X


La reine fixe le jour du mariage de Masham avec Abigaïl.


Sa Majesté Anne et son royal époux se trouvaient seuls dans la bibliothèque du château de Saint-James, au moment où un huissier annonça que le duc de Marlborough et le lord trésorier lui demandaient audience.

« Qu’ils entrent, répondit la reine ; ils ont probablement quelque nouvelle demande à me faire, ajouta-t-elle en s’adressant au prince.

— Je ne crois pas cela, répliqua celui-ci : ils viennent probablement nous dire que le chevalier de Saint-Georges a débarqué en Écosse, ou peut-être encore qu’on s’est emparé de lui.

— Dieu nous en préserve ! » s’écria la reine à la hâte.

Au moment où elle poussait cette exclamation, Marlborough et Godolphin passaient le seuil de la porte.

« Nous apportons de bonnes nouvelles à Votre Majesté, dit le duc : l’invasion est terminée.

— Ainsi donc, le prétendant est prisonnier ? s’écria Anne.

— Le prétendant ? non, madame ! répliqua Mariborough.

— Il n’est pas tué au moins ? demanda la reine.

— Hélas ! non, il vit, pour le tourment de Votre Majesté, reprit le duc.

— Dieu soit loué ! s’écria-t-elle avec ferveur.

— Mais qu’est-il arrivé, Votre Grâce, qu’est-il arrivé ? demanda le prince.

— Votre Altesse sait, répondit Marlborough, que du moment où l’expédition française eut rencontré l’amiral Byng, l’amiral qui la commandait changea sa manœuvre, et fit voile pour Inverness, dans l’espoir d’y exciter une insurrection en faveur du prétendant.

— Je sais cela, dit le prince, et j’ai encore appris que c’est uniquement aux excellentes mesures de précaution prises par Votre Grâce que doit être attribuée la fin de l’insurrection.

— Votre Altesse me fait beaucoup d’honneur, reprit Marlborough en saluant ; mais venons au fait : les éléments eux-mêmes se sont déclarés en notre faveur ; une tempête épouvantable a empêché le débarquement de l’expédition ; nos ennemis, rejetés en pleine mer, sont parvenus à grand peine, après avoir éprouvé d’affreux désastres et de nombreuses pertes, à rentrer à Dunkerque.

— Ainsi donc, le mauvais temps nous a été favorable ? dit la reine avec une certaine intention.

— Sans doute, répliqua le duc, car l’effusion du sang a été évitée. Il est probable pourtant que, si les troupes avaient pu débarquer, le prétendant aurait reçu une sévère leçon ; une mort prématurée l’eùt peut-être empêché de renouveler sa coupable tentative. En tout cas, le danger est passé pour le moment, et le lord trésorier, ainsi que moi, nous sommes venus offrir nos félicitations à Votre Majesté sur l’heureuse issuc d’une affaire qui semblait nous présager tant d’anxiétés et de périls.

— Je vous remercie sincèrement, milords, répliqua la reine.

— À cette occasion les deux chambres présenteront à Votre Majesté de loyales adresses, ajouta Godolphin, et nous avons tout lieu d’espérer que notre conduite sera approuvée, tandis que celle de nos ennemis ot de ceux de la patrie sera blâmée comme elle le mérite.

— N’en doutez pas, répliqua le prince Georges, on rendra témoignage des bons services de celui qui à si admirablement âdministré le trésor de Sa Majesté, comme de ceux du duc qui a commandé les armées de la Grande-Bretagne d’une manière si glorieuse !

— J’ose me flatter, ajouta Marlborough, que Sa Majesté daignera annoncer, dans sa réponse aux chambres, qu’à l’avenir elle ne placera sa confiance qu’entre les mains de ceux qui lui ont donné des preuves si réitérées de leur zèle pour le maintien de son trône et l’affermissement de la succession protestante.

— Je me rappellerai vos paroles, milord, répondit Anne avec froideur.

— Votre Majesté voudra bien rappeler, observa Godolphin, et il serait même à propos qu’elle insistât sur ce point, que tout ce qui est cher au peuple, et tout ce qui lui a été assuré par son sage gouvernement, serait perdu sans retour, si jamais le but du prétendant papiste était atteint.

— Assez, milord ! s’écria Anne avec mécontentement ; la leçon est suffisante.

— Du moment où l’invasion n’est plus à craindre, reprit Marlborough, je demande à Votre Majesté la permission de rejoindre ses troupes en Flandre. Le prince Eugène m’attend impatiemment à la Haye pour se concerter avec moi sur le plan de la campagne prochaine.

— Je vous accorde cette permission, répondit la reine ; quand comptez-vous partir ?

— Demain, répliqua le duc, à moins que Votre Majesté n’ait encore besoin de moi.

— J’aurai grand regret à me séparer de Votre Grâce, fit Anne ; mais je sais que vous allez remporter de nouvelles victoires pour moi, et mériter de nouveaux lauriers pour vous.

— Je pars pourtant âvec moins d’enthousiasme qu’à l’ordinaire, ma gracieuse souveraine, répondit le duc, et cela parce que je suis sûr de laisser derrière moi un ennemi insinuant, qui travaille à anéantir les efforts que je fais pour affermir votre grandeur. Si vous tenez à la sécurité de votre cabinet et à la prospérité de ce royaume, je vous conjure de congédier Abigaïl Hill. Cette méchante enfant sert d’instrument à sir Harley, et, aussi longtemps qu’elle demeurera près de vous, prête à insinuer à votre oreille les paroles empoisonnées de ce serpent, nous compterons en vain sur votre confiance. Toutes nos tentatives seront neutralisées. En faveur du zèle et du dévouement que je vous ai toujours montrés, et que je suis prêt à vous montrer encore, que Votre Majesté daigne m’entendre et me croire.

— Ne vous inquiétez pas, milord, de mes arrangements intérieurs, reprit la reine : Abigaïl est tout simplement une femme de service.

— Ostensiblement, oui madame, répondit le duc ; mais vous ignorez vous-même l’influence qu’elle exerce sur vous ; tout le monde le sait à la cour, comme aussi dans les cours étrangères, et cela fait un tort infini à Votre Majesté et à votre ministère.

— Allons, allons ! ceci est une ancienne supposition avec une nouvelle variante, répondit Anne. Il n’y pas bien longtemps, on prétendait que la duchesse de Marlborough me gouvernait, aujourd’hui, on affirme que c’est Abigaïl Hill.

— J’ose espérer que Votre Majesté ne fera pas à la duchesse l’injure de la comparer à Abigaïl, reprit fièrement le duc.

— On ne saurait faire de comparaison, en effet, milord, ajouta Anne.

— Une souveraine a besoin d’une conseillère fidèle, observa Godolphin, et on a toujours dit que c’était un bonheur pour Votre Majesté d’avoir rencontré une confidents pareille à la duchesse.

— Si la loyauté et le dévouement sont des titres à cet emploi, Sa Grâce les possède au plus haut degré, riposta le duc.

— La duchesse en possède d’autres encore, dit Godolphin avec fermeté ; elle a de l’esprit et du bon sens plus qu’aucune autre femme de ce royaume.

— Et de l’arrogance aussi, s’écria la reine avec aigreur.

— Je sens depuis longtemps que Sa Grâce a encouru le déplaisir de Votre Majesté, et cela, je le crains, par sa faute poursuivit le duc. Ma femme est hautaine et impérieuse, je l’avoue, mais son cœur vous est dévoué.

— Je ne le nie pas, milord, répliqua Anne, qui se radoucit et modéra sa violence ; je crois que la duchesse m’aime.

— Oui, certes, elle est entièrement soumise aux ordres de Votre Majesté, repartit le duc, et ma dernière prière, en quittant la reine, sera de la conjurer d’avoir confiance en ma femme. »

Et, pliant le genou, le général baisa la main de la reine. « Adieu, milord, fit Anne ; mes vœux vous accompagnent. »

Le duc et le trésorier se retirèrent après avoir salué le prince.

« Je vois que Votre Majesté tient bon pour Abigaïl, observa le prince en prenant une prise de tabac.

— Ceux qui la détestent emploient tous les moyens possibles pour m’attacher plus fortement à elle, répondit la reine.

— J’en suis vraiment bien aise, continua le prince ; Masham est venu me voir ce matin, et m’a conjuré d’intercéder auprès de Votre Majesté au sujet de son mariage.

— Ces perpétuelles sollicitations m’excèdent, s’écria gaiement la reine ; il faut y mettre fin de façon ou d’autre : veuillez faire appeler Abigaïl.

— À l’instant ! » répliqua le prince, qui se hâta d’aller avertir l’huissier en murmurant à part lui : « Il ne faut pas laisser refroidir cette bonne disposition. »

Quelques minutes après, la favorite parut devant le couple royal.

« Le duc de Marlborough et le lord trésorier sortent d’ici, Abigaïl ; ils ont demandé votre renvoi, dit la reine.

— Est-il possible, madame ? fit-elle en tremblant, et dois-je en conclure que… ?

— Vous devez en conclure que vous épouserez demain M. Masham, répondit la reine.

— Oh, madame ! s’écria Abigaïl en se jetant aux pieds de la reine, excusez-moi de ne pouvoir vous remercier comme je le devrais ! Mon cœur seul s’en acquitterait, s’il savait parler.

— Je ne veux point de remercîments, continua Anne ; je suis charmée de pouvoir vous rendre heureuse, et ma conduite avec vous prouvera à vos ennemis que ni leurs menaces ni leurs représentations ne me détourneront de vous aimer et de vous protéger. Cependant, comme je veux éviter les scènes, le mariage sera célébré en secret, le soir, dans l’appartement de mon médecin, le docteur Arbuthnot.

— C’est parfait ! s’écria le prince.

— J’espère que la duchesse n’en saura rient dit Abigaïl.

— Il est probable qu’elle ne pourra pas en être informée, répondit la reine. Et maintenant je ne vous retiens plus, mon enfant ; il y a certains moments dans la vie où on a besoin d’être seule, afin de s’abandonner sans contrainte à ses sensations : prenez cette bourse, Abigaïl, elle contient deux mille guinées c’est la dot que je vous destine.

— Votre Majesté me comble ! s’écria la jeune fille d’une voix étranglée par l’émotion.

— Je me charge d’informer Masham du bonheur qui l’attend, ajouta le prince, et je remercie en son nom Votre Majesté de toutes les bontés qu’elle a pour lui et pour sa fiancée. Vous nous avez tous rendus heureux, ajouta-t-il en essuyant une larme ; oh oui ! très-heureux. »

Abigaïl aurait voulu parler, mais les paroles expirèrent sur ses lèvres. Elle jeta sur la reine un regard pénétré d’un ardent amour et d’une profonde gratitude, et se retira à pas lents.