VIII


Désintéressement de l’amour de Masham pour Abigaïl Hill.

Le lendemain du jour où Masham avait si habilement mystifié la duchesse, la reine et le prince causaient le matin dans la bibliothèque du palais.

« Eh bien ! prince, dit Anne à son mari, quoi que vous disiez au sujet de l’attachement dévoué de votre écuyer pour Abigaïl, je soupçonne qu’il lui fait la cour autant pour des motifs d’intérét personnel qu’à cause des sentiments affectueux qu’elle lui inspire.

— Votre Majesté fait un tort réel à mon protégé par cette supposition, répondit le prince.

— Oh ! mon Dieu, s’il songe à son avancement, il ne fait que suivre en cela l’exemple des trois quarts de mes courtisans, répliqua la reine ; je ne le blâme pas, et cépendant je serais fâchée de voir Abigaïl tomber aux mains d’un ambitieux.

— Je voudrais qu’il fût possible d’éprouver la réalité des sentiments de Masham, ajouta le prince.

— C’est une expérience facile à faire la première fois qu’elle et lui se rencontreront ensemble en ma présence, dit la reine.

— Nous pouvons mander Masham à l’instant, dit le prince, car il est dans mes appartements. »

Le couple royal expédia un huissier pour aller avertir Abigaïl ; mais le serviteur était à peine parti, que la porte s’ouvrit et que Harley parut. Il fut reçu avec beaucoup de bienveillance par la reine et son mari.

« J’espère, monsieur Harley, lui dit Anne, que vous êtes venu pour me rappeler ma promesse, c’est-à-dire l’engagement que j’ai pris de compenser, autant que cela est en mon pouvoir, le dernier échec que vous avez subi ?

— Je n’ai pas oublié votre promesse, ma gracieuse souveraine, répliqua Harley, et je vous la rappellerai lorsqu’il en sera temps ; mais on vient de me dire à l’instant que Masham était de retour.

— Il est vrai, répliqua la reine, vous allez le voir dans un instant ; je l’ai envoyé querir ainsi que votre cousine Abigaïl, qui est en disgrâce complète.

— En disgrâce ! répéta Harley ; je suis désespéré de l’apprendre : mais Votre Majesté plaisante, » ajouta-t-il, rassuré par l’expression de la physionomie de la reine.

Tandis que sir Harley parlait, la porte s’ouvrit une seconde fois, et livra passage à la duchesse de Marlborough.

« Elle arrive toujours quand on la désire le moins, murmura la reine en fronçant le sourcil.

— Sa Grâce, observa Harley tout bas, possède le talent d’entrer toujours mal à propos.

— Je suis venue pour dire à Votre Majesté, dit la duchesse en parlant avec une grande précipitation, et en négligeant presque les formes de l’étiquette habituelle, qu’hier nous avons été trompées toutes les deux : c’était bien M. Masham que j’avais rencontré ; il est resté quelque temps dans le palais, à l’ombre d’un déguisement. J’ai découvert tout ceci au moyen des…

— Des espions de Votre Grâce… interrompit Harley.

— Peu importe comment, reprit la duchesse ; le fait est réel, et je suis en mesure de le prouver à Sa Majesté.

— C’est inutile, reprit froidement la reine ; je le sais déjà.

— Je me flatte alors que Votre Majesté va infliger à la présomption de ce jeune homme le châtiment qu’il mérite, répondit la duchesse. Ah ! le voici, fit-elle en entendant l’huissier annoncer le coupable. Ainsi, monsieur Masham, continua la duchesse, vous avez osé hier jouer, à la reine et à moi, le tour le plus déloyal et le plus effronté ; mais, sans s’occuper plus longtemps de ceci, dites-moi s’il est digne d’un gentilbomme d’avoir trompé, comme vous l’avez fait, Sa Grâce, le duc de Marlborough, afin de le rendre l’instrument aveugle et involontaire de vos intrigues.

— J’ai tout expliqué au général, répliqua Masham, et il m’a accordé le pardon de cette liberté. Le duc a beaucoup ri des détails que je lui ai confiés ; il m’a donné une poignée de main, en ajoutant qu’il espérait que la reine ne m’en voudrait pas plus que lui.

— Je puis porter témoignage de la vérité de ce que Masham avance, fit le prince ; car l’explication a eu lieu ce matin dans mes appartements.

— La bonté du duc dégénère en faiblesse ! s’écria la duchesse furieuse.

— Votre Grâce rétablit l’équilibre de la balance par la qualité contraire, observa Harley.

— La réplique est mordante, monsieur l’ex-ministre d’État, reprit la duchesse. Je suis ravie de voir que vous adoptez le genre épigrammatique ; cette étude vous convient et vous amusera sans doute. »

En ce moment même Abigaïl entra, et regarda autour d’elle avec inquiétude.

« Si Votre Majesté accorde l’impunité à M. Masham, dit tout bas la duchesse à la reine, cela fera grand scandale à la cour.

— Votre Grâce sera satisfaite de la punition que je vais lui infliger, répliqua Anne. Abigaïl, continua-t-elle en affectant un air sévère, je vous ai envoyé chercher pour vous annoncer, qu’après la fourberie dont vous vous êtes rendue coupable ainsi que M. Masham, il est impossible que je vous garde à mon service. Ainsi donc, à dater d’aujourd’hui, vous ne faites plus partie de ma maison.

— Madame ! s’écria Harley.

— Silence, monsieur ! dit la reine avec hauteur ; pas un mot ! Abigaïl, vous n’êtes plus attachée à ma personne, vous dis-je ; vous avez perdu à jamais mes bonnes grâces. J’ai voulu que M. Masham fût présent à votre disgrâce, parce que en étant la principale cause, il sentira mieux l’énormité de sa désobéissance.

— Il y a quelque chose là-dessous ! pensa Harley ; voyons ce que cela deviendra, afin d’intervenir quand il en sera temps.

— J’applaudis à la décision de Votre Majesté, s’écria la duchesse, incapable de cacher sa joie ; la sentence est juste ; nous verrons maintenant si la disgraciée aura autant de charmes aux yeux de son adorateur qu’en avait la favorite de la reine.

— Bon ! dit la reine au prince à demi-voix, voici la duchesse qui attaque précisément la question qui nous intéresse. »

La duchesse surprit le regard, et, s’apercevant à l’instant de son erreur, elle saisit le bras de Masham qui allait parler, et lui dit tout bas et à la hâte :

« Suivez mes avis, ou vous êtes perdu sans retour. Quels que soient vos sentiments pour Abigaïl, ne lui témoignez maintenant aucun intérêt.

— Que dit monsieur Masham ? s’écria la reine ; suivra-t-il la fortune de la favorite disgraciée ?

— Madame, je… fit Masham en hésitant.

— Malédiction ! ne pouvez-vous parler ? fit le prince.

— N’écoutez pas la duchesse, ou bien, vous et Abigaïl, vous êles perdus sans remède, lui dit tout bas Harley ; parlez hardiment. »

Masham ainsi encouragé se jeta aux pieds de la reine.

« Ne condamnez pas Abigaïl pour les fautes qui me sont personnelles, je vous en conjure, s’écria-t-il ; que votre colère retombe sur ma tête aussi cévèrement qu’il vous plaira, et non sur la sienne… elle n’est pas coupable ; Dieu m’est témoin qu’elle ne l’est point ! J’accepte un exil perpétuel, je consens à ne jamais la revoir, ce qui sera pour moi un supplice pire que la mort, si vous daignez seulement lui pardonner. — Quel sot amoureux ! s’écria la duchesse.

— Bravo ! bravissimo ! fit le prince en battant joyeusement des mains. Ne vous l’avais-je pas dit ? n’avais-je pas assuré à Votre Majesté que son affection était désintéressée ? Êtes-vous convaincue maintenant ?

— Parfaitement, répliqua la reine ; relevez-vous, vous avez gagné votre cause : Abigaïl est pardonnée.

— Merci, Majesté, merci ! s’écria Abigaïl, qui s’agenouilla et pressa sur ses lèvres la main de sa royale maîtresse.

— Je veux vous dire maintenant, fit la reine, que votre renvoi était une feinte. Vous m’aviez trompée, et je me suis cru le droit de vous tromper à mon tour ; j’ai joué franc jeu, n’est-ce pas ?

— Oh ! je n’ai eu que ce que je méritais, ma gracieuse reine, fit Abigaïl, et je vous remercie de votre indulgence.

— À mon tour, maintenant, dit Harley. Je saisis cette occasion de rappeler sa promesse à Votre Majesté. La faveur que je demande est la révocation du bannissement de M. Masham et sa réintégration dans les bonnes grâces de la reine.

— Accordé, répliqua la reine.

— Afin que cette scène ridicule n’aille pas plus loin, j’annonce à Votre Majesié que je m’oppose à l’union de M. Masham avec Abigaïl, observa la duchesse. Vous ferez donc bien de réfléchir avant de leur faire aucune promesse à cet égard.

— Et de quel droit vous opposeriez-vous à ce mariage ? demanda Anne fort étonnée.

— Votre Majesté le saura en temps et lieu, répliqua la duchesse. Je réserve pour elle seule mes explications.

— Que signifie ceci, ma cousine ? demanda Harley à voix basse à Abigaïl.

— Oh ! rien, rien absolument, » répliqua-t-elle d’un air dégagé.

Et cependant, elle devint excessivement pâle.

« Vous espérez donc mener à bonne fin ce mariage ? dit la duchesse à voix basse à Harley ; moi je vous jure que jamais il n’aura lieu.

— L’accomplissement de cette union cst aussi certain que l’est la chute de Votre Grâce, et il en sera le précurseur, » répliqua celui-ci du même ton, avec un sourire moqueur qui s’adressait à la femme altière du duc de Marlborough.