VII


Scales et Proddy réussissent à eux seuls à dissiper l’émeute et à arrèter les chefs de la rébellion.


La nouvelle de ces désordres était parvenue au comte de Sunderland à Whitehall : il se rendit sur-le-champ au palais de Saint-James pour rendre compte à la reine de ce qui se passait et lui exprimer ses inquiétudes.

« Je suis peinée, mais non surprise, milord, répliqua Anne : ces troubles sont la conséquence naturelle des poursuites exercées contre le docteur Sacheverell.

— Mais qu’ordonne Votre Majesté ? demanda Sunderland ; sacrifiera-t-elle la vie et les biens de ses sujets aux fureurs de cette populace effrénée ?

— Assurément non, milord, répondit la reine ; que la garde à pied, les Horse-Guards, prennent immédiatement les moyens nécessaires pour la disperser.

— La personne sacrée de Votre Majesté ne saurait rester ainsi sans défense, répliqua le comte.

— Ne craignez rien pour moi, milord, ajouta Anne ; le ciel me gardera. Je ne crains point d’être insultée par mon peuple, et je me montrerais à lui sans inquiétude ; dispersez les rassemblements comme je vous l’ai dit, mais qu’on agisse de manière à éviter autant qu’on le pourra la moindre violence. »

Sunderland retourna au Cock-Pit, où il trouva le lord chancelier, le duc de Newcastle et quelques autres seigneurs.

On délibéra de nouveau, puis on fit appeler le capitaine Horsey, et le comte lui ordonna de monter à cheval sur-le-champ et d’aller arrêter l’émeute.

« J’hésite à obéir à Votre Seigneurie, répliqua Horsey, à moins que je ne sois dégagé de toute responsabilité ; appartenant comme je le fais à la garde de la reine, je ne réponds pas des accidents qui pourraient compromettre Sa Majesté.

— C’est l’ordre positif de la reine, monsieur ! s’éeria le comte avec vivacité.

— N’importe, milord, répondit judicieusement Horsev, je ne ferai rien à moins d’un ordre écrit.

— Eh bien ! voici votre mandat, dit le comte, qui, s’asseyant, traça à la hâte quelques lignes et les remit au capitaine ; êtes-vous satisfait ?

— Mais, observa Horsey en parcourant le papier, ceci ne spécifie pas si je dois exhorter la foule ou la charger, milord. S’il me faut parlementer, je désire être accompagné par un orateur plus habile que moi. Si au contraire je dois me battre, je ferai de mon mieux, je suis soldat par profession.

— Morbleu, capitaine ! s’écria impatiemment le comte, si vous êtes aussi lent à disperser l’émeute que vous l’êtes à vous y décider, vous lui donnerez le temps de démolir la moitié des églises de Londres ! À l’œuvre, vite ! Mettez-y de la prudence et du bon sens, et n’employez la violence qu’en cas de nécessité absolue. »

Le capitaine, renseigné de cette manière, sortit aussitôt, et, faisant monter ses hommes à cheval, il se dirigea du côté de l’endroit où se tenaient les émeutiers.

En passant au galop dans le Strand, il apprit qu’il y avait un feu de joie à Lincoln’s-Inn-Fields, et il dirigea son escadron de ce côté ; mais, en arrivant sur ce point, les soldats trouvèrent le feu presque éteint : une troupe d’enfants était occupée à en éparpiller les cendres.

À l’approche des soldats, ces jeunes drôles s’enfuirent ; on en captura néanmoins quelques-uns, et l’on ne tarda pas à apprendre que la populacé, après avoir détruit trois ou quatre autres Meeting-Houses, s’était rendue à Blackfriars.

À cette nouvelle, le capitaine donna l’ordre de rebrousser chemin, et, mettant l’éperon aux flancs de leurs chevaux, les soldats traversèrent rapidement Temple Bar et Fleet-Street.

En arrivant en vue du petit pont jeté sur Fleet-Ditch, leur vue se trouva éblouie par une flamme éclatante qui s’éleva tout à coup, et, comme elle augmentait de moment en moment, ils reconnurent en approchant qu’elle provenait d’un immense bûcher, formé de bancs et de boiseries. Derrière ce bûcher était rangée une immense foule qui s’étendait jusqu’à une distance considérable le long des deux côtés du fossé. La flamme étincelante dardait mille feux sur les armes des révoltés, et faisait deviner leur nombre. Cette lumière se réfléchissait aussi sur la surface des eaux noires et dormantes du fleuve qui s’étendaient à leurs pieds, et décelait çà et là la présence d’un bachot ou d’une barque, ou l’architecture historique de quelque vieux monument de la ville de Londres.

Au milieu du pont, Purchase et Danmaree se tenaient debout, brandissant l’un et l’autre un couteau d’une main et un pistolet de l’autre ; tandis que Frank Willis, à califourchon sur la balustrade, agitait triomphalement son étendard.

Le feu brülait avec une fureur telle qu’il restait peu de chances aux soldats de pouvoir passer le pont. À leur vue, la multitude poussa ua long cri, et le capitaine Horsey fit halte.

Au bout de quelques minutes, la trompette résonna, et, au milieu du silence produit par cet appel, Horsey se leva sur sa selle en criant d’une voix sonore :

« Au nom de la reine, je vous ordonne de vous disperser et de retourner chez vous paisiblement. Le pardon est accordé à tout le monde, excepté aux chefs et meneurs. »

Purchase répondit à ces paroles de la manière la plus dérisoire :

« Nous sommes tous de loyaux sujets ; nous combattrons jusqu’à la mort pour la reine, pour le haut clergé et le docteur Sacheverell. À bas les whigs ! à bas les dissidents !

— Vive à jamais Sacheverell ! mort et opprobre à ses ennemis ! hurla la foule.

— En avant donc, soldats ! » s’écria Horsey en éperonnant son cheval et en s’efforçant de le faire sauter par-dessus le foyer. Mais l’animal poussa un hennissement terrible, se cabra, et, en dépit des efforts de son maître, s’élança dans une direction opposée.

À l’exception de deux ou trois cavaliers, la troupe entière essuya le même échec. Les chevaux refusèrent de s’approcher des flammes, et une nuée de morceaux de briques, de pierres, et d’autres projectiles lancés par les émeutiers, vint augmenter le désordre.

Quant aux trois hommes qui étaient parvenus à franchir cet obstacle, leurs chevaux étaient blessés et brûlés de façon à être hors de service. Les pauvres diables furent bientôt démontés et désarmés ; un grand nombre d’autres qui tentèrent de traverser Fleet-Ditch restèrent embourbés, et la multitude en fureur les roua de coups avant de les laisser aller.

Pendant tout ce temps-là, les émeutiers poussaient de grands cris de triomphe ; Purchase fit renouveler le combustible du feu, à l’aide d’un supplément de débris de bancs ; six vigoureux gaillards vinrent ensuite, portant sur les épaules un pupitre qu’à l’aide de puissants efforts ils parvinrent à lancer au sommet du bûcher, où le hasard fit qu’il se maintfnt debout.

Ce spectacle excita un rire universel, et quelques-uns des Horse-Guards, sans plus songer à leur mésaventure, ne purent s’empêcher de prendre part à l’hilarité générale.

Encouragé par cette circonstrance, Purchase s’écria : « Frères, ne combattez pas contre nous ; nous sommes pour la reine et pour l’Église ! »

Le capitaine Horsey ordonna à ses hommes de prendre un détour par Holborn-Bridge, afin d’attaquer les séditieux par derrière ; mais, avant de partir, il fit faire sur les émeutiers du pont, afin de les intimider, une décharge de carabines, qui n’eut d’autre effet que d’exciter des rugissements de joie. Une grèle de pierres, dont une atteignit le capitaine au visage, suivit immédiatement la fusillade. Tandis que les soldats rechargeaient leurs carabines, un homme de haute taille, vêtu d’un uniforme de sergent, accompagné d’un énorme cocher portant la livrée royale, se fraya un passage jusqu’au capitaine Horsey.

« Excusez, capitaine, dit le sergent ; votre intention est probablement de vous emparer de ces émeutiers, et non de les tuvr, n’est-il pas vrai ?

— Certainement, sergent Scales, certainement, riposta Horsey.

— Alors, avec votre permission, je vais tenter un moyen, repartit Scales ; venez avec moi, Proddy. »

Et, tirant son épée, Scales se précipita dans les flammes avec son compagnon.

Horsey regardait de tous ses yeux, curieux de voir quel serait le résultat de cet acte audacieux. Il fut donc très-surpris d’apercevoir ces deux hommes sortant de l’autre côté du feu sans avoir éprouvé un dommage matériel. Seul, le cocher s’arrêta pour arracher et jeter au loin sa perruque qui flambait.

« Ha ! ha ! je vous reconnais, vous êtes le drôle qui m’a bousculé ce matin à la portière de la voiture de la duchesse de Mariborough, s’écria Purchase d’un ton menaçant ; je suis bien aise de me retrouver face à face avec vous.

— Nous nous retrouvons pour ne plus nous séparer, misérable ! du moins avant que je vous aie mis en lieu sûr, répliqua Scales : rendez-vous !

— Pas avant que nous nous soyons un peu cognés, répondit Purchase en poussant un hurlement de rage.

— Il faudra aussi qu’il me prenne comme vous, Geordie, s’écria Danmaree en brandissant son épée sous le nez du sergent.

— C’est bien mon intention, » repartit Scales.

Et, saisissant l’un par le cou et l’autre par le collet, par un prodigieux effort de vigueur, le sergent traîna les deux bandits à travers le feu, et les remit très-meurtris et à demi suffoqués aux mains de quelques Horse-Guards.

Pendant ce temps-là, Proddy était parvenu à grimper sur la balustrade, et attaquait Frank Willis : il avait essayé de lui arracher le drapeau qu’il tenait aux mains. Au commencement de la lutte, l’attention de la foule s’était portée uniquement sur Scales : mais, à la vue de cette nouvelle attaque, plusieurs personnes accoururent au secours du porte-étendard.

Hors d’état de faire face à tant d’ennemis, Proddy céda et se laissa tomber dans le fossé, sans lâcher son antagoniste qu’il entraîna après lui.

Le cocher était tombé d’une hauteur de douze ou quatorze pieds, et la vase qui le reçut était douce comme un lit de plumes, de sorte qu’il courut plutôt risque d’être étouffé que de se casser les membres. Il allait, en effet, disparaître, lorsqu’un batelier le repêcha avec son crochet, lui et son prisonnier qu’il tenait toujours avec un poignet de fer, et qu’il s’empressa de remettre aux mains des soldats.

En voyant le sort de leurs chefs, les mutins commencèrent à manifester quelques symptômes d’hésitation, et, comme le détachement des Horse-Guards qui avait fait le tour par Holborn-Bridge arrivait sur ces entrefaites, et les attaquait à coups de plat de sabre, la foule se dispersa sans plus de résistance.

Sans plus tarder, on éparpilla le feu à l’aide de fourches, et l’on jeta les bois enflammés dans le fossé, afin de déblayer le passage pour la troupe.

Dès que ce travail fut terminé, le capitaine Horsey fit appeler le sergent, et, le complimentant sur sa bravoure, il le remercia du service qu’il avait rendu à la reine. Il aurait voulu agir de même envers Proddy ; mais le cocher s’était hâté de se retirer dans une taverne voisine, pour se débarrasser de ses vêtements fangeux, et prévenir à l’aide d’un bon verre d’eau-de-vie les fâcheux effets du plongeon qu’il avait fait. Scales se chargea donc de transmettre à son ami les louanges méritées qui lui étaient destinées.

On conduisit les prisonniers à Newgate, la geôle la plus sûre du quartier, après quoi le capitaine Horsey et ses soldats se mirent en marche pour regagner Whitehall.