XII


La duchesse s’oppose au mariage d’Abigaïl : conséquences de cette opposition.


À sept heures du soir, le même jour, un certain nombre de personnes d’un rang illustre se réunissaient dans l’appartement du docteur Arbuthnot au palais de Saint-James. Il y avait en première ligne la reine et son époux, puis Masham, Abigaïl, Harley et le docteur Francis Atterbury, doyen de Carlisle.

Nous aurons sans doute dans la suite occasion de parler plus longuement de ce dernier personnage qui, plus tard, devint évêque de Rochester, comme aussi de son ami, le savant et spirituel docteur Arbuthnot.

Il est inutile d’ajouter que cette réunion avait pour but l’accomplissement des vœux les plus chers de Masham, c’est-à-dire la célébration de son mariage avec Abigaïl.

Le docteur Atterbury allait commencer la cérémonie, lorsque, à la surprise et à la consternation de tous les assistants (excepté de Harley peut-être), la porte s’ouvrit et la duchesse de Marlborough se présenta, suivie de Guiscard.

« J’arrive à temps ! s’écria-t-elle en regardant de tous côtés avec un sourire de triomphe. On a cru me tromper ; mais je suis informée de tout ce qui se passe, et me voici.

— Qui peut nous avoir trahis ? murmura la reine à voix basse à l’oreille de son mari.

— Pourquoi n’ai-je point été invitée ? s’écria la duchesse ; il me semble, pourtant, que moi, la plus proche parente d’Abigaïl, je devais assister à son mariage.

— C’est certainement par oubli, duchesse, lui dit le prince ; mais Sa Majesté a pensé que vous seriez absorbée par le départ du duc pour la Flandre.

— Ceci est un prétexte, prince, répliqua la duchesse offensée ; la reine désirait que je ne fusse point présente à la cérémonie.

— Vous avez deviné juste, duchesse, observa Anne d’une voix ferme, et vous avez trop compté sur mon indulgence en osant vous présenter ici malgré moi. Restez ou partez à votre gré, mais la cérémonie n’en aura pas moins lieu. Commencez, monsieur, ajouta-t-elle en s’adressantà Atterbury.

— Arrêtez ! s’écria la duchesse ; ce mariage est impossible : car moi je m’y oppose ; j’avais prévenu Votre Majesté de ne pas donner son consentement à la légère.

— Votre Grâce n’est ni la mère ni la tutrice de miss Hill ? demanda Atterbury.

— Je les représente toutes deux, répondit la duchesse, et vous allez apprendre sur quoi je fonde ma prétention. Lorsque Abigaïl est entrée au service de Votre Majesté, elle m’a reconnu par écrit le droit exclusif de disposer de sa main. Qu’elle le nie si elle peut. »

Abigaïl garda le silence.

« Puisqu’elle refuse de parler, voici ce document qui suppléera à ses aveux, fit la duchesse, qui présenta un papier à la reine. Votre Majesté pourra se convaincre que j’ai dit la vérité.

— Pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé de ceci, Abigaïl ? demanda la reine d’un ton rempli d’aigreur.

— Je ne croyais pas que la duchesse voulôt jamais se prévaloir de ce titre contre moi, repartit Abigaïl.

— Vous traitez cette promesse trop légèrement, dit la reine avec sévérité ; car vous lui avez donné tout pouvoir sur vous. Subissez donc les conséquences de cette imprudence.

— Eh quoi ! Votre Majesté… ! s’écria Abigaïl.

— Il faut demander le consentement de la duchesse, car ce mariage ne peut avoir lieu si vous ne l’obtenez pas, poursuivit la reine.

— Je savais bien que Votre Majesté me rendrait justice, fit la duchesse.

— Alors, tout est fini ! car Votre Majesté sait fort bien qu’il est inutile d’implorer mon ennemie, dit Abigaïl.

— Je ne puis rien pour vous, dit Anne. Si j’avais connu l’existence de cet engagement, je n’aurais pas permis que les choses allassent si loin.

— Je reconnais votre loyauté, madame ! s’écria la duchesse ; personne au monde ne possède un sens plus exquis et un tact plus grand que Votre Majesté.

— Comment se fait-il que Sa Grâce n’ait jamais parlé de ce papier avant ce moment ? demanda le prince à son tour.

— J’ai cru que ma défense suffirait, répondit la duchesse : Abigaïl ne devait pas songer à passer outre sans ma permission.

— Puisque Votre Majesté reconnaît à la duchesse le droit exclusif de disposer de la main d’Abigaïl en vertu de ce document, ajouta Harley qui entra en scène, j’espère qu’elle lui accordera le droit, du moment où elle repousse M. Masham, de présenter un autre époux à miss Hill ?

— Vous avez raison, monsieur ; la duchesse nommera sur-le-champ un autre mari, ou le mariage projeté s’accomplira, dit la reine.

— Je souscris volontiers à la décision de Votre Majesté, ajouta la duchesse. Cette décision lui est inspirée par les principes de justice qui l’ont toujours fait admirer. J’ai déjà émis en temps et lieu l’opinion qu’Abigaïl ne pouvait mieux faire que d’accepter les vœux du marquis de Guiscard. Or, puisqu’il faut que je nomme quelqu’un, c’est à lui que j’accorde la main de ma pupille.

— C’est impossible ! s’écria Masham avec indignation ; le marquis…

— Silence ! interrompit Harley. Votre Grâce a fait sa proposition. Si elle est acceptée, fort bien ! Dans le cas contraire, Abigaïl sera libre de faire elle-même un choix ?

— Mais sans aucun doute, répondit la duchesse.

— Écoutez-moi ! s’écria Masham.

— Silence, monsieur ! reprit Harley. Eh bien, donc, que dit le marquis de Guiscard ? est-il disposé à acquiescer aux désirs de la duchesse ? consent-il à unir son sort à celui de miss Hill ?

— Il désire réfléchir, répliqua le marquis.

— Réfléchir ! répéta la duchesse ; réfléchir !

— Ce sera plus prudent, repartit Masham.

— Il nous faut une réponse immédiate, dit la reine.

— Dans ce cas, je dois renoncer à l’honneur qu’on voudrait me faire, répliqua le marquis.

— Comment, marquis ? s’écria la duchesse en fureur.

— Après une pareille déclaration, Abigaïl est libre, observa Harley.

— Assurément ! s’écria la reine.

— Mais je proteste ! répliqua la duchesse.

— Allons, duchesse, la reine se déclare contre vous, fit Harley du ton de la plus amère ironie, et personne au monde ne possède un sens plus exquis et une justice plus exacte que Sa Majesté.

— S’il m’avait été permis de prendre la parole, j’aurais en deux mots coupé court à la discussion, ajouta Masham. Le marquis est déjà marié : il a épousé, il y a trois jours, Angélica Hyde, la maîtresse délaissée de M. Henri Saint-John.

— J’ai donc été la dupe de tout le monde dans cette affaire ? s’écria la duchesse exaspérés. Mais, je le vois, tout ceci est une fourberie de M. Harley. Très-bien, marquis ! vous vous repentirez amèrement d’avoir participé à cette trahison.

— Permettez ! ajouta Harley ; je ferai observer que Sa Grâce s’est dupée elle-même, et que maintenant elle exhale sa colère contre les autres. Je supplie Votre Majesté d’ordonner que la cérémonie commence, la duchesse, j’en suis certain, n’y mettra plus obstacle.

— Je me vengerai de vous tous ! s’écria celle-ci en proie à la plus violente colère.

— Écoutez-moi, duchesse, lui dit tout bas Harley, je vous ai prédit que ce mariage précéderait votre chute ; vous êtes donc avertie.

— Vous m’avez vaincue, répondit la duchesse sur le même ton, mais cela ne vous servira à rien. Je n’aurai ni trêve ni repos que je ne vous aie fait chasser du palais. »

En disant ces mots, elle s’élança hors de la chambre sans saluer la reine.

La cérémonie commença alors. Le prince Georges donna la main à l’épousée, et quelques minutes après Masham et Abigaïl étaient unis à tout jamais.

« Je puis maintenant, ma cousine, vous rappeler votre promesse, dit Harley à voix basse à la mariée en la saluant.

— Oui certes, répliqua-t-elle ; considérez dès à présent la chute de la duchesse comme chose certaine ; la charge de trésorier vous sera bientôt dévolue. »



fin de la deuxième partie