VIII


Jugement rendu contre la docteur Sacheverell. Conséquences de cet arrêt.


Le lendemain matin, les troupes royales stationnèrent à Saint-Jaines et à Whitehall, tandis que les milices bourgeoises restèrent sous les armes auprès de Westminster. On plaça çà et là des détachements de la troupe de ligne, et la chambre des Communes ayant présenté à la reine une adresse dans le but de demander qu’on prit des mesures efficaces pour éviter de nouveaux tumultes, on publia à cet effet une proclamation, par laquelle on promettait une récompense à ceux qui dévoileraient le nom des perturbateurs et des instigateurs des troubles.

Ces mesures vigoureuses forcèrent Sacheverell à renoncer à son char de triomphe ; il se contenta d’une simple chaise à porteurs dans laquelle il se transportait journellement à Westminster-Hall, presque incognito et sans cortége.

Le procès s’était prolongé une semaine et le conseil de la défense avait répondu aux différents articles de la mise en accusation, lorsque Sacheverell prononça le discours qui avait été composé pour lui par Atterbury, Smallridge et Friend, et revu par Harcourt et par Phipps : il le déclama avec entraînement et avec conviction. Ce discours éloquent produisit sur la plupart des auditeurs une profonde impression.

La reine elle-même parut fort émus. Il importait peu que le discours fût diamétralement opposé aux doctrines invoquées par la mise en accusation, il importait peu qu’il fût audacieux et qu’on le prît au fond pour une artificieuse répétition des opinions déjà émises par l’orateur ; ce qu’il fallait, c’est qu’il fût approprié à la circonstance et qu’il décidât de l’issue du procès.

Les critiques les plus sévères s’étonnèrent du profond et rare savoir qui se trouvait déployé dans cette défense, tandis que les esprits superficiels se sentirent électrisés et vaincus par la puissance de ce pathos extraordinaire : les gens sérieux applaudirent avec impartialité, et les cœurs tendres ne purent s’empêcher de verser d’abondantes larmes.

La publication de ce discours, qui fut simultanée, porta aux nues la popularité du docteur. On commença généralement à espérer ou qu’il serait honorablement acquitté, ou que la punition qu’on lui infligerait serait asser douce pour équivaloir à un acquittement.

Ce qu’il y a de certain, c’est que le parti du haut clergé devina son triomphe, et dès lors son exaltation ne connut plus de bornes ; on improvisa des festins dans les tavernes et dans les cafés fréquentés par les tories ; les convives y faisaient de copieuses libations, se réjouissant par avance de la chute présumée des whigs, et se félicitant l’un l’autre avec enthousiasme de la brillants attitude de leur apôtres. On eut même à réprimer certains troubles nocturnes dans les rues ; mais le lendemain matin, les perturbateurs ayant manifesté une contrition sincère lorsqu’ils furent à jeun, les autorités se montrèrent indulgentes pour eux. Quelques attroupements se renouvelèrent encore dans les alentours du Temple et de Westminster-Hall : mais, comme les émeutiers se tinrent sur la réserve, on les laissa se disperser d’eux-mêmes.

Tout le temps que dura cette célèbre affaire, on remarqua parmi les basses classes du peuple une étrange unanimité d’opinion : tous, comme un seul homme, avaient épousé la cause de Sacheverell ; tous avaient flétri sa mise en accusation comme un acte injuste et hostile à l’Église, et tous avaient prodigué à ses persécuteurs les épithètes les plus outrageantes.

Le procès tirait donc à sa fin ; mais comme l’accusateur public, en répondant aux défenseurs du docteur, injuria ce dernier avec véhémence, l’indignation de la foule fut telle que, sans les précautions extrêmes qui avaient été prises, rien n’aurait pu empêcher une émeute plus terrible que la première.

Le peuple ne se montra pas seul intéressé à cette controverse qui devint le texte de conversation général de toutes les classes de la société. La plus fièvreuse anxiété régnait dans la capitale et dans les principales villes de province. Les affaires publiques étaient totalement suspendues, et on attendait avec impatience la clôture des débats, comme le seul moyen de mettre un terme à la fermentation générale de la nation.

La dernière séance du procès eut lieu le 20 mars. Quand les deux parlements furent entrés en séance, le chancelier général, ayant dépouillé les votes des lords, déclara Sacheverell coupable, à une majorité de dix-sept voix.

On voulut alléguer l’incompétence, mais cette proposition fut rejetée, et le jour suivant l’arrêt fut prononcé.

Il portait : que Sacheverell s’abstiendrait de prêcher pendant trois ans, et que son discours serait brûlé devant Royal-Exchange par la main du bourreau, en présence du lord-maire et de ses shériffs.

Cette sentence toute bénigne, qui montrait jusqu’à l’évidence la faiblesse des ministres, fut reçue par les adversaires du cabinet, comme aussi par le peuple, avec les démonstrations non équivoques d’une vive satisfaction. Dans plusieurs tavernes, on distribua gratuitement des liqueurs à la foule ; des groupes nombreux, composés des partisans du haut clergé, se promenèrent dans les rues, portant des branches de chêne enroulées à leurs chapeaux, et vociférant des chants d’actions de grâces, composés en l’honneur de la délivrance de leur champion.

On alluma des feux de joie au coin des rues, et la foule s’amassait tout autant pour boire à la santé du docteur et à son heureuse délivrance ; à cet effet, quelques généreux tories avaient fait don au peuple de grandes tonnes d’ale, et les passants étaient forcés de trinquer avec eux.

Les maisons furent illuminées dès que vint la nuit, et ceux qui se refusèrent à suivre l’exemple général virent les vitres de leurs fenêtres brisées par le peuple, dont l’ivresse et la rébellion ne connaissaient plus de bornes.

On essaya en plusieurs endroits de disperser les rassemblements et d’éteindre les feux ; mais, soit que la milice bourgeoise fût intimidée, soit qu’elle ne se souciât pas de mettre ces ordres à exécution, ce qu’il y a de certain, c’est que les excès de la populace ne furent point combattus, et que les rues continuèrent à être encombrées jusqu’à une heure fort avancée. Quelques retardataires, trop ivres de vin pour pouvoir se défendre, furent saisis et conduits au corps de garde ; mais on les relâcha le lendemain matin, en leur adressant une simple réprimande sur leur intempérance.

À Pall-Mall, presque en face de Marlborough, on avait allumé un grand feu autour duquel plusieurs centaines de personnes étaient réunies, et on leur avait distribué force liqueurs.

Quand ces gens-là se furent égosillés pendant quelque temps à crier : « Vive Sacheverell et les tories ! » ils commencèrent à vociférer contre les ministres, et, excités sans doute par des agents d’Harley qui s’étaient glissés parmi eux, ils poussèrent trois grognements pour le duc de Marlborough, et un quatrième pour la duchesse.

Au même instant, et comme si la chose avait été convenue à l’avance, deux hommes parurent sur le lieu du désordre attelés à une chaise à porteurs : ils expliquèrent leur intention, la foule leur fit place, et ils s’arrétèrent tout près du feu. On ouvrit alors la chaise, et un des hommes qui avait l’air d’un valet, et qui pourtant était vêtu des habits de son maître, exhiba aux yeux de la foule un mannequin affublé d’une perruque de crin, d’une robe écarlate en loques et d’un masque hideux ; il avait le cou entouré de papier, et tenait un bâton blanc à la main.

« Voici le lord-trésorier d’Angleterre, le comte de Godolphin ! » hurla cet homme, avec un accent français tellement prononcé, qu’on crut généralement qu’il affectait d’imiter un mounseer.

Un bruyant éclat de rire accueillit ces paroles, et plusieurs voix hurlèrent ces mots : « Au feu ! au feu !

— On l’y jettera tout à l’heure, répliqua le drôle ; mais avant, permettez-moi de vous montrer son camarade.

— Le voilà ! s’écria l’autre porteur, un grand diable fort maigre emmaillotié dans une large casaque d’uniforme, et dont le nez et le menton ressemblaient fort à un case-noisette. Regardez-le ! répéta-t-il, exhibant un autre mannequin au masque ridiculement féroce, couvert d’un habit militaire rapé, d’un chapeau galonné et chaussé d’une paire d’énormes bottes à genouillères. Voici le général en chef, le grand Malbrook ! continua l’homme au grand nez en montrant l’effigie aux spectateurs, qui lui répondirent par de joyeuses clameurs, mêlées pourtant de quelques signes de désapprobation ; ce sont les mêmes bottes qu’il portait à… »

Un mouvement insolite qui se fit dans la foule interrompit ce discours, et une voix de stentor s’écria : « C’est un mensonge, un mensonge infernal ! ce ne sont pas ses bottes ! »

Et, tout en disant ces mots, Scales se précipita sur le lieu de la scène, suivi de Proddy. Le sergent avait vu ce qui se passait du haut du perron de Marlborough-House, et s’était déterminé, malgré le péril de l’entreprise, à mettre un terme à ces grossières insultes.

Aussitôt que Scales fut parvenu près de la chaise à porteurs, il arracha le mannequin des mains de l’homme qui le tenait, et le foula aux pieds.

« Honte à vous ! s’écria-t-il en s’adressant au peuple ; est-ce ainsi que vous traitez le défenseur de votre pays et le vainqueur de vos ennemis ? Est-ce ainsi que vous honorez celui qui a remporté les victoires de Blenheim et de Ramillies ?

— Qui êtes-vous, pour nous parler ainsi ? observa quelqu’un.

— Qui je suis ? répondit le sergent. Je suis un homme quni a le droit de parler, parce qu’il a suivi le duc dans toutes ses campages ; un homme qui a versé son sang à ses côtés sur les champs de bataille, et qui le verserait volontiers pour lui-même ; un homme qui eût cent fois mieux aimé tomber sur le champ de bataille de Malplaquet que de vivre assez longtemps pour voir son général aussi grossièrement insulté par coux qui lui doivent honneur et respect.

— Si ces paroles ne touchent pas vos cœurs, c’est qu’ils sont plus durs que des pierres de taille, s’écria Proddy, en s’essuyant les yeux ; n’êtes-vous donc pas de vrais Anglais, vous qui permettez à deux canailles de mounsers, à des mendiants, d’insulter de cette manière votre illustre général et son ami le lord-trésorier ? Si vous n’avez pas honte de votre conduite, moi j’en rougis pour vous.

— Des canailles de mounsers ! remarqua un de ceux qui étaient présents. Eh quoi ! prétendez-vous que ces deux manants en guenilles sont Français ?

— Mais certainement ! répondit Proddy ; ce sont aussi positivement des Français que moi je suis le cocher de Sa Majesté.

— Grand Dieu ! C’est monsieur Proddy en personnel s’écrièrent plusieurs personnes ; nous le connaissons tres-bien.

— Je voudrais que vous me connussiez encore mieux et que vous fissiez en sorte d’imiter mes manières, repartit le cocher ; car alors vous agiriez autrement. Voyez comme ces deux poltrons tremblent de frayeur ! Est-ce à de pareils hommes qu’il faut permettre d’insulter le duc de Marlborough ?

— Non, non, crièrent cent personnes à la fois. Nous ne savions pas que ces deux hommes étaient des Français. Nous vous demandons bien pardon, monsieur Proddy, de ce que nous avons fait. Nous avons eu tort, grand tort !

— Ce n’est pas à moi qu’il faut demander pardon, reprit Proddy, c’est au duc. Montrez que vous regrettez d’avoir agi de la sorte en vous conduisant mieux à l’avenir.

— Nous n’y manquerons pas, répliquèrent les gens plus proches de Proddy ; que pourrions nous faire pour vous être agréables ?

— Criez trois fois : Vive le duc ! et puis donnez une bonne leçon à ces misérables, » répondit le cocher royal.

Trois formidables acclamations suivirent l’allocution du cocher, et les deux Français, atterrés à la vue du changement qui s’était opéré dans les dispositions de la foule, profitèrent d’une occasion qu’ils crurent opportune pour essayer de s’échapper.

« Arrêtez-les ! hurla le sergent. Arrêtez-les !

— Nous les tenons ; ne craignez rien, » dit un des assistants. Bimbelot et Sauvageon implorèrent en vain ceux qui s’étaient emparés d’eux : on ne voulut point leur rendre la liberte.

« Épargnez-moi, de grâce, criait piteusement Bimbelot. J’adore le grand Malbrook.

— Faites donc attention à cet ignoble baragouin, observa un porteur d’eau ; que nous sommes bêtes de ne pas avoir plus tôt deviné qui ils étaient !

— Je suis tout à fait de votre avis, l’ami, observa Proddy, avec un malin sourire.

— Qu’allons nous faire d’eux ? demanda un charbonnier. Il faut les jeter au milieu du feu.

— Coupons-les en morceaux ! s’écria un boucher.

— Pétrissons-les à mort ! proposa un boulanger.

— Non ! non ! soyez cléments, et pendons-les ! hurla un garçon tailleur.

— Pitié, pour l’amour de Dieu ! » criait Sauvageon. Le cocher détourna la tête avec dégoût.

« Je vais vous dire ce que nous allons en faire, fit Scales en s’adressant à ceux qui l’entouraient. Le valet va endosser ces guenilles-là, et il indiquait l’effigie du duc, et le caporal s’affublera de celles de l’autre. »

La proposition fut accueillie avec enthousiasme, et on se prépara à la mettre à exécution. Les mannequins furent dépouillés ; on arracha aux deux Français les habits qui les recouvraient, et on les couvrit des haillons apportés par eux. Puis on leur appliqua sur le visage les masques dont nous avons parlé, et de cette manière les drôles avaient bien plus l’air d’épouvantails que les véritables effigies.

Bimbelot excita des rires tout particuliers. Les vieilles bottes à l’écuyère, où ses petites jambes étaient enserrées, lui montaient jusqu’aux hanches ; la houppelande placée sur ses épaules ressemblait à un sac, et le grand chapeau retombant jusqu’aux épaules menaçait de l’étouffer. Sauvageon n’était pas moins ridicule.

Ainsi costumés, on hissa les deux drôles au sommet de la chaire, et ils y restèrent exposés aux huées de la multitude, qui, après leur avoir lancé toutes sortes de projectiles, proposa enfin de les jeter au feu.

On eùt probablement accompli cette menace ; mais le sergent et Proddy s’interposèrent. À vrai dire, ils ne purent empêcher la foule de leur attacher par derrière des pétards auxquels on mit le feu ; puis, alors seulement, on leur permit de s’enfuir, et ils parvinrent à s’échapper au milieu d’une grêle de charbons ardents qu’on lança sur eux.

Ainsi finit le procès du docteur Sacheverell, et cette affaire, comme l’avaient calculé ceux qui en avaient été les instigateurs, aplanit le chemin pour la dissolution du ministère.

La popularité des whigs ne se releva pas du coup qui lui avait été si habilement porté ; ils luttèrent cependant encore ; mais c’est à dater de cette époque que leur faveur commença à décliner.

Six semaines après la conclusion de son affaire, le docteur Sacheverell entreprit un voyage dans les provinces, et on le reçut partout avec des démonstrations de joie extraordinaires. À Oxford, ses collègues le fétèrent avec magnificence, et, après être resté une quinzaine de jours dans cette ville, il alla à Bunbury et à Warwick, où il fut également bien reçu.

Mais ce fut à Bridgenorth qu’on lui rendit les plus grands honneurs. Lorsqu’il approcha de la viile, il rencontra M. Creswell, riche gentilhomme du voisinage, attaché au parti jacobite, qui était venu l’attendre en compagnie d’une cavalcade nombreuse et d’un cortége de gens à pied, composé de plusieurs milliers de personnes. La plupart de ces gens-là portaient sur la poitrine des cocardes blanches brodées d’or, et des feuilles de laurier à leurs chapeaux. La route était couverte de spectateurs, et, pour compléter l’effet de la procession, les haies étaient ornées de fleurs dans un parcours d’environ deux milles. Les clochers des églises avaient été pavoisés d’étendards, et les cloches sonnaient à toute volée.

Telle fut la dernière scène de triomphe que le docteur Sacheverell eut à mentionner dans l’histoire de sa vie.