Traduction par Bénédict H. Révoil.
Hachette (p. 283-291).

V


Procès du docteur Sacheverell.


Le temps qui s’écoula entre l’arrestation du docteur Sacheverell et son jugement fut favorable à son affaire ; il eut tout le temps nécessaire pour préparer sa défense, Tous les moyens possibles furent employés pour disposer le public en sa faveur, et pour augmenter l’animosité dont ses adversaires étaient l’objet.

Le portrait du docteur fut affiché chez tous les imprimeurs ; on chantait des couplets écrits en son honneur à tous les coins de rue ; les ecclésiastiques de son parti faisaient allusion à sa position dans tous leurs discours : il y en eut même qui allèrent si loin, qu’ils firent des prières publiques pour la délivrance d’un de leurs frères tombé aux mains des philistins. On insistait sur les dangers imminents de l’Église et sur l’excellence de sa constitution ; les plus hardis perturbateurs étaient les bienvenus à la table de sir Harley et de ses amis, et ils venaient y recevoir des instructions. Le principal toast de ces festins était toujours celui-ci :

« À la santé du docteur Sacheverell, et à sa délivrance ! »

Les choses prenaient un aspect si menacant que, longtemps avant le procès, les chefs whigs conçurent de fâcheux pressentiments sur le résultat de l’affaire, et Godolphin se repentit amèrement de n’avoir point suivi les avis de lord Somers, qui avait conseillé une action intentée devant une simple cour de justice, comme le moyen le plus sûr de réussir. Mais il était trop tard ! quelque difficile et dangereuse que fût la tache qu’on avait entreprise, il fallait l’achever. Quitter le champ de bataille sans lutte, c’eùt été pire qu’une défaite.

Persuadée par Harley et Abigaïl que l’Église à laquelle elle était sincèrement attachée se trouvait en péril, la reine, dès le premier moment, se rangea du parti de Sacheverell. Cette protection fut encore augmentée par une maladresse commise par les whigs, qui admirent la légitimité de son frère le prince de Galles ; cette circonstance, qui redoubla l’aversion d’Anne pour la succession de Hanovre, l’exaspéra contre ses ennemis et redoubla sa prédilection en faveur d’un homme qu’elle croyait persécuté pour avoir émis et propagé des opinions entièrement conformes à celles qu’elle nourrissait au fond du cœur,

À la même époque, la confiance des tories fut augmentée par la défection des ducs de Shrewsbury, de Somerset et d’Argyle, lesquels, soit ouvertement, soit secrètement, s’employaient activement pour créer des difficultés au parti whig abandonné par eux.

Dans cet état de choses, et grâce à l’entraînement de l’opinion populaire contre eux, les instigateurs du jugement projeté virent bien que, quelle que füt la décision prise à l’égard de Sacheverell, les conséquences leur en seraient à eux-mêmes préjudiciables au suprême degré. La seule personne qui fût calme et qui se crût sûre du succès, était la duchesse de Marlborough.

Le conseil de la défense se composait de sir Simon Harcourt, de sir Constantin Phipps et de trois autres des plus habiles avocats tories. Pour les matières théologiques, on avait choisi les docteurs Atterbury, Smallridge et Friend.

Du côté des accusateurs figuraient sir John Holland, contrôleur de la maison royale ; M. le secrétaire d’État Bayle ; M. Smith, chancelier de l’échiquier ; sir James Montagne, procureur général ; M. Robert Eyre, procureur général ; M. Robert Walpole, trésorier de la marine, et treize autres grands personnages.

Les approches du jugement augmentèrent au plus haut point la curiosité publique ; toute autre considération d’affaires ou d’amusements disparut devant l’attente d’un conflit qui allait décider du sort des deux partis, quoiqu’il eût pourtant un autre but ostensible.

Le 27 février, jour fixé pour le jugement, environ une heure avant midi, les cours et les squares du Temple, où logeait Sacheverell pour être plus rapproché de ses avocats, étaient encombrés d’une foule immense, dont chaque individu portait des feuilles de chêne à son chapeau. C’était là un signe de ralliement du parti du haut clergé. Une clameur formidable s’éleva tout à coup, lorsque le docteur monta dans une voiture découverte aux panneaux dorés, qu’on lui avait prêtée pour cette occasion ; et, quand cette voiture se mit en marche, la foule la suivit en criant et en chantant, ce qui donnait à cette procession plutôt l’air du cortége d’un triomphateur que celui du passage d’un coupable se rendant à une cour de justice.

Les fenêtres de toutes les maisons situées dans le Strand et dans la rue du Parlement étaient remplies de spectateurs dont la plupart unissaient leurs cris à ceux de la foule, tandis que le beau sexe, qui n’était pas le moins nombreux, exprimait avec enthousiasme ses sympathies et ses vœux pour le docteur.

Sacheverell, corame nous l’avons déjà rapporté, était un bel homme, au maintien noble et à la démarche imposante ; dans ce jour solennel, il portait le grand costume ecclésiastique, et il avait réellement fort bon air. On le voyait sourire comme un homme assuré du succès.

Il arriva de cette manière à Westminster-Hall.

Le comité des Communes et les principaux membres ayant pris place, Sacheverell fut amené à la barre, et les préliminaires commencèrent sous la direction du procureur général, auquel succéda M. Seehmere. Après cela on donna lecture des passages du sermon qui avaient nécessité la mise en accusation.

La procédure n’alla pas plus loin ce jour-là, et la cour s’étant ajournée, le docteur fut reconduit au Temple au milieu du même concours de peuple qui l’avait amené à Westminster-Hall, et qui avait patiemment attendu sa sortie.

Le jour suivant, les attroupements furent bien plus nombreux que la veille, et les abords de la salle d’audience se trouvérent tellement remplis par la foule, qu’il fallut les efforts surhumains de la garde pour maintenir un semblant d’ordre.

Des grognements, des sifflets et des menaces retentissaient de toutes parts contre les adversaires de Sacheverell, tandis qu’au contraire ses amis étaient accueillis par des cris d’allégresse.

On savait que la reine assisterait au jugement, aussi, un quart d’heure avant midi, un peloton de soldats fraya-t-il un passage pour la voiture royale, qui parut bientôt traînée par quatre chevaux blancs. L’équipage s’avançait fort lentement, et, forsqu’il parvint presque en face de Whitehall, il y eut un encombrement tel, qu’il fut forcé de s’arrêter. Profitant de ce temps d’arrêt, plusieurs personnes s’approchèrent de la fenètre, en disant :

« Nous souhaitons que Votre Majesté soit bien disposée en faveur du docteur Sacheverell. »

Anne éprouva un sentiment de frayeur et rejeta la tête en arrière ; mais mistress Masham, qui était avec elle, répondit pour la reine :

« Oui, oui, mes amis, Sa Majesté protége tous les vrais amis du haut clergé, et se propose de punir ses persécuteurs.

— Nous le savions ! nous le savions ! s’écrièrent ceux qui entendirent ces paroles. Dieu bénisse Votre Majesté et la délivre des perfides conseillers qui l’entourent ! Hourra ! vive Sacheverell et le haut clergé !

— Et vous, cocher ! vociféra un des meneurs, drôle de haute taille, plus grand que tous les autres de la moitié de la tête, vêtu d’une houppelande verte en lambeaux et dont le menton n’avait pas été rasé depuis une semaine, parlez donc, cocher, s’écria-t-il en s’adressant à Proddy, qui était comme à l’ordinaire perché sur son siége. J’espère que vous êtes partisan du haut clergé ?

— Je me tiens au haut du clocher, ma belle girouette, répliqua Proddy. Ce n’est pas, que je sache, avec le bas clergé que vous avez affaire ?

— Maugrebleu ! répondit l’homme d’un ton bourru, si c’est là votre opinion, répétez donc avec moi : Sacheverell pour toujours, et à bas le duc de Mariborough|

— Je n’ai pas d’objection à défendre le docteur Sacheverell, répliqua Proddy ; mais que le diable m’emporte st je dis une parole contre le duc de Marlborough, et si je permets à qui que ce soit de l’injurier en ma présence ! Ainsi, gare à vous, rangez-vous, si vous ne voulez pas que je vous cingle le visage avec mon fouet. Gare là ! hop ! ho ! »

Dès que la reine eut passé, la duchesse de Marlborough arriva. Sa Grâce était seule dans son carrosse. Le peuple la reconnut et l’accueillit aussitôt par des hurlements et des sifflets. À vrai dire, aucune contraction des traits de son visage ne laissa voir qu’elle se fût aperçue de cet humiliant accueil, jusqu’au moment où l’homme dont nous avons déjà parlé s’approcha de la voiture, et passa insolemment sa tôte par la portière.

« Bonjour, duchesse, dit-il en touchant à peine le rebord de son chapeau et en ricanant avec impudence. Vous ne nous refuserez pas quelques couronnes pour boire à la santé du docteur Sacheverell et à la chute des whigs, n’est-ce pas ?

— Arrière, manant ! s’écria la hautaine favorite disgraciée. Avancez, cocher !

— Oh ! ne passez pas si vite, duchesse, » répliqua l’homme, qui continua à rire grossièrement et qui, se tournant du côté de deux hommes aussi déguenillés que lui, ajouta : « Approchez donc, Danmaree, et vous, Franks Willis, et prenez la tête des chevaux ! là ! là ! C’est bien. »

Cet ordre fut si promptement exécuté, qu’avant que Brumby eût pu se servir de son fouet, les chevaux furent arrêtés.

« Vous voyez, duchesse ! dit-il avec un affreux sourire : il faut nous donner ce que nous demandons, ou bien nous serons forcés de vous reconduire à Marlborough-House. »

Les spectateurs accueillirent ce discours par des rires et des cris. À la fin plusieurs voix s’écrièrent :

« Hé ! Geordie Purchase a raison. Il nous faut boire à la délivrance du docteur, ou sinon la voiture rebroussera chemin. »

Purchase allait renouveler sa demande en des termes encore plus insolents, quand une main de fer l’empoigna par le collet, et le rejeta de force au milieu de la foule.

Lorsqu’il revint de sa surprise, il s’aperçut qu’il avait été repoussé par un homme maigre et de haute taille, en uniforme de sergent, qui se tenait debout devant la portière, et le regardait, lui et ses amis, d’un air de défi.

« Mort ! tue ! renversez-le ! hurla Purchase ; c’est un whig, un dissident, tuons-le !

— Oui ! oui ! tuons-le ! » répétèrent cent voix.

La menace eût sans doute été exécutée, si en ce moment un détachement des Horse-guards ne se fût approché. Leur capitaine avait vu que la duchesse de Marlborough était retenue par la populace, et il était accouru pour la dégager. Tout aussitôt les hommes lâchèrent les chevaux qu’ils tenaient en main, et Brumby mettait le carrosse en mouvement, quand le sergent s’élança par derrière au milieu des valets de pied, et fut emporté avec eux.

Un moment après la scène que nous venons de parler, de nouvelles clameurs annoncèrent l’approche de celui qui était l’idole de la foule. Sacheverell parut, escorté comme la veille par un immense cortége. Tout le monde portait au bout d’un bâton son chapeau orné de feuilles de chêne, et chacun l’agitait en marchant.

À mesure que le carrosse s’avançait, les passants se découvraient devant le docteur, et on jetait à terre le chapeau de ceux qui refusaient de donner à Sacheverell cette marque de respect. Celui-ci était accompagné par les docteurs Atterbury et Smallridge, qui s’occupaient à examiner certains paquets que des dames avaient jetés dans la voiture, et dont le contenu avait de la valeur.

Quand la voiture arriva à Whitehall, les hourras devinrent assourdissants ; on se pressait autour du docteur, en lui souhaitant bonne chance et en lui demandant sa bénédiction. Sacheverell se prêta volontiers à cette momerie. Il se leva au milieu du carrosse, étendit les mains sur la multitude et s’écria, avec l’apparence d’une grande ferveur :

« Le ciel vous bénisse, mes frères ! et vous préserve des piéges de vos ennemis !

— Et vous aussi, docteur, cria d’une voix rauque Purchase, qui se tenait tout près de lui. Si vos persécuteurs osent vous trouver coupable, ils verront ce soir ce qu’ils doivent attendre de nous tous.

— Oh ! ils peuvent compter sur nous ! hurlèrent les autres.

— Nous commencerons par brûler le palais des séances, vociféra Daniel Danmaree ; les whigs verront un beau feu de joie qui suffira pour réchauffer leurs doigts crochus.

— Dites un mot, docteur, et nous démolirons la maison de l’évêque de Salisbury, hurla Frank Willis.

— Ou celle du lord chancelier, cria Purchase.

— Ou celle de Jack Dolben, qui a osé demander la mise en accusation de Votre Révérence, » fit Danmaree.

À ce nom de Dolben, un grognement universel se fit entendre au milieu de la foule.

« Mettrons-nous le feu à l’église de M. Hoadley, Saint-Peter’s-Poor ? Voyons, docteur ; ordonnez, commandez ! demanda Purchase.

— Allons ! allons ! mes amis, mes dignes amis, répliqua Sacheverell, abstenez-vous de tout acte de violence, je vous en conjure ; car autrement vous nuirez à la cause que vous voulez servir.

— Mais, docteur, il faut bien que nous fassions quelque chose, observa Purchase.

— Il est important que nous gagnions notre argent ! ajouta Willis.

— La paix ! la paix ! je vous l’ordonne, répondit le docteur, qui se hâta de se rasseoir dans sa voiture.

— Quoi qu’il en dise, s’écria Danmaree lorsque la voiture eut continué sa route, nous démolirons ce soir le Meeting-House du docteur Burgess, dans Lincoln’s-Inn-Fields.

— Très-bien, dit un petit homme qui avait son chapeau rabattu sur les yeux, cela prouvera aux ennemis du haut clergé que nous ne plaisantons pas. Le docteur peut dire ce qu’il lui plaît, mais je sais bien qu’une émeute lui sera agréable, aussi bien que profitable.

— Vous croyez ? s’écria Purchase ; eh bien ! alors nous la ferons. Nous nous rejoindrons à sept heures, à Lincoln’s-Inn-Fields, camarades.

— C’est convenu ! s’écrièrent cent voix.

— Et n’oubliez pas d’apporter vos bâtons ferrés avec vous, camarades, vociféra Frank Willis.

— Soyez tranquille ! répliquèrent les autres.

— Je vais les exciter encore plus, murmura le petit homme au chapeau rabattu ; cela fera plaisir à M. Harley. »

Sir Joseph Jekyll ouvrit la séance à Westminster-Hall, et cet homme de loi attaque surtout le premier article de la mise en accusation. Il fut soutenu par le procureur général, sir John Holland, M. Walpole et le général Stanhope. Ce dernier déclara, dans un discours remarquable, que, si le docteur Sacheverell, instrument d’un parti, avait prononcé son discours dans quelque conventicule de mécontents, fréquenté par des femmes égarées, on n’aurait fait aucune attention à un aussi sot discours ; mais, comme il avait prêché dans un lieu où il pouvait faire naître de grands désordres, cette faute méritait une punition exemplaire.

À cette dédaigneuse appréciation, le docteur, qui avait écouté les autres discours avec un calme inaltérable, devint très-pâle et eut quelque peine à retenir l’expression de son indignation. Bientôt après, M. Dolben parla, et, dans la chaleur de son discours, il jeta un regard sur Atterbury et Smallridge, qui se tenaient à la barre derrière Sacheverell. « Quand je vois devant mes yeux ces faux frères… ! » s’écria-t-il.

À peine ces paroles étaient-elles prononcées que lord Haversbam se leva et l’interrompit :

« Je ne puis laisser passer une pareille expression, monsieur, dit-il. Vous donnez là une qualification qui s’adresse à tout le clergéi-Je demande, milords, que l’honorable orateur s’explique.

— Oui ! oui ! éxpliquez-vous, s’écrièrent plusieurs voix sur les bancs des lords.

— Qu’avez-vous prétendu dire, monsieur, par l’expression dont vous vous êtes servi ? demanda le chancelier.

— Rien, milord, répliqua M. Dolben ; c’est seulement par inadvertance que j’ai prononcé ces mots. J’aurais dû dire ce faux frère, car je ne faisais allusion qu’au prisonnier qui est à la barre.

— L’explication est à peine satisfaisante, répliqua lord Haversbam, et j’exhorte l’honorable otateur à être plus circonspect à l’avenir. De paréils écarts de langage sont impardonnables. »

Quelque léger que fût cet incident, les partisans de Sacheverell surent le fäire tourner à leur avantage. On prétendit que l’orateur avait trahi, par ces paroles, l’intention du parti, d’attaquer l’Église entière en la personne du docteur.

Lorsque M. Dolben eut terminé son discours, la tour leva la séance, et le docteur fut reconduit chez lui au milieu d’un cortége tout à fait triomphal.