TROISIÈME PARTIE.

ROBERT HARLEY.


I


Aperçu des intrigues d’Harley et de la marche suivie par lui afin d’arriver au pouvoir.


Deux années venaient de s’écouler, et Abigaïl semblait avoir oublié de remplir sa promesse. Les whigs étaient encore au pouvoir, et la famille Marlborough tenait toujours le haut rang à la cour.

Les échecs et les retards n’avaient pourtant pas découragé sir Harley. Décidé à ne rien hasarder par trop de précipitation, il agissait de manière à être sûr, du moment où il obtiendrait la place qu’il convoitait, de pouvoir s’y maintenir fermement. Ses menées, sourdes d’abord et sans but apparent, eurent bientôt une signification très-claire.

Parfaitement assuré d’être soutenu par les tories et par les jacobites, sir Harley parvint à gagner quelques membres du parti opposé, entr’autres le comte Rivers, qui devint son agent secret, et qui lui dévoilait les desseins de ses collègues. En flattant la vanité et en excitant la jalousie du duc de Somerset, sir Harley finit aussi par le conquérir, et la reine l’aida dans ce succès en invitant constamment le duc à ses conférences particulières et en caressant son amour-propre unique au monde.

Les mêmes moyens eurent le même résultat vis-à-vis du duc de Shrewsbury ; et cependant ce dernier hésitait à prendre une initiative qui eût pu le compromettre aux yeux de son parti.

Tout en travaillant à s’entourer de puissants appuis, sir Harley s’efforçait en même temps d’ébranler l’influence de ses adversaires. Depuis longtemps il avait réussi, comme on a pu le voir, à rendre la duchesse de Marlborough odieuse à la reine et impopulaire à la cour. À l’heure qu’il était, il lui sembla nécessaire de tourner ses armes contre le duc.

Trois nouvelles campagnes, sans être remarquables par d’éclatantes victoires comme celles de Blenheim et de Ramillies, avaient pourtant été assez brillantes et avaient ajouté un nouveau fleuron à la couronne de gloire de Marlborough. La première avait passé inaperçue ; mais, dans l’été de 1708, le duc remporta l’importante bataille d’Oudenarde, et dans l’automne de l’année suivante, c’est-à-dire le 11 septembre 1709, la mémorable victoire de Malplaquet, disputée avec rant d’acharnement, fut encore gagnée par lui. Lors de cetle dernière et terrible rencontre, les Français, qui, de l’aveu de Marlborough et du prince Eugène, firent des prodiges de valeur, perdirent près de quatorze mille hommes, et les armées alliées de leurs ennemis payèrent cher leur triomphe.

Sir Harley, qui parlait de cette bataille comme d’un carnage inutile et barbare, osa même insinuer que le duc avait exposé ses officiers à une perte certaine, afin de réaliser le bénéfice du trafic de leurs commissions. Quelque monstrueuse et absurde que fût cette calomnie, elle n’en trouva pas moins des propagateurs parmi ceux qui pleuraient des parents ou des amis tombés sur ce funeste champ de bataille.

À vrai dire, le vice dominant du duc, l’avarice, joint à l’insatiable rapacité de sa femme, autorisait de semblables assertions, et on finit même par croire généralement qu’il prolongeait la guerre plutôt dans son intérêt personnel que dans celui du pays. Bien des gens, tout en étant pénétrés de l’incontestable mérite du duc et du peu de fondement des accusations du genre de celle que nous venons de rapporter, se laissaient pourtant aller à faire céder toute autre considération devant leur désir de la paix, et, dans l’espoir de l’obtenir, elles joignaient leurs clameurs aux plaintes universelles.

Marlborough, sans mauvaise intention, donna gain de cause à ses ennemis. Convaincu d’avoir perdu sans retour la faveur de la reine, et désirant, tant qu’il avait encore le pouvoir en main, se faire une position inattaquable pour se mettre à l’abri de l’opposition qu’il prévoyait, il s’adressa au chancelier et lui demanda une patente de capitaine-général des armées inamovible. À sa grande surprise et mortification, il lui fut répondu qu’une pareille nomination était irrégulière et contraire à la constitution du pays, et que, par conséquent, elle ne pouvait lui être accordée. Le duc renouvela sa tentative par toutes sortes de moyens, mais il ne put jamais recevoir d’autre réponse.

Loin de se décourager, Marlborough résolut de s’adresser directement à la reine, et dans ce but, immédiatement après la victoire de Malplaquet, jugeant le moment favorable, il eut l’imprudence de charger la duchesse de cette misssion. Anne avait été prévenue de cette requête par un avis de sir Harley. Elle se trouva donc charmée d’avoir une occasion d’humilier la femme qui était autrefois sa favorite, et qui aujourd’hui s’était rendue l’objet de son insurmontable aversion ; la reine refusa pettement.

« Je n’ai rien à dire contre la décision de Votre Majesté, répondit la duchesse ; mais, puisque les services du duc sont ainsi récompensés, je crois devoir annoncer ici son intention formelle de se retirer à la fin de la guerre.

— Si Votre Grâce avait dit à la fin de la campagne actuelle, elle se serait fait mieux comprendre, répliqua amèrement la reine : car, si le duc prétend ne renoncer à son commandement qu’après signature du traité de paix, je ne sais quand il pourra mettre à exécution son projet de retraite.

— J’espère que Votre Majesté ne se fait pas l’écho des folles, déloyales et mensongères diatribes de M. Harley, qui ose dire que le duc prolonge volontairement la guerre ? s’écria la duchesse, en retenant à grand’peine les élans de sa colère.

— Je ne me fais l’écho que des soupirs de mon peuple. On demande le calme dans tout mon royaume, observa Anne ; et l’on se plaint des demandes incessantes de nouveaux subsides. À vrai dire, je suis de l’avis de mon peuple.

— Eh bien donc ! s’écria la duchesse, l’Angleterre aura la paix ; mais je préviens Votre Majesté que cette paix sera pire que la guerre ! »

Malgré sa fermeté, la reine fut troublée par cette menace de la duchesse. Dès qu’elle se trouva seule, Anne ne put retenir ses larmes.

« Oh ! mon époux si cher et si regretté, murmura-t-elle, voici aujourd’hui une circonstance où l’appui de vos consolations et de vos avis m’eùt été fort utile ! »

Anne était veuve depuis un an. Son excellent époux, le prince Georges de Danemark, était mort le 23 octobre 1708. La reine avait soigné avec zèle son noble mari pendant cette dernière maladie, et ne fit point étalage de sa douleur lorsque les souffrances du prince furent arrivées à leur terme. Un observateur indifférent ou malveillant aurait pu même supposer que cette erte lui laissait peu de regrets ; mais bien au contraire, elle Ae pleura en secret avec la plus grande sincérité.

La seule personne peut-être qui connût l’étendue réelle de cette aflliction fut mistress Masham, c’est elle aussi qui fut témoin de l’émotion qu’éprouvait la reine, lorsque la duchesse de Marlborough fut sortie.

« Eh ! quoi, vous versez des larmes, ma gracieuse souveraine ! s’écria la confidente, qui venait d’entrer sans faire de bruit. J’aime à croire que la duchesse n’a pas osé adresser quelque nouvelle insulte à sa reine ?

— Non ! Mais cette femme orgueilleuse m’a fait au nom du duc une demande que j’ai refusée, positivement refusée, répliqua Anne. Du reste, ce n’est pas elle qui cause la douleur dont je suis accablée en ce moment. Je souffre au souvenir de la perte d’un époux justement regretté.

— Oh ! dans ce cas, je ne puis que joindre mes larmes à celles de Votre Majesté, répliqua mistress Masham. Je ne prétends point éprouver des regrets aussi vifs que les vôtres, madame, et pourtant la douleur que vous manifestez peut seule surpasser la mienne.

— Merci, noble amie, merci ! Mon cher époux vous estimait infiniment, continua la reine, et la dernière recommandation qu’il m’a faite a été celle-ci : « Gardez toujours les Masham près de vous ; ils vous serviront avec fidélité. »

— Nous ferons nos efforts, mon mari et moi, pour justifier la bonne opinion du prince, répondit mistress Masham ; mais, ô ma bien-aimée reine, n’arrétez pas votre pensée sur d’aussi tristes souvenirs !

— Allons, allons ! en vous ouvrant mon cœur, je me sens soulagée, répliqua Anne ; une des épines cuisantes du rang suprême, c’est l’obligation où l’on est de sacrifier ses sentiments intimes à ses devoirs. Abigaïÿi, continua-t-elle d’une voix brisée par l’émotion, je suis seule maintenant, sans mari, sans enfants ; mon frère tourne ses armes contre moi, ma maison est déserte, et la couronne que je porte est stérile ; je n’ose pas songer à la succession au trône : une autre autorité que la mienne n’en dispose-t-elle pas ?

— Hélas ! madame, s’écria mistress Masham, diriez-vous vrai ?

— Oh ! que ne puis-je laisser son héritage à mon frère ! s’écria la reine avec angoisse.

— Appelez donc M. Harley à la tête des affaires, madame, reprit l’autre, et je suis persuadée que tous vos désirs seront accomplis.

— Le moment approche où la chance pourra tourner en sa faveur, dit Anne. Je viens de donner à la duchesse une sévère leçon, et je saisirai à l’avenir toutes les oocasions de la blesser et de l’humilier. Lorsque Marlborough sera revenu, je lui ferai clairement entendre qu’il n’a plus rien à attendre de moi. Mais où donc est M. Harley ? Je ne l’ai pas vu ce matin.

— Je l’ai laissé dans l’antichambre, répondit mistress Masham, où il attend qu’il plaise à Votre Majesté de lui accorder une audience.

— Sir Hariey fait des cérémonies inutiles, reprit Anne. Qu’il entre… »

Un moment après, sir Harley était près de la reine, qui lui conta ce qui venait de se passer entre elle et la duchesse.

« Je suis charmé d’apprendre que Votre Majesté a montré de la fermeté, repartit Harley. Le duc sentira vivement l’offense de ce refus, croyez-le bien ; mais j’ai à vous offrir un moyen également sûb de raviver sa blessure d’une manière plus sensible. Le comte d’Essex, qui vient de mourir, laisse vacants deux emplois militaires d’une grande importance : l’un est la lieutenance de la Tour, l’autre est uu régiment. Je n’ai pss besoin de rappeler à Votre Majesté que la nomination de ces deux grades dépend entièrement du bon vouloir du général en chef.

— Et vous voudriez m’en voir disposer moi-même ? fit la reine.

— Précisément, ajouta sir Harley. Si j’osais recommander quelqu’un à la reine pour la lieutenance de la Tour, lord Rivers…

— Lui ! bon Dieu ! mais c’est un whig ! s’écria la reine.

— Je le sais ; mais lord Rivers est ami des amis de Votre Majesté, repartit sir Harley en souriant.

— En ce cas, il aura la place, répliqua la reine.

— J’ai rarement sollicité ma gracieuse souveraine pour moi-même, interrompit mistress Masham ; aussi je me hasarde aujourd’hui à demander le régiment pour mon frère, le colonel Hill.

— Il est à lui, répondit gracieusement la reine ; je suis heureuse de pouvoir vous obliger. »

Mistress Masham se confondit en remerciments.

« Marlborough sera cruellement mortifié, observa Harley, et cette circonstance va hâter sa retraite. Sa Grâce n’est plus ce qu’il était, même pour les masses ; Votre Majesté s’en convaincra en assistant à la triste réception qui lui sera faite à son retour. J’ai enfin mené à bonne fin un projet longtemps mûri, pour soulever en notre faveur le haut clergé. L’agent innocent de mes plans est le docteur Henri Sacheverell, recteur de Saint-Sauveur à Southwark. C’est un ministre d’une dévotion outrée, mais aussi d’une grande énergie. Cet homme doit, le 5 novembre prochain, prêcher à Saint-Paul un sermon qui va, comme le tocsin, mettre en mouvement la ville entière. Le texte de son discours sera les dangers causés par de faux frères. J’ai lu ce qu’il prépare, et je puis répondre à coup sûr de l’effet de sa prédication.

— J’aime à espérer qu’il ne nuira pas à votre cause, fit la reine inquiète.

— Oh ! ne craignez rien, madame, répondit Harley ; vous entendrez parler de ce sermon, et vous jugerez vous-même de sa tendance. Son but principal est de prouver que les moyens qui ont été employés pour faire la révolution étaient odieux et injustifiables. Il veut aussi condamner les doctrines de résistance, qu’il considère comme incompatibles avec les principes d’alors, et offensants pour la mémoire du roi défunt. Le second objet qu’il a en vue, est de démontrer que la licence accordée par la loi aux protestants dissidents est tout à fait déraisonnable ; car le devoir de tout ecclésiastique supérieur est d’anathématiser ceux qui se font un droit de cette tolérance. Le troisième point de son discours tend à prouver que l’Église d’Angleterre, sous la présente administration, souffre et est en grand péril, malgré le vote récent qui a établi l’opinion contraire. Le quatrième et principal article est que le gouvernement de Votre Majesté, dans les affaires civiles aussi bien que dans les affaires ecclésiastiques, tend à détruire la constitution ; qu’il y a dans l’État et dans l’Église des membres exaltés, qui sont de faux frères, et qui travaillent à affaiblir, à trahir, à anéantir l’ordre établi. Le trésorier lui-même, désigné sous le nom de Velpone, doit être exposé à la censure la plus acerbe de notre rigide docteur. Voilà en peu de mots le sommaire de la teneur de ce discours, qui se termine par les exhortations les plus véhémentes adressées aux vrais soutiens de l’Église, et en leur enjoignant de voler à son secours. Votre Majesté daignera convenir, comme moi, que le succès n’est pas douteux.

— Cette mesure me paraît dangereuse, observa la reine. Mais je suis convaincue que vous avez mûrement réfléchi, et je ne veux m’opposer à rien. Cela peut nous mener au but que je désire le plus au monde, quoique je n’ose pas en glisser un mot à d’autres qu’à vous et à Abigaïl, c’est-à-dire à la restauration de la dynastie de mon père.

— C’est aussi mon avis, madame, » répondit Harley, avec autant d’assurance que s’il était réellement persuadé de ce qu’il avançait.