Traduction par Bénédict H. Révoil.
Hachette (p. 310-319).


IX


Changement et renvoi du ministère whig.


Les cabales de Harley pour renverser le ministère whig avaient donc réussi au gré de ses désirs, et le cabinet de la reine se montra consterné en apprenant la nomination inattendue du duc de Somerset à la charge de lord-chambellan, en remplacement du comte de Kent, auquel on paya sa retraite en lui donnant un duché ; la destitution de Sunderland, en dépit des efforts de ses collègues et de la duchesse de Marlborough pour le maintenir à son poste, avait aussi fort étonné ; mais le coup de grâce fut la disgrâce de Godolphin, qui, ayant quitté la reine le soir, en apparence sur un pied d’amitié avec elle, reçut de Sa Majesté, le lendemain matin, une lettre lui annonçant qu’elle n’avait plus besoin de ses services, et qu’il pourrait briser en deux son bâton de commandement au lieu de le remettre en personne à Sa Majesté, suivant la coutume. On lui promit alors une pension de retraite de quatre mille livres par an ; mais cette pension ne fut jamais payée ni réclamée par le fler trésorier, quoique, à vrai dire, il eût grand besoin d’argent.

Lord Poulet fut installé sur-le-champ à la trésorerie ; mais par le fait sir Harley exerça le pouvoir réel. On fit alors des propositions d’alliance à ceux des ministres whigs qui étaient encore en fonctions ; mais ceux-ci les rejetèrent avec indignation, car ils supposaient que les tories ne pourraient pas gouverner, puisqu’ils n’avaient pas la confiance de la nation. La reine n’eut donc pas d’autre alternative que celle de renvoyer tous les whigs et de dissoudre le parlement.

Le résultat de cette dernière mesure prouva l’habileté des calculs de sir Harley. Jusqu’alors la junte avait été en possession du droit de diriger la chambre des Communes, et elle comptait sur le concours de cette chambre pour entraver les mesures prises par le nouveau ministère, afin de reconquérir par ce moyen son pouvoir perdu ; mais la convocation d’un nouveau parlement les détrompa, car elle était la preuve d’une grande préférence pour les tories.

Les whigs avaient été partout humiliés et battus. On leur reprochait à tous propos la récente mise en accusation dont ils avaient été l’objet. Ceux qui avaient voté en leur faveur étaient chaque jour en butte à des insultes et à des menaces de la part de la populace, et le nom du docteur Sacheverell était le mot de ralliement de leurs adversaires. Comme on le voit, le nouveau parlement éloignait, pour le moment du moins, tout danger du ministère tory.

On compléta, avant les élections, toutes les nominations ministérielles. Saint-John fut nommé secrétaire d’État ; le duc d’Ormond, lord lieutenant d’Irlande ; le comte de Rochester, président du conseil, et le duc de Buckingham, grand maître de la maison de la reine. On s’occupa même d’autres motions inutiles à rapporter.

Le cabinet une fois composé de la sorte commença ses opérations ; et, soutenu comme il l’était par la reine, il présentait de raisonnables garanties de durée. Ses actes furent d’abord empreints d’énergie et d’ensemble, et l’opposition hautaine et peu scrupuleuse qu’il rencontra ne fit qu’ajouter à sa force.

Bientôt cependant on vit s’élever des jalousies et des dissensions entre les nouveaux venus, et le parti tombé conçut l’espoir que la combinaison qui lui avait été si fatale serait promptement désorganisée.

Sir Harley n’avait pourtant pas encore atteint le but de son ambition, et, à cette heure, au moment où il n’avait plus qu’à étendre la main pour saisir ce qu’il convoitait, le bâton de trésorier, deux rivaux se présentèrent, qui menaçaient de le lui enlever. Ces rivaux étaient le comte de Rochester et Saint-John. Il existait entre sir Harley et Rochester une vieille inimitié, qui, tout en étant apaisée pendant quelque temps, s’était depuis peu ravivée dans toute son amertume originelle. Rochester se croyant en droit, eu égard à sa longue expérience, à son attachement éprouvé pour l’Église, et à sa parenté avec la reine {il était son oncle maternel), de prétendre au poste le plus éminent du gouvernement, avoua hautement ses prétentions, et Anne était trop indécise et trop timide pour lui répondre par un refus formel.

D’autre part, Saint-John, fort de ses talents supérieurs, et mécontent d’obéir, se sentant maître du parti jacobite et du parti tory, résolut de ne plus occuper un poste subordonné dans le cabinet, et il signifia nettement cette résolution à mistress Masham, à laquelle il rendait en secret des soins assidus.

Comme on le voit, Harley se trouvait menacé de ne point atteindre le but qu’il avait si ardemment désiré, lorsqu’un événement, qui en apparence le mit dans le plus grand péril, devint la cheville ouvrière de l’accomplissement de ses désirs. Pour expliquer convenablement ce qui se passa, il est nécessaire de retourner un peu en arrière.

Certaine nuit, environ six mois après le jugement de Sacheverell, un homme sortit précipitamment de Little-Man’s Coffee-House, lieu reconnu pour être un repaire de filous. Il tenait un sabre à la main, et se dirigea comme un furieux vers Pall-Mall ; une demi-douzaine d’individus, armés comme lui, le poursuivirent jusqu’à Hay-Market, mais arrivés là ils le perdirent de vue, et, après avoir attendu quelques minutes, rebroussèrent chemin.

— Bah ! laissons-le aller, dit l’un de ces hommes aux autres : nous savons bien où le retrouver. Si les blessures du major sont mortelles…

— Le major lui a gagné plus de cinq mille guinées, observa un autre. Ainsi, s’il a attrapé quelque mauvais coup, il a les moyens d’acheter des remèdes pour guérir ses plaies.

— Il a joué carreau tout le temps. Il est facile de voir que le major vole au jeu, remarqua en riant un troisième. Du reste, le marquis a fait sauter la coupe, il a triché et dirigé le dé à chaque coup ; il eût donc eu mauvaise grâce, en conscience, de s’offenser que le major se servit d’un dé pipé.

— Tout cela ne serait rien si le marquis avait un bon caractère, fit un quatrième ; mais, dès qu’il perd, il met l’épée à la main, et le major n’est pas le seul qu’il ait traité en ennemi.

— Dieu nous garde du marquis ! reprit le premier ; je suppose que pour cette fois nous en sommes débarrassés : il est positivement ruiné.

— Bah ! c’est un drôle si habile que je ne serais nullement étonné qu’il trouvât un nouveau moyen de conjurer la destinée, dit un troisième.

— Il se vendrait au diable pour cela, bien certainement, remarqua le premier, si mons Satan voulait l’acheter ; mais retournons auprès du major, il s’agit de lui porter secours. » Dès que le marquis de Guiscard, car c’était lui, s’aperçut que la poursuite avait cessé, il s’avança hors de la petite ruelle près de Hay-Market, où il s’était abrité, et, sortant de sa cachette, il retourna chez lui à pas lents ; sa démarche était chancelante comme celle d’un homme ivre, et il proférait de temps à autre un blasphème tout en se frappant le front à poing fermé.

Quand il arriva chez lui, Bimbelot, qui lui ouvrit la porte, fut épouvanté des regards farouches de son maître, qui arracha un flambeau des mains du valet terrifié, s’élança sur l’escalier, entra dans sa chambre, et, revenant presque aussitôt sur le carré, l’appela d’une voix élevée et colère :

« Bimbelot ! où est ta maîtresse, animal ? Est-elle rentrée ?

— Non, monseisneur, répondit le valet. Madame est allée au bal masqué, et vous savez, monsieur le marquis, que le bal finit ordinairement vers quatre ou cinq heures du matin. »

Le marquis poussa une exclamation de fureur, rentra dans sa chambre, et, se jetant sur une chaise, ensevelit son visage dans ses mains. Il demeura ainsi pendant assez longtemps, plongé dans les réflexions les plus amères.

À la fin, il se leva et arpenta l’appartement avec agitation, en se parlant à lui-même.

« La honte et la misère m’attendent. Que vais-je faire ? disait-il. Sot ! insensé que je suis, d’avoir risqué tout ce que j’avais au monde avec des aigrefins ! Ces drôles m’ont plumé ; et demain, ma maison et tout ce qu’elle contient sera saisie par l’impitoyable juif Salomon, qui me traque comme une bête fauve. La suppression de la pension de cent ducats par mois que je reçois des États de Hollande, le licenciement de mon régiment, et par conséquent la perte de ma paye, les folles dépenses de cette femme que j’ai eu la sottise d’épouser pour l’appât de mille guinées que sir Harley m’a comptées et dont elle a depuis trois fois dissipé le montant, l’insuccès de tous mes plans, la mort de mon ami dévoué, le comte de Briançon : toutes ces calamités m’ont réduit dans un tel état, que j’ai commis la folie de risquer le reste de ma fortune sur un dernier coup de dé ; et maintenant, j’ai tout perdu. Quelle absurdité d’avoir joué avec un escroc ! En tout cas, si le misérablé m’a volé, il ne vivra pas assez longtemps pour jouir de mes dépouilles. »

Et, poussant un rire sauvage, le marquis se rassit et cessa de parler. À vrai dire, ses pensées étaient trop lugubres pour qu’il pût rester longtemps tranquille. Il se leva donc une seconde fois.

« Il faut tenter quelque chose ! s’écria-t-il d’une voix rauque : mais quoi, quoi ?… Demain, les débris de ma fortune seront saisis, et Salomon me fera jeter en prison. Ah ! si je fuyais ! j’ai la nuit entière devant moi. Hélas ! pour fuir il faut en avoir les moyens ; et comment me les procurer ? N’y a-t-il rien ici que je puisse emporter ? Mes tableaux ont disparu avec mon argenterie et tout ce qui avait de la valeur. Ah ! il me reste encore les bijoux que Saint-John avait donnés à Angelica ! Elle les a. Ces bijoux me sauveront. Le collier seul à coûté trois cents guinées. En supposant que je n’en retire que le tiers de la somme, cela me suffira pour vivre jusqu’à ce que la veine me favorise encore ; et puis, je recevrai de l’argent de France. Ah ! ah ! je ne suis pas encore tout à fait perdu. Je disparaîtrai pendant quelque temps, pour reparaître ensuite avec plus de splendeur. »

S’abandonnant à ces espérances, le marquis s’approcha d’une armoire placée auprès du lit ; il en ouvrit la porte, en tira un écrin qui n’était point fermé. Cet écrin était vide !

« Les bijoux n’y sont plus ! Elle m’a volé ! s’écria-t-il. Que la peste étouffe la carogne ! Mon dernier espoir est donc anéanti ! »

Transporté de rage et de désespoir, le marquis perdit la tête ; il s’empara d’un pistolet appendu près du lit, le posa près de sa tempe et se disposait à lâcher la détente, lorsque Bimbelot, qui était aux aguets depuis plusieurs minutes, s’élança vers lui et le conjura de ne point se tuer.

« Je sais bien que vous êtes ruiné, monseigneur, s’écria le valet, mais votre mort ne raccommoders rien.

— Animal ! s’écria le marquis furieux ; sans ta stupide intervention, tous mes ennuis seraient terminés. Pourquoi vivrais-je ?

— Pour nourrir l’espoir de voir luire de meilleurs jours, reprit Bimbelot ; la fortune peut encore vous sourire.

— Non, non, la cruelle m’a pour toujours abandonné, s’écria le marquis ; je ne lutterai pas davantage. Laisse-moi, Bimbelot, laisse-moi.

— Attendez seulement à demain, monseigneur, et je suis persuadé que vous changerez d’avis, continua Bimbelot. En tout cas, vous aurez toujours la ressource d’employer votre moyen extrême.

— Eh bien ! répondit Guiscard en désarmant son pistolet, j’attendrai jusqu’à demain, ne fût-ce que pour dire son fait à ma perfide épouse.

— Laissez-la plutôt régler ses comptes toute seule, riposta Bimbelot. Si monseigneur voulait m’écouter, il quitterait cette maison pour quelque temps, et vivrait dans la retraite, jusqu’à ce qu’il ait trouvé un expédient propre à faire prendre patience à ses créanciers.

— Ah ! mon bon serviteur, tu ranimes un peu d’espoir dans mon cœur, répondit Guiscard. Je partirai demain matin, avant que personne ne soit levé ; tu m’accompagneras,

— Je ne vous quitterai pas, monseigneur, répondit Bimbelot. Du reste, nous n’avous pas la crainte de déranger personne, car tous les domestiques sont partis.

— Partis ! s’écria Guiscard.

— Oui, monseigneur, repartit Binsbelot ; je crois qu’à l’exemple des rats ils ont pressenti le moment où la maison allait crouler ; ils sont tous partis ce soir, et certes, ils n’avaient pas les mains vides, que je sache. Mistress Charlotte, après avoir habillé Mme la marquise pour la mascarade, a procédé à son tour à sa toilette ; ensuite elle a fait ses paquets, les a placés dans une voiture et s’en est allée dans le même véhicule.

— Que le diable l’emporte ! s’écria le marquis.

— Seul de tous je suis resté, poursuivit l’hypocrite, parce que, mon cher et noble maître, je n’ai pas voulu vous abandonner dans votre détresse.

— Tu ne te repentiras pas de ton dévouement ; puissent de meilleurs jours luire pour nous, Bimbelot ! ajouta Guiscard avec émotion.

— Vous avez un excellent moyen de réparer promptement votre fortune, monseigneur, dit Bimbelot. Puisque nous voici à Londres, vous pouvez épier avec vigilance ce qui se passe à la cour d’Angleterre. Notre digne monarque Louis le Grand saura bien payer les secrets importants.

— Ah ! c’est qu’il ne s’agit pas seulement de découvrir des secrets, il est bien plus difficile de les transmettre, avec de l’argent tout est facile, mais quand on n’en a pas…

— Autrefois, monseigneur n’avait pas l’habitude de reculer devant les obstacles, insinua Bimbelot.

— Je ne recule pas non plus maintenant, repartit le marquis ; je suis décidé aux expédients les plus extrêmes pour relever ma fortune. Demain je demanderai à Harley et à Saint-Jobn de m’assister dans ma détresse, et, s’ils me refusent, je les forcerai à céder, ne fût-ce que par peur.

— Je vous reconnais bien là, monseigneur, reprit le valet.

— Bien ! bien ! Je vais tâcher de me reposer quelques heures, ajouta Guiscard en se jetant sur le lit ; je chercherai ensuite un lieu de refuge pour toi et pour moi. Viens me réveiller une heure avant le jour.

— Vos ordres seront exécutés, monseigneur, répondit le valet. Si par hasard Mme la marquise rentrait, que faudrait-il faire ?

— Il sera assez temps de s’occuper d’elle lorsqu’elle sera venue, répliqua Guiscard. Tu la feras entrer ici.

— Monseigneur ne la maltraitera pas ? demanda le valet.

— Ne crains rien, répondit Guiscard ; et maintenant laisse-moi, je serai plus calme lorsque j’aurai dormi quelque temps. »

Bimbelot, en descendant, entra dans une chambre où Sauvageon était commodément établi en tête-à-tête avec une bouteille de bordeaux.

« Je suis arrivé à temps, dit le valet à son camarade. Il allait dire adieu à la vie sans crier gare, et cela n’aurait pas fait notre affaire.

— Mais non ! pas le moins du monde ! fit Sauvsgeon en vidant son verre. Et que fait-il en ce moment ?

— Il se repose, répondit Bimbelot ; nous ne perdrons pas la récompense que M. Harley nous a promise pour lui donner la preuve des secrètes menées de notre marquis. Avant peu il aura tout cela en mains. »

Au moment où le valet de chambre prononçait ces paroles, un coup de marteau très-fort fit résonner la porte d’entrée.

« Sarpejeu ! s’écria Bimbelot, c’est Mme la marquise : elle rentre plus tôt que de coutume, quel malheur ! »

Ce disant, Bimbelot courut à la porte, et s’étant assuré que c’était bien la marquise, il introduisit sa maîtresse avec cérémonie comme si de rien n’était, et l’éclaira jusqu’en haut, en prenant toutefois la précaution d’ordonner aux porteurs de la chaise d’attendre son retour.

Angelica entra dans une chambre qui donnait sur le palier. Elle jeta son masque et ôta son domino de soie rose, qui recouvrait une magnifique robe de brocard blanc : sa tête était coiffée d’un chapeau de fantaisie à l’espagnole, relevé au moyen d’une agrafe de diamants et orné de plumes d’autruche. La marquise était beaucoup plus grasse qu’autrefois, ses traits même avaient grossi, mais elle était toujours fort belle.

« Envoyez-moi Charlotte, dit-elle en s’asseyant sur une chaise.

— Mistress Cherlotte n’est pas rentrée, madame, fit Bimbelot.

— Pas rentrée ! s’écrie Angelica. Comment a-t-elle osé sortir sans ma permission ? Je la renverrai demain. Envoyez-moi Dacoson alors.

— Mistress Dacoson est aussi partie, répliqua Bimbelot. Du reste, toutes les femmes sont parties ; mais j’offre mes services à madame, si je puis lui être utile.

— Vos services ! s’écria Angelica en tressaillant. Juste ciel ! voilà de l’impudence, ou je ne m’y connais pas ! Un valet qui offre de faire l’office de femme de chambre ! Sortez sur-le-champ, drôle ! Le marquis sera instruit de votre audace.

— Le voici lui-même, » dit Bimbelot en ricanantavec malice.

Et il s’effaça pour faire place à Guiscard, qui entrait.

« Que signifie ceci, marquis ? s’écria Angelica. Avez-vous donc renvoyé les domestiques ?

— Ils se sont congédiés eux-mêmes, répondit froidement Guiscard ; ils ont découvert que j’étais ruiné, et alors ils sont partis.

— Ruiné ! s’écria Angelica. Grand Dieu ! Un flacon ! des sels, je me trouve mal !

— Non, madame, vous ne vous évanouirez pas, répliqua sèchement le mari. Écoutez-moi. Notre ruine peut être retardée pendant quelque temps, peut-être même évitée tout à fait, par la vente des bijoux que vous aviez en quittant Saint-John ; donnez-les moi sur-le-champ, et dépêchons surtout.

— Il m’est impossible de vous les donner, fit Angelica en sanglotant.

— Pourquoi cela ? demanda fièrement Guiscard.

— Parce que… parce que je les ai engagés pour cent guinées chez Salomon le juif, répondit-elle.

— Il ne vous a pas donné le demi-quart de ce qu’ils valent, hurla Guiscard en grinçant des dents ; mais n’avez-vous pas d’autres joyaux ?

— Rien que cette boucle de diamants, et je ne m’en séparerai pas, répliqua Angelica.

— Vous me la refusez ? demanda le mari.

— Oui ! répondit-elle hardiment.

— C’est ce que nous allons voir, fit le marquis, qui, lui enlevant le chapeau, en arracha la boucle.

— Je ne vous cache pas, marquis, que je suis charmée de ce que vous venez de faire là, fit Angelica ; votre brutalité m’autorise enfin à vous quitter.

— Ne vous donnez pas la peine, madame, de trouver une excuse à votre abandon, je vous en prie, observa amèrement le marquis ; ma ruine est un prétexte suffisant. Je ne m’attendais pas à ce que vous restassiez avec moi, et je le désirerais peu. Je ne doute pas que vous n’ayez, près d’ici, quelqu’un tout prêt à vous recevoir.

— Ceci me regarde, marquis, répliqua-t-elle ; pourvu que je ne vous importune pes, vous n’avez pas à vous inquiéter de moi.

— Oh ! sans aucun doute, riposta Guiscard en saluant sa femme. Nous nous séparons donc pour toujours, et rappelez-vous, dans le cas où vous auriez du penchant pour un nouveau mariage, que notre union peut être aussi facilement annulée qu’elle a été contractée.

— Je ne l’oublierai pas, répondit-elle ; mais j’ai assez du mariage pour le moment. Et maintenant, bonsoir, marquis. Je serai partie avant votre lever demain matin. Je vous quitterais volontiers sur-le-champ, mais…

— La chaise de madame attend encore, fit Bimbelot, en entrant dans l’appartement.

— Ah ! quel heureux hasard ! s’écria Angelica ; en ce cas, je vais m’en aller tout de suite. Dites aux porteurs de me conduire chez M. Salomon, dans Threadneedle-Street. C’est très-loin, mais ils seront largement payés.

— Faites mes compliments à M. Salomon, madame, ajouta le marquis avec ironie ; et dites-lui que, comme il est déjà possesseur de toutes mes richesses, vous comprise, qui êtes la plus importante, j’espère qu’à l’avenir il me témoignera plus de considération qu’il ne l’a fait jusqu’à présent.

— Je ne manquerai pas de faire votre commission, fit Angelica. Adieu, marquis ! » Et la marquise de Guiscard descendit l’escalier en sautillant, suivie de Bimbelot, qui ne la quitta point jusqu’au moment où elle fut installée dans ja chaise à porteurs.