VI


La populace détruit les Meeting-Houses.

À la tombée de la nuit, les paisibles habitants de Lincoln’s-Inn-Fields furent terrifiés par l’apparition de plusieurs centaines de personnes armées de bâtons, de mousquets et d’épées, et conduites par trois hommes de haute taille, dont le visage était barbouillé de suie. Cette populace, après avoir paradé sur le square pendant plus d’un quart d’heure, comme pour attendre des recrues, s’arrêta près d’une lanterne, et le plus grand des trois hommes grimpa sur une borne pour adresser quelques mots à la foule.

À peine avait-il fini son discours que des cris s’élevèrent de toutes parts.

« Bien parlé, Geordie Purchase ! À bas les Meeting-Houses ! à bas les Meeting-Houses ! hurlait la foule.

— Allons, c’est assez ! continua Purchase. Commençons par démolir celle du docteur Burgess, c’est la plus proche. Venez, mes gars, nous aurons abattu tous les Meeting-Houses avant qu’il fasse jour. Hardi, vous dis-je. Vive le haut clergé et Sacheverell pour toujours ! hourra ! »

En disant ces mots, l’orateur sauta à terre, et, brandissant un couteau de chasse, il courut au coin du square et entra dans une petite cour, au bout de laquelle s’élevait le Meeting-House condamné à être démoli.

Plusieurs des hommes qui suivaient Purchase portaient des torches qui répandaient sur cette scène une lueur lugubre et vacillante. On attaqua sans tarder la porte, qui résista pourtant aux efforts réunis de Purchase et de Danmaree.

Tandis que ces misérables se ruaient contre cet obstacle et cherchaient un moyen pour l’enfoncer, une fenêtre s’ouvrit et un visage vénérable parut dans le cadre de pierre.

« Que voulez-vous, mes amis ? s’écria une voix douce.

— Ah ! c’est le docteur lui-même, observèrent quelques personnes, et aussitôt une clameur épouvantable retentit, qui réveilla un écho endormi dans le coin le plus reculé du square.

— Nous voulons entrer, vieux fou, répliqua Purchase ; ainsi déverrouillez votre porte, et, si vous ne vous dépéchez pas, ce sera tant pis pour vous.

— Vous faites là un acte injuste, s’écria le docteur Burgess, et je vous conjure de vous retirer et d’emmener ceux que vous avez amenés : je résisterai à vos violences aussi longtemps que je le pourrai, et vous n’entrerez dans ce lieu sacré qu’en me passant sur le corps.

— Que votre sang retombe donc sur votre tête, répondit Purchase avec une hardiesse sans égale. Malédiction ! ajouta-t-il en s’adressant à ceux qui étaient derrière, ne trouvez-vous donc rien pour abattre cette porte ?

— Voici un marteau, » s’écria en se frayant un passage jusqu’à lui un drôle au visage basané, qui portait autour de sa ceinture un tablier de cuir, et dont les manches étaient retroussées jusqu’au coude.

Purchase lui arracha le marteau et le lança contre la porte, qui céda enfin avec un horrible fracas.

Mais le docteur Burgess barra le passage aux assaillants : « Sortez d’ici, s’écria-t-il en levant le bras avec menace ; sortez d’ici, monstres sacriléges, ou craignez la vengeance du ciel.

— Nous sommes les serviteurs de l’Église, et par conséquent le ciel nous protége d’une façon spéciale, répliqua Purchase avec dérision ; laissez-nous passer, vous dis-je, ou je frappe.

— Vous ne passerez pas tant que je pourrai vous en empêcher, répondit le docteur Burgess. Mon corps est faible ; mais, avec le peu de force qui me reste, je vous résisterai, misérables.

— Puisque vous ne voulez rien écouter, vieux radoteur n’accusez personne de votre malheureux sort, » fit Purchase, qui, saisissant le ministre par le cou, le rejeta en arrière avec tant de violence, que sa tête rencontra le coin d’un banc, et qu’il demeura à terre sanglant et sans connaissance.

Au moment où le docteur tomba, un jeune homme qu’on n’avait pas remarqué jusqu’alors, s’élança en criant d’une voix désespérée :

« Ah ! misérable, vous l’avez tué !

— C’est possible, répondit Danmaree en ajoutant un blasphème, et nous vous traiterons de même si vous nous ennuyez.

— C’est vous qui l’avez frappé, s’écria le jeune homme, qui cherchait à s’emparer de Purchase. Vous êtes mon prisonnier !

— Laissez-nous tranquilles, grand niais ! ou je vous envoie en enfer rejoindre votre pasteur. »

Mais le jeune homme tenait bon, et, comme le désespoir doublait sa force, il parvint, malgré la vigueur supérieure de son adversaire, à arracher à Purchase l’arme qu’il tenait dans la main.

« Holà, Dan, s’écria le chef de l’émeute ; donnez donc, s’il vous plaît, un bon coup sur le crâne de cet écervelé. »

Danmaree brandit la hache qu’il tenait à la main, et le jeune homme tomba immédiatement.

La foule se précipita en avant et le foula aux pieds.

En un instant la chapelle fut envahie par les séditieux, et l’œuvre de destruction commença. On brisa les bancs, les escabelles ; on arracha les rideaux des fenêtres, on culbuta les lampes et les candélabres ; les boiseries et les lambris furent détruits, les coussins, les housses et les tapis dispersés ; les bibles et les livres de plain-chant déchirés et les feuillets jetés au vent.

À la fin, le docteur Burgess, qui n’était qu’étourdi, ayant repris ses sens, se releva et s’élança au milieu du tumulte :

« Abominables sacriléges, voleurs, assassins, s’écria-t-il, qu’avez-vous fait de mon neveu ? où est-il ?

— Silence, vieillard ! lui dit brutalement Frank Willis ; vous nous avez déjà donné assez de tracas.

— Faites-le monter en chaire et qu’il crie : Vive à jamais Sacheverell ! proposa Danmaree.

— Plutôt mourir ! s’écria le docteur Burgess.

— C’est ce que nous allons voir, hurla Purchase. Ici, mes gars ; hissez-le dans sa chaire. »

Et à force de coups, de malédictions et d’affreux traitements de toutes sortes, l’infortuné ministre fut contraint de gravir l’escalier.

Lorsqu’il parut dans la chaire, du haut de laquelle il avait coutume d’adresser la parole à un auditoire bien différent de celui qui l’entourait à cette heure, sa vue sembla produire sur cette bande déchaînée une impression de pitié.

Le visage de ce vieillard était d’une pâleur mortelle, et l’on voyait à la tempe gauche une large blessure béante, d’où le sang coulait à grands flots.

Sa cravate et ses habits étaient souillés par ce ruisseau sanglant.

Le docteur ne paraissait point être effrayé, mais il avait les yeux tournés vers le ciel : on eût dit qu’il murmurait une prière.

« Allons docteur, hurla Danmaree, criez : Vive à jamais Sacheverell et le haut clergé ! ou que Dieu ait pitié de votre âme.

— Que le Seigneur ait pitié de la vôtre, homme égaré, répondit le docteur Burgess. Vous vous repentirez des crimes que vous commettez aujourd’hui, lorsqu’on vous condamnera aux galères.

— Faites ce qu’on vous ordonne, docteur, sans plus discuter, dit Danmares, qui visa le ministre avec son mousquet.

— Je ne mentirai jamais à ma conscience, répliqua avec fermeté le vieillard, et je vous adjure de vous arrêter dans l’accomplissement de vos méfaits, et de ne pas tremper vos mains dans le sang. »

Danmerse allait lâcher la détente, lorsque Purchase lui arracha le mousquet des mains :

« Malédiction ! s’écria en même temps ce scélérat moins endurci que son compagnon, nous ne le tuerons pas : n’est-il pas assez puni par la démolition de sa chapelle ? »

La majorité de l’assemblée adopta cet avis, et Purchase ajouta :

« Allons, descendez, vieux cafard ! et sortez d’ici, à moins que vous ne souhaitiez qu’il vous arrive malbeur comme à ce nommé Samson de votre connaissance, sur la tête duquel on renversa une vieille maison.

— Que Dieu vous pardonne comme je le fais, » répondit Burgess avec douceur ; et en disant ces mots le pauvre homme descandit de la chaire, passa à travers la foule et sortit de la chapelle.

Avant son départ pourtant la chaire fut mise en pièces, et quelques minutes suffirent à la populace pour dévaliser complétement la chapelle.

Chargés de débris de planches, les vainqueurs revinrent au contre du square où ils entassèrent ces bois provenant des bancs et des lambris ; puis on mit le feu à cet immense bûcher. Le bois sec s’alluma promptement, et une flamme éclatante éclaira bientôt les groupes fantastiques qui l’entouraient. Ceux qui se trouvaient les plus rapprochés formèrent une ronde et sautèrent autour de ce feu de joie en gambadant et en hurlant comme des échappés de Bedlam.

Tandis que ceci se passait, Frank Willis avait attaché au bout d’une longue perche un des rideaux de la chapelle, et il l’agitait au-dessus de sa tête en disant que c’était l’étendard du haut clergé, autour duquel ses partisans devaient se rallier.

Les émeutiers tinrent ensuite conseil, et après un court débat il fut décidé qu’on irait démolir le Meeting-House de M. Earle, dans Long-Acre.

Purchase ayant communiqué cette décision à l’assemblée, elle fut accueillie avec des acclamations féroces.

On se rendit donc à la chapelle de Long-Acre, dont on enfonça les portes, et que l’on dévasta comme on avait fait chez le docteur Burgess ; on fit aussi un feu de joie avec les débris.

« Où irons-nous maintenant ? s’écria Purchase en escaladant un escalier ; où irous-nous maintenant ? — À la chapelle de M. Bradbury dans New-Street-Shoe-Lane, » dit une voix dans la foule.

Ce Meeting-House eut encore le sort des deux autres.

La populace se porta ensuite à Scather-Lane, où elle mit en pièces la chapelle de M. Taylor ; de là à Blackfriars, au Meeting-House de M. Wright, qui fut aussi démoli. Jusque-là les émeutiers avaient rencontré peu ou point d’obstacles ; enhardis par le succès, ils commencèrent à méditer un projet plus hardi. Quand la populace arriva à Fleet-Bridge, Purchase se hissa sur une balustrade et réclama l’attention générale.

« Si nous allions dans la Cité, s’écria-t-il, pour y détruire les chapelles ? qu’en pensez-vous, mes amis ? — Je suis d’avis de faire mieux, observa Willis en agitant son étendard ; je vote pour que nous allions démolir Salter’s-Hall.

— Je vous propose mieux encore, vociféra Danmaree : enfonçons les portes de la Banque d’Angleterre, et pillons-la. Nous serons riches pour le reste de nos jours.

— Oui ! oui ! la Banque d’Angleterre, pillons-la ! cria-t-on en chœur.

— Voilà une idée magnifique, Frank, répondit Purchase ; marchons. Vive Sacheverell et mort à la Banque d’Angleterre ! hourra ! »

Au moment où les brigands se disposaient à partir pour leur expédition, un petit homme, le chapeau rabattu sur les yeux, se précipita hors d’haleine au milieu d’eux, et leur annonça que la garde arrivait à leur poursuite.

« Les cavaliers ont tourné du côté de Lincoln’s-Inn-Fields, ajouta-t-il, car je leur ai dit moi-même que vous y étiez ; mais ils seront ici tout à l’heure.

— Bien alors ! ils seront chaudement reçus, dit résolument Purchase ; ici, mes gars, renversez moi ce tas de vieux bois sur le bord du pont, faites-en une barricade aussi grande que vous le pourrez, de façon à barrer tout à fait le passage ; tirez de ce fossé là-bas un baril de poix, nous allons le défoncer, et, dès que nous les entendrons venir nous y mettrons le feu : nous verrons s’ils osent traverser le pont.

— Vive Sacheverell et pillons la Banque d’Angleterre ! Hourra ! » hurlait la foule à pleine voix.