fut la fin déplorable du joyeux et charmant marquis de Guiscard, de ce dandy admiré et recherché par tous ses contemporains : la mort d’un criminel, moins la pendaison.