VIII


Nouvelle preuve du talent de M. Harley pour l’intrigue.


Quelques jours après cette entrevue, il y eut une seconde réception à Saint-James, suivie, comme la première, d’un grand bal d’apparat.

L’invasion dont on était menacé, au lieu de diminuer le nombre des habitués ordinaires de ces fêtes, avait au contraire amené à la cour une multitude avide de faire étalage de loyauté et de dévouement. La réception fut brillante et le bal très-animé.

Les honneurs de la soirée se partagèrent entre la reine et la duchesse, et il eût été difficile de dire laquelle des deux reçut plus de témoignages de respect. Quelle que fût la mortification d’Anne, elle prit soin de la cacher et se montra plus gaie qu’à l’ordinaire.

La duchesse ne s’imposa point tant de contrainte, et elle se montra ouvertement électrisée par les hommages qu’elle rece vait. Son maintien était plus hautain et plus majestueux que de coutume ; son front trabissait plus d’orgueil, et, tandis qu’appuyée sur le bras de son illustre époux elle causait avec les seigneurs les plus nobles pt les plus puissants du royaume, qui se pressaient autour d’elle, comme aussi avec les principaux envoyés des cours étrangères, il eût été facile de se méprendre et de la croire souveraine maîtresse du trône d’Angleterre.

À vrai dire, si la duchesse accaparait tous les hommages, la majeure partie en était destinée à son seigneur et maître : car, à l’exception de personnes appartenant au parti qui se montrait hostile au duc, tout le monde avait pour lui de l’admiration, de l’affection et de la reconnaissance. D’après l’opinion générale, si le pays échappait au danger d’une révolution, on le devait à la sagesse des prévisions de l’illustre guerrier.

— Au nombre des ennemis de la duchesse se trouvait Harley, qui était amèrement blessé d’être obligé d’assister à ce triomphe, et de rester témoin des preuves non équivoques de l’influence sans bornes et de l’immense popularité de la favorite ; aussi s’empressa-t-il de chercher un moyen pour que l’usurpation des droits royaux fût remarquée par la reine.

« Il me semble, dit-il à voix basse et avec malice à la souveraine, qu’il n’est pas besoin d’une invasion pour dépouiller Votre Majesté de sa couronne, car la duchesse paraît avoir définitivement usurpé le pouvoir. Voyez comme elle retient les ambassadeurs auprès d’elle. Ne dirait-on pas qu’elle discute avec eux les intérêts de son peuple ?

— Je m’aperçois fort bien de tout cela, monsieur Harley, répliqua Anne avec tranquillité, mais je ne m’inquiète point de ces menées. La duchesse s’enivre de vanité et ne devine pas le péril au-devant duquel elle court ; elle-même et bien d’autres encore se rappelleront cette soirée, car à cette heure le pouvoir éphémère de cette femme a atteint son apogée. À partir d’aujourd’hui, il n’existe plus.

— Je suis heureux de l’espérance que Votre Majesté veut bien me laisser concevoir, répliqua Harley, et cependant je voudrais voir la duchesse renversée tout à coup de son orgueilleux piédestal.

— Chaque chose a son temps, fit la reine avec un sourire significatif.

— Que Votre Majesté me pardonne si j’ose lui donner un conseil, reprit Harley ; le vrai moyen de blesser cruellement la duchesse en ce moment serait de lui annoncer que vous consentez au mariage de Masham et d’Abigaïl.

— Abl oui ! mais à propos de cela ! s’écria Anne, ne l’avez-vous pas entendue déclarer qu’elle empécherait ce mariage ?

— C’est une menace en l’air, dit Harley d’un ton moqueur, et je ne pense pas que Votre Majesté attache aucune importance à cette parole.

— Je suis persuadée qu’il y a quelque chose là-dessous, reprit la reine ; aussi, je vais m’expliquer, et nous allons voir l’effet que mes paroles produiront sur elle.

— Votre Majesté frappera un coup dont la force surpassera son attente, s’écria Harley sans pouvoir réprimer la joie qu’il éprouvait. Toutes les vaines famées de gloire de cette femme orgueilleuse vont être dissipées à l’intant. À vant toutes choses, cependant, je demande à Votre Majesté la permission d’adresser quelques questions à Abigaïl. »

Tandis que Harley se mêlait à la foule, la reine ordonna à un huissier d’aller annoncer à la duchesse de Marlborough qu’elle l’attendait.

Dans ce même moment, Abigaïl et Masham dansaient une sarabande, et tous les regards se trouvaient fixés sur eux. L’histoire des différents travestissements du jeune écuyer était connue, et il passait pour un héros aux yeux de la plus belle portion de l’assemblée.

Harley s’approcha du groupe qui entourait les danseurs et aperçut le marquis de Guiscard, qui suivait d’un œil jaloux et vindicatif les mouvements de son gracieux rival. De peur d’être interrompu par lui, Harley se détourna, se tint à l’écart jusqu’à la fin de la danse. Il s’approcha alors d’Abigaïl, et, l’entraînant loin de son amoureux pour quelques instants, il la conduisit dans l’antichambre.

« Ma cousine, dit-il à la jeune fille, j’ai d’excellentes nouvelles à vous apprendre. La reine, à ma prière, consent à votre union immédiate avec Masham. »

Abigaïl poussa une exclamation de bonheur.

« Je ne crains plus maintenant qu’un seul obstacle, poursuivit-il, et cet obstacle viendra de la part de notre ennemie commune, la duchesse. Vous devez vous rappeler qu’elle a menacé d’empêcher votre mariage ? Sur quoi cette prétention est-elle fondée ?

— Hélas ! s’écria Abigaïl, qui se laissa tomber sur une chaise en pâlissant ; j’aurais dû tout vous avouer depuis longtemps !

— M’avouer quoi ? fit Harley. Vous m’effrayez, Abigaïl ; le mal est-il donc irréparable ?

— Je l’ignore, répondit-elle tristement. Vous allez en juger vous-même. Lorsque la duchesse m’introduisit dans la maison de la reine, elle exigea de moi une promesse par écrit par laquelle je m’engageais à la considérer comme une mère, car

la mienne était morte, comme vous le savez, et elle me fit jurer de lui laisser la libre et entière disposition de ma main.

— Et vous avez signé un acte pareil ? dit Harley bouleversé.

— Hélas ! oui, répliqua-t-elle.

— Quelle improdence ! s’écria Harley en se frappant le front. Allons, la duchesse est en réalité maîtresse de votre destin. Il faut céder, hélas ! au moment du triomphe.

— Oh ! ne me dites pas cela ! s’écria-t-elle ; je ne savais ce que je faisais. La duchesse ne me forcera pas à tenir ma promesse, et, si elle le fait, je ne me considérerai pas comme engagée.

— Ne vous faites pas d’illusion, répliqua Harley. La duchesse exigera l’accomplissement de votre engagement, et quoique je trouve, en effet, que vous n’êtes pas furcée à tenir votre parole, je connais assez la reine pour être sûr qu’elle respectera cet acte. Si j’avais appris plus tôt ce détail, nous aurions pu trouver un expédient ; mais à cette heure…

— Je suis que j’ai eu tort, reprit Abigaïl au désespoir ; serait-il donc trop tard pour sortir de cet embarras ?

— Je le crains, fit Harley, et pourtant nous essayerons. Très certainement, la duchesse garde ce coup de théâtre pour la fn, et, si nous parvenons à l’empêcher de s’en servir, nous n’aurons plus rien à craindre.

— Oh ! faites cela ! s’écria vivement Abigaïl, et je vous jure que je réunirai tous mes efforts pour vous aider à atteindre le but de votre plus haute ambition.

— J’agirai de mon mieux, répondit Harley ; mais, à moins de réussir à nous emparer de ce maudit papier, ah ! il me vient une idée !

— Quelle est-elle ? demanda Abigaïl.

— Je vous la communiquerai plus tard, répliqua-t-il. Ne soufflez mot de tout ceci, ni à la reine, ni à Mashan. Fiez-vous à moi seulement, et, quand le danger se présentera, nous serons en mesure de l’affronter. »

En disant ces mots, Harley ramena la jeune fille dans la salle de bal et la remit aux mains de son amant.

Au même instant, comme il s’efforçuit de se frayer uu chemin à travers la foule pour rejoindre la reine, il vit la duchesse s’éloigner d’Anne, et, malgré tout le soin qu’elle prenait de se contenir, Harley devina sur sa physionomie qu’elle venait de recevoir une nouvelle désagréable.

Persuadé que la reine lui avait tenu parole, Harley se décida à surveiller les mouvements de son adversaire ; il vit qu’au lieu de retourner auprès du duc et du cercle brillant qui l’entourait, la duchesse se retirait dans la chambre verte, comme pour se reposer. Il la suivit en cet endroit, mais d’assez loin pour ne pas éveiller son attention, et il se plaça près de la porte pour voir ce qui allait arriver.

Son incertitude ne dura pas longtemps. Un huissier passa près de lui et revint bientôt accompagné du marquis de Guiscard. Harley s’éloigna jusqu’à ce que le marquis fût entré ; puis, se rapprochant de la porte qui était restée entre-bâillée, il s’appuya contre le chambranle de façon à écouter tout ce qui se dirait dans l’intérieur. Aux yeux des autres spectateurs, il paraissait uniquement occupé de la scène animée qui se passait devant lui.

Les premières paroles qu’il entendit furent prononcées vivement par la duchesse.

« Je sais que vous souhaitez prendre la route la plus courte pour arriver à la fortune, marquis, lui disait-elle, et je veux vous indiquer le chemin. En dépit des oppositions qui surgissent de différents côtés, nonobstant les refus d’Abigaïl elle-même, enfin, malgré le consentement accordé à Masham par la reine, vous n’en épouserez pas moins cette petite folle.

— Votre Grâce sait que je m’exposerais volontiers à tous les périls pour atteindre ce but, répliqua le marquis ; j’ai renoncé forcément à ce bonheur, car je n’avais plus d’espoir ; mais ce que Votre Grâce me dit à cette heure ne m’explique pas comment la chance a pu tourner en ma faveur.

— Écoutez-moi, marquis, reprit la duchesse. Lorsque Abigaïl est entrée au service de la reine, elle m’a concédé, par un document que je possède, le droit exclusif de disposer de sa main à mon gré. Elle est donc ma pupille, et je puis la donner en mariage à qui bon me semblera : je vous offre de devenir son mari.

— Et je n’ai pas besoin de dire avec quel empressement j’accepte, répondit Guiscard. Quand Votre Grâce compte-t-elle faire acte d’autorité ?

— Le jour qui aura été fixé pour son mariage avec Masham, répondit-elle.

— Le mariage pourrait avoir lieu secrètement, à l’insu de Votre Grâce, dit le marquis.

— Oh ! je ne crains pas cela, répliqua la duchesse avec un air d’assurance. Consentez-vous à remettre vos intérêts entre mes mains ?

— De tout mon cœur, et les yeux fermés, répondit le marquis.

— Bien ! cela suffit, ft-elle. Maintenant, je retourne au bal. Ne me suivez pas, je ne voudrais pas qu’on nous vit ensemble. »

Tout en parlant ainsi, l’épouse de Mariborough sortit du cabinet.

Au moment où Guiscard se disposait à en faire autant, il fut surpris par l’entrée subite de Harley.

« Un mot, marquis, lui dit ce dernier.

— Plusieurs, si vous le voulez, monsieur Harley, répondit Guiscard en saluant.

— Pour aborder franchement la question, reprit Harley, je vous avoue que j’ai entendu votre dialogue avec la duchusse.

— Alors, vous avez appris que je puis encore me flatter de l’espoir de devenir votre parent par alliance, ajouta effrontément Guiscard.

— Un peu de cslme et de réflexion vous convaincront de l’impossibilité d’exécuter un pareil projet, fit Harley ; et d’ailleurs, la duchesse ne vous a promis aucune récompense.

— Oh ! pardonnez-moi, monsieur Harley, interrompit Guiscard ; elle m’a offert la plus magnifique récompense qui soit au moude, en me promettant Abigaïl. Je vous défie de renchérir. Mais cependant, comme je suis un homme raisonnable, disposé à se laisser convaincre, dites-moi ce que vous m’offrez à la place.

— Je vous délivrerai du danger que vous courez ; car, pour vous faire arrêter en quittant cette chambre, il me suffirait d’aller apprendre au duc de Marlborough que vous avez stipendié deux de vos domestiques pour attaquer un sergent à qui il avait confié d’importantes dépêches. Que je lui dise cela, et que je le lui prouve, ce qui m’est facile, je vous réponds que nous ne courrons plus aucun risque d’être troublés par votre apparition au mariage.

— L’accusation est fausse ! s’écria Guiscard, qui devint pâle malgré lui.

— Oh ! non, marquis, repartit Harley. Il est inutile d’essayer de nier, je puis dénoncer les deux hommes ; mais j’aime mieux étouffer l’affaire que de la révéler.

— Alors, qu’exigez-vous de moi, monsieur ? dit Guiscard.

— Bon ! vous voici devenu raisonnable. Je veux que vous demeuriez en bonne intelligence avec la duchesse, que vous acquiesciez complétement à ses projets, et, lorsquetout sera définitivement arrêté, j’exige que vous suiviez mes instructions. Faites cela, et je ne serai point ingrat.

— Je serai enchanté de vous servir, je vous le jure, monsieur Harley, si cela est en mon pouvoir, répliqua Guiscard.

— Nous nous comprenons parfaitement, marquis, répliqua sèchement l’homme d’État : lorsque je vous ai acheté les lettres qui m’avaient été volées, vous m’avez donné une leçon que je n’oublierai pas de sitôt.

— Ab ! murmura Guiscard à part lui, si la potence n’avait pas fermé la bouche du pauvre Grey, j’aurais pu vous en donner une seconde. Il est important aussi, monsieur Harley, ajouta-t-il tout haut, que vous tâchiez de me mettre à l’abri de l’inimitié de la duchesse.

— Si cela est en mon pouvoir, comptez sur moi, reprit-il ; mais je puis avec plus d’assurance vous promettre la reconnaissance d’Abigaïl, et vous verrez qu’elle contrebalancera avantageusement la haine de Sa Grâce. Voilà qui est convenu ; mais plus de trahison, marquis ?

— Oh ! je ne mérite pas un tel reproche, monsieur Harley, s’écria Guiscard. C’est vous, aujourd’hui, qui faites de moi un traître pour la première fois.

— C’est ma foi vrail répondit Harley, et, comme il est évident que votre intérêt est de me rester fidèle et dévoué, je crois bien que je puis me risquer à me fier à vous. »

Et, sans ajouter un mot de plus, Harley quitta la chambre verte.