XI


Le duc de Marlborough part pour la Flandre.


Dès le lendemain, le duc de Marlborough mit à exécution son projet de départ. Un canot devait l’attendre au bas de l’escalier de Whitehall et le conduire sur le vaisseau à bord duquel il partit pour la Flandre. Ce navire était amarré au delà de Queenhithe, et le duc désirait s’embarquer incognito. La duchesse s’opposa à cette résolution et donna des ordres pour que sa voiture de gala fût prête pour midi.

Le bruit s’était répandu dans le public que le duc devait partir ce jour-là ; aussi uno foule immense se rassembla-t-elle autour de Marlborough-House longtemps avant l’heure fixée pour le départ.

La duchesse avait compté sur cet effet, et, postée à une fenétre de sa demeure princière, elle se réjouissait de voir l’accroissement progressif de la foule, tout en se félicitant du succès de son stratagème.

Un peu avant midi, le duc fit prier la duchesse de passer dans son cabinet. Il voulait lui dire sdieu et semblait profondément affecté de cette séparation. Il prit la main de sa femme et garda le silence ; la duchesse était moins émue, mais elle eut besoin de toute sa force d’âme pour retenir ses sanglots.

« Je vous quitte le cœur inquiet, lui dit le duc ; car, si tout paraît brillant et prospère en ce moment à vos yeux, j’aperçois pourtant à l’horizon un orage qui vous menace.

— La pénsée de vous perdre m’accable et me navre, répliqua tendrement la duchesse, mais je n’ai aucun sinistre pressentiment.

— Oh ! ma femme bien-aimée ! s’écria le duc en la pressant sur son cœur, Dieu seul sait ce que ces séparations me font souffrir !

— J’éprouve autant de douleur que Votre Grâce, reprit la duchesse ; mais vous êtes uni à la gloire aussi bien qu’à moi, et, quand cette autre moitié de vous-même vous appelle, je me soumets à mon sort.

— Que vous êtes une femme héroïque ! s’écria le duc en regardant la favorite avec une extase admirative. Oh ! Sarah, sans égale pour l’esprit comme pour la beauté, le ciel m’a comblé en me gratifiant d’un pareil trésor. Allons ! je dois me séparer de vous ; car, si je vous contemple plus longtemps, je ne pourrai plus m’arracher d’ici. Je ne vous dis qu’un mot en partant : soyez prudente avec la reine, ne l’irritez pas davantage ; elle ne cédera pas au sujet d’Abigaïl.

— Avant le retour de Votre Grâce, cette méchante fille sera congédiée, fit la duchesse.

— J’en doute, dit le duc en secouant la tête.

— Vous ne connaissez pas l’étendue de mon pouvoir, répliqua la duchesse avec vanité. Dois-je vous dire un secret ? un agent sûr que j’ai au palais, l’huissier de la bibliothèque, vient de m’apprendre à l’instant que la reine se dispose à faire épouser ce soir même sa favorite au jeune Masham.

— Ce sior ! s’écria le duc.

— Oui ! le mariage doit avoit lieu sans cérémonie au palais, dans l’appertement du docteur Arbuthnot, poursuivit la duchesse. Que dit Votre Grâce de cette nouvelle ?

— Eh ! mon Dieu ! répliqua le général tout troublé, il n’y a pas moyen d’empêcher ce que veut notre souveraine.

— Vous croyez ? répondit la duchesse. Souvenez-vous de ceci, pourtant, c’est que la première lettre que vous recevrez de moi vous annoncera la rupture de ce mariage arrangé par la reine.

— Je vous conseille de ne point intervenir, fit Marlborough ; ce sont là des détails trop infimes pour que vous y aventuriez votre autorité.

— Des petits effets surgissent souvent de grandes causes, observa la duchesse ; je veux récolter en son temps ce que j’ai semé. »

Les remontrances du duc se trouvèrent interrompues par Timperley. Il venait lui annoncer que la voiture était prête. Marlborough serra de nouveau avec tendresse la duchesse sur son cœur, et, la prenant par la main, il descendit avec elle le grand escalier.

Au moment où l’illustre couple traversait le vestibule pour monter en voiture, tous les gens de leur maison, rassemblés, se présentèrent à eux pour faire leurs adieux à leur maître bien-aimé. Dans le nombre se trouvait Proddy, qui, sur un signe de reconnaissance de la part du duc, ne se sentit pas de joie.

Dès que Marlborough eut franchi le seuil de la porte, une clameur formidable se fit entendre, et, malgré les efforts des suisses, la cour fut en un instant envahie par une populace avide de contempler le héros. Le duc répondit à ces cris d’enthousiasme par des saluts réitérés et monta dans la voiture, où la duchesse avait déjà pris place.

M. Brumby et le postillon de l’attelage de devant eurent besoin de toute leur habileté pour manœuvrer de façon à ne blesser personne en sortant de la cour. Cette tâche difficile une fois accomplie, la foule du dehors redoubla ses cris et ses hurrahs ; et, à l’apparition du héros qu’ils étaient avides de voir à leur aise, tous se découvrirent d’un commun accord.

Effrayée par ce bruit insolite, une volée de corbeaux perchés dans les ombrages de Marlborough-House s’envola en croassant, tandis qu’une autre bande, échappée des jardins royaux, vint attaquer la première au milieu des airs.

Cette circonstance imprévue servit de texte à des remarques nombreuses parmi les spectateurs.

Tout le long du chemin, des centaines de visages se présentaient à tour de rôle aux portières de la voiture, distribuaient au duc mille bénédictions ; des milliers de chapeaux, fichés au bout de bâtons, s’agitaient dans toutes les directions, tandis que d’autres étaient lancés dans les airs.

Afin que les habitants du palais ne perdissent aucun détail de ce triomphe, la duchesse avait secrètement ordonné à M. Brumby de passer par la rue Saint-James. Le duc se fût certainement opposé à ce projet, s’il en avait été averti à l’avance, mais il ne s’en aperçut que trop tard. La voiture suivit donc forcément cette route, s’avançant au pas, car une allure plus vive eût été impossible.

En arrivant en face du palais, la foule était si compacte qu’il n’y eut plus aucun moyen d’avancer. Aux cris poussés par le postillon et M. Brumby : « Place ! place ! » la foule ne répondait que par des clameurs et des vociférations, en se pressant de plus en plus autour de la voiture. À la fin pourtant, en présence de la position embarrassante du duc, ceux qui étaient les plus proches s’écrièrent : « Dételons les chevaux, nous traînerons la voiture ! »

Cet appel fut accueilli par de nombreux applaudissements, et les cris : e Dételons les chevaux ! » retentirent de toutes parts.

Le duc était hors d’état de s’opposer à ce triomphe populaire ; en un instant, les limoniers furent dételés par Timperley et les autres domestiques, tandis que les postillons emmenaient les chevaux de flèche.

Tout aussitôt une douzaine de personnes s’emparèrent du timon ; une autre troupe attacha solidement un câble à l’essieu et s’y attela. Brumby demeura sur le siége, faisant claquer son fouet, quoiqu’il n’eût plus de brides en main, et il déclara qu’il n’avait jamais, de sa vie, conduit un pareil attelage.

La voiture se mit alors en mouvement, au milieu des cris et des applaudissements des spectateurs, qui se présentaient par centaines pour servir de relais lorsque les autres seraient fatigués.

Le triomphe de la duchesse était complet. Elle jeta les yeux sur le palais et s’imagina apercevoir la reine à l’une des fenétres de l’étage supérieur. L’orgueilleuse femme se réjouissait de ce que Anne avait été ainsi attirée par les clameurs retentissantes de cette immense multitude.

La voiture ainsi traînée, traversa Saint-James-Street, Piccadilly, et parvint enfin en haut de l’escalier de Whitehall. Le duc prit alors congé de la duchesse et s’élança dans son canot au milieu des acclamations du peuple, qui se trouvaient couvertes, à différents intervalles, par les détonations de l’artillerie.