Traduction par Bénédict H. Révoil.
Hachette (p. 202-212).

IV


Le sergent Scales prend congé de ses amis.


« Un soldat doit toujours être prêt à marcher au premier appel, se dit le sergent à part lui, en retournant à sa chambre. Ainsi je n’ai pas à me plaindre. Néanmoins j’aurais préféré avoir un peu plus de temps par-devers moi. Mais n’importe ! à la guerre comme à la guerre. Mes préparatifs seront bientôt faits, et j’aurai même le temps de dire adieu à mes amis. »

Le brave homme se mit donc à l’œuvre, et, en moins d’une demi-heure, sa modeste garde-robe, composée de six chemises, d’un habillement de petite tenue et de quelques autres articles, fut empaquetée avec un soin tout militaire dans les parois de son caisson. Il s’habilla ensuite en grand uniforme, et s’en alla à la lingerie, où il trouva mistress Plumpton.

Après s’être assis en silence, il regarda fixement la matrone et poussa un profond soupir.

« Ah ! grand Dieu, sergent, qu’avez-vous ? s’écria mistress Plumpton d’une voix inquiète. J’espère que vous n’êtes pas malade ? Prenez un peu de ratafia, ajouta-t-elle en sortant du buffet une bouteille et un verre.

— Au fait, je le veux bien, mistress Plumpton, répliqua Scales ; je bois à la prochaine occasion où nous nous trouverons ensemble ! ajouta-t-il d’un ton moins enjoué.

— Mais je crois que cette occasion se présentera bientôt, sergent, riposta la dame.

— Elle pourra tarder plus que vous ne le pensez, répliqua Scales d’un air de mystère.

— Que voulez-vous dire, sergent ? s’écria mistress Plumpton effrayée ; songeriez-vous à nous quitter ?

— Je suis fâché d’avoir à vous apprendre, répliqua le sergent, que je suis forcé de partir au moment où j’y songeais le moins ; ce malheur est arrivé à plus d’un brave-garçon avant moi.

— Miséricorde, sergent, vous me faites frémir ! répliqua mistress Plampton ; j’espère bien que vous n’allez pas à la guerre !

— La trompette m’appelle sur le terrain, et je dois obéir, déclama Scales, ea récitant quatre vers d’un poëte. Je quitte la bien-aimée de mon cœur, la séparation est bien cruelle ; mais il faut partir pour la bataille, car le clairon retentit. »

Mistress Plumpton soupira douloureusement.

« Au milieu des combats, poursuivit Scales, sous le feu du canon, il pensera à toi, ô mon âme, et à l’espoir de te revoir.

— Oh Dieu ! oh Dieu ! s’écria mistress Plumpton. Eh ! quoi ? vous partez ! c’est donc bien vrai ?

— Le vaisseau qui m’emportera met à la voile cette nuit, reprit le sergent ; je trouverai des amis ailleurs, mais je laisse mon cœur ici.

— Ne parlez pas de cette manière, sergent, je vous en supplie, s’écria mistress Plumpton ; c’est une cruauté de votre part de plaisanter ainsi avec mes sentiments.

— Loin de moi l’intention de me jouer de vos sentiments, reprit Scales ; mais, dussé-je recevoir un boulet de canon, je dois obéir lorsque l’honneur m’appelle… Mordioux ! voici mistress Tipping.

— Oh ! Tipping, le sergent nous quitte, s’écria mistress Plumpton au moment où la femme de chambre entrait dans la lingerie.

— Serait-il vrai ? le sergent part ? s’écria l’autre.

— Oui, je vous fais mes adieux, interrompit Scales : la vie du soldat appartient à son pays, il faut qu’il marche lorsque le tambour bat ; heureux ou mécontent, il prend le temps comme il vient.

— C’est ce qu’il a de mieux à faire, répliqua Tipping ; certes, je ne voudrais pas être la femme d’un soldat.

— Vraiment ! s’écria Scales.

— Mais à coup sûr, ajouta-t-ellé ; supposé que je sois votre femme, que deviendrais-je, par exemple, en votre absence ?

— Vous feriez ce que fait la duchesse lorsque Sa Grâce est absente, répondit Scales.

— La duchesse n’est pas un des modèles que j’aimerais à suivre, observa mistress Tipping ; je n’aimerais pas ce genre de vie. Et si par hasard vous reveniez avec une jambe, un bras ou un œil de moins ?…

— Eh bien ! après ? fit Scales.

— Je ne m’en consolerais jamais, repartit mistress Tipping ; je n’aime pas les gens détériorés !

— Diable ! dit Scales ; et quelle est l’opmion de mistress Plumpton à ce sujet ?

— Si vous perdiez les deux jambes, ou bien une jambe et un bras, moi je ne vous en aimerais pas moins, répliqua-t-elle avec feu.

— Eh bien ! mesdames, ceci n’est pas une plaisanterie oiseuse, à mes yeux du moins, reprit Scales. Je pars pour la Hollande cette nuit ; la chose a été si imprévué, que je n’ai pu vous en prévenir plus tôt. Je vous invite à venir prendre une tasse de thé dans ma chambre ; j’avertirai mon ami Proddy. Voilà qui est bien entendu : je vous attends toutes deux à cinq heures. »

Le sergent se rendit aussitôt au palais de Saint-James, et trouva Proddy dans la cuisine.

C’était une vaste salle dans laquelle s’élevaient plusieurs cheminées, et dont le plafond était voûté. Le cocher était assis en présence d’un aloyau de bœuf froid et d’une cruche d’ale. Lorsqu’il apprit la nouvelle du départ du sergent, il posa son couteau et sa fourchette, en déclarant qu’il n’avait plus d’appétit.

Il fut convenu entre les deux amis qu’ils se rejoindraient à cinq heures, et le sergent ayant pris congé de Proddy, celui se retira dans une petite pièce attenante à la cuisine, pour réfléchir en paix à ce qu’il venait d’entendre. Tandis qu’il fumait sa pipe, afin de mieux se reposer, la porte s’ouvrit et livra passage à Bimbelot et à Sauvageon.

« Bonjour, messieurs, fit Proddy en leur serrant la main ; comment va la santé ?

— Passablement, mon cher cocher, répliqua Bimbelot, passablement ; mais vous me paraissez triste, et on dirait que vous avez l’oreille basse.

— J’en suis bien capable, Bamby, répliqua Proddy, surtout lorsque je songe que je vais perdre mon meilleur ami.

— Eh ! quoi, serait-ce du sergent qu’il s’agit ? demanda Sauvageon.

— Lui-même ; Scales me quitte, et subitement encore, ajouta Proddy.

— Ventrebleu ! s’écria Bimbelot, c’est là un départ bien précipité. Est-ce que Malbrouk part de nouveau pour la guerre ?

— Si par Malbrouk vous voulez dire le duc de Marlborough, Bamby, répliqua gravement Proddy, je ne crois pas qu’il parte, pour le moment du moins. Le sergent a été choisi pour porter des dépèches au général Cadogan, et vous comprenez que ces dépêches ne peuvent être confiées qu’à un homme sûr.

— Oui, je comprends parfaitement, répondit Bimbelot, qui adressa un regard significatif à Sauvageon, et quand part le sergent ?

— Il s’embarque pour la Hollande cette nuit même, dit Proddy.

— Vous entendez cela, dit Bimbelot en français à Sauvageon, il s’embarque ce soir pour la Hollande, comme porteur de dépèches ; il faut songer à l’arrêter.

— C’est bon, répliqua le caporal ; on y avisera.

— Que dites-vous, Bamby ? demanda Proddy avec anxiété.

— J’exprimais à mon camarade le regret que j’éprouvais du départ du sergent, répliqua Bimbelot ; voilà tout, mon brave cocher.

— Ah ! j’avoue que son absence va faire un vide dans mon cœur, fit Proddy en gémissant.

— Ce départ me sera cruel ! s’écria Bimbelot.

— Comme aussi à moi ! ajouta Sauvageon.

— Si nous pouvions mettre la main sur ces lettres, ce serait une bonne chance, observa Bimbelot en parlant français à son ami.

— On verra ! mais faites attention, répondit celui-ci, ce drôle-là a des soupçons.

— Ah çà ! qu’est-ce qui est drôle ? s’écria Proddy, par qui ce seul mot avait été compris. Ce n’est pas, que je sache, le départ du sergent, Savage John…

— Pas le moins du monde, reprit le caporal ; le sergent est un digne homme, et je suis désolé de son départ.

— Il faut aller prendre congé de lui, ajouta Bimbelot. À quelle heure quitte-t-il Marlboro’house ?

— Je l’ignore, fit Proddy, mais je me rends chez lui à cinq heures.

— Eh bien ! nous y passerons à sept heures ou un peu plus tard, dit Bimbelot tout en regardant son ami ; nous aurons l’honneur d’aller lui dire adieu dans le courant de la soirée ; ayez la bonté de l’en prévenir.

— Je n’y manquerai pas, dit Proddy, et je suis sûr qu’il sera fort aise de vous voir.

— Ah ! maugrebleut monsieur le cocher, s’écria Bimbelot, j’étais venu pour vous demander quelque chose, mais ce que vous m’avez dit du sergent me l’a fait oublier. Bon ! j’y suis : est-ce que ce Mézausène, avec qui je me suis battu en duel dans l’obscurité, est encore au palais ?

— Pourquoi cela ? dit Proddy d’un ton bourru.

— Oh ! mon Dieu, pour rien ! fit Bimbelot ; je désirerais le voir.

— C’est impossible, je vous le-dis tout net, Bamby, répondit le cocher ; il est de service auprès du prince, et personne ne peut l’aller trouver.

— Ah ! Proddy, vous êtes un vieux rusé, un fin renard, mais vous ne me tromperez pas. Vous savez bien que Mézausène était tout simplement M. Masham déguisé.

— Je ne sais rien de pareil, fit Proddy d’une voix aigre.

— Bravo ! très-bien ! s’écria Bimbelot en riant ; je ne veux pas vous faire parler malgré vous, ne craignez rien. Je ne trahirai point ce secret, je connais les raisons de son travestissement : c’était pour se rapprocher d’une jolie dame… de Mile Abigaïl Hill. Hal ha ! adieu, mon cher Proddy, nous nous reverrons ce soir chez le sergent. »

Et, après force révérences, les deux Français se retirèrent.

Proddy fuma encore une pipe, ingurgita un autre pot d’ale, puis enfin, songeant qu’il était temps de se mettre en route pour Marlborough-House, il s’y rendit, et se dirigea tout droit vers la chambre du sergent, qu’il trouva prenant le thé en compagnie de mistress Plumpton et de mistress Tipping. Les deux femmes avaient les yeux noyés de larmes.

« Voici un spectacle touchant, observa le cocher en s’arrêtant près de la porte. Je me sens moi-même tout attendri.

— C’est triste à voir, sans aucun doute, répondit le sergent ; mais j’ai déjà dù supporter tant de douloureuses séparations que je commence à m’y habituer. Asseyez-vous, camarade : ne voulez-vous pas faire comme nous ?

— Je me souviens que M. Proddy ne prend jamais de thé, dit mistress Plumpton. Je vais aller lui chercher de l’ale. »

La câmériste sortit, et revint bientôt après avec un énorme pot qui pouvait bien contenir trois pintes.

« À votre prompt retour, sergent ! dit Proddy en appuyant ses lèvres à l’orifice du pot, tandis qu’en levant dévotement les yeux au ciel il avalait une gorgée d’ale. Rien n’est meilleur qu’un verre d’ale pour consoler un homme, ajouta-t-il ; c’est un baume pour l’âme blessée. Mais qu’allons-nous devenir sans notre ami, mesdames ?

— Ah oui ! qu’allons-nous devenir ? dirent-elles toutes deux.

— Les meilleurs amis se quittent quelquelois, mes très chères, et nous n’en serons que plus heureux lorsque nous nous retrouverons. Les absents sont mieux appréciés que ceux qui restent auprès de nous.

— Je vous assure, sergent, dit mistress Plumplon, que vous n’aviez pas besoin de nous quitter pour être apprécié par tous ceux qui vous connaissent.

— Maudite soit cette Plumpton ! s’écria mistress Tipping avec colère ; elle vous ôte toujours de la bouche les paroles qu’on allait prononcer.

— Pourquoi ne pas vous dépêcher de parler, alors ? riposta l’autre.

— Oh ! sergent ! je voudrais pouvoir partir sous vos ordres, fit Proddy. Depuis que je me suis lié avec vous, j’ai une terrible envie d’entrer au service, et ce désir me reprend maintenant plus fort que jamais.

— Vous seriez bientôt dégoûté de la vie des camps, répliqua Scales ; cela ne m’est point arrivé, à moi, il est vrai : mais, pour qu’un bomme supporte les privations, il faut qu’il ait été accoutumé à cela de bonne heure. Il arrive rarement qu’on ait à son servicè un pot de bière et une pipe de tabac pour se réconforter après une journée de fatigue, et on trouve plus difficilement encore un lit pour s’y étendre. À vrai dire, je ne crois pas, Proddy, que la vie de soldat vous convint. Vous êtes mieux dans la position où la Providence vous a placé.

— Marcher ne serait pas de mon goût, répliqua le cocher, parce queje suis gros et que j’ai la respiration courte ; mais j’aimerais à me trouver en garnison dans quelque vieille ville flamande. Quant à me battre, je m’en arrangerais fort ; mais une des raisons pour lesquelles j’aimerais à être soldat, c’est qu’alors je serais le favori des dames. Au fait, sergent, les Hollandaises sont-elles belles ?

— Très-belles, répliqua le sergent en se passant la langue sur les lèvres ; mais pourtant, elles ne sont point à comparer à nos compatriotes, ajouta-t-il en regardant tendrement ses deux voisines.

— Cela va sans dire, fit Proddyv, mais on peut s’accommoder d’une Flamande quand il n’y a pas d’Angiaises sur place.

— Oh ! oui, dit Scales embarrassé, les dames de ce pays ne sont pas tout à fait sans mérite.

— J’espère, sergent, que, pendant votre voyage, vous n’allez pas devenir amoureux d’une de ces femmes-là ? observa mistress Plumpton.

— Si vous alliez revenir avec une femme hollandaise, ce serait bien pis que de revenir sans jambes, » dit mistress Tipping.

La conversation ne tarda pas à languir, malgré les efforts du sergent ; car les dames étaient trop abattues pour s’égayer, et quant à Proddy, il déclara qu’il n’aurait plus une parole à dire, s’agît-il même de discourir avec un chien ; aussi puisa-t-il des consolations au fond de son pot, dont le contenu agit sur sa cervelle, comme il y parut bientôt.

On venait d’achever le thé et d’enlever la nappe, quand M. Tunperley vint annoncer que le duc de Marlborough demandait le sergent ; celui-ci se leva à l’instant et demeura loin de ses amis pendant une demi-heure.

Proddy, resté seul avec les deux dames, ne leur adressa la parole que pour prier mistress Plumpton de renouveler le liquide dans son pot. Si celle-ci obtempéra à cette demande, ce fut avec une visible répugnance.

Le sergent, qui revint sur ces entrefaites, avait l’attitude grave et imposante qui lui était naturelle lorsqu’il venait de voir son général. Mais à sa gravité ordieaire se joignait un air mystérieux, preuve irrécusable du sentiment qu’il avait de l’importance de sa mission. Il s’assit sans proférer une parole, et le plus profond silence régna pendant quelques minutes ; Proddy prit enfin la parole.

« Eh bien, sergent, le duc vous a sans doute remis les dépêches ? demanda-t-il.

— Oui ! et elles sont en sûreté, » répliqua Scales en se frappant la poitrine.

Au moment où il parlait, la porte s’ouvrit : Bimbelot et Sauvageon entrèrent dans la chambre.

« J’ai oublié de vous dire que j’avais annoncé votre départ à ces messieurs, dit Proddy, qui remarqua que le sergent manifestait une grande surprise en les voyant entrer, et paraissait même être fort mécontent.

— Oui, mon cher sergent, dit Bimbelot, nous sommes venus pour vous dire adieu et vous soubaiter bon voyage.

— Je vous remercie, Bamby, et vous aussi caporal, répliqua Scales, mais ce n’était pas la peine de vous déranger.

— Vous êtes donc chargé des dépêches du duc au général Cadogan ? dit Bimbelot.

— Pourquoi diable leur avez-vous parlé de cela ? dit Scales à Proddy d’un ton de reproche, en lui parlant à voix basse.

— Je leur ai tout dit, répliqua d’un ton mystérieux le cocher, dont la tête était troubléè par de fréquentes libations. Croyez-vous que j’aurais manqué une pareille occasion de leur faire voir à quel point le duc a confiance en vous ? Allons donc ! Le sergent quitte à l’instant Sa Grâce, ajouta-t-il tout haut, le duc lui a remis lui-même les dépêches importantes confiées à ses soins.

— Ah ! vraiment ? s’écria Bimbelot en adressant un regard furtif à Sauvageon.

— Taisez-vous donc, bavard ! s’écria Scales furieux, en s’adressant à Proddy.

— Le sergent mérite la faveur dont il jouit, dit Sauvageon ; rien ne prouve mieux sa valeur personnelle qu’une pareille mission.

— C’est la vérité, et, si chacun était traité selon ses mérites, le sergent aurait un rang élevé dans l’armée, ajouta Bimbelot.

— Il devrait être capitaine, fit Proddy. Capitaine Scales ! à votre santé ! et fasse le ciel que vous deveniez bientôt général !

— C’est le désir de tout le monde ! dit mistress Tipping.

— Pour cette fois, Tipping, dit mistress Plumpton, c’est vous qui dites ce que j’allais dire.

— Je ne désire aucun avancement, fit Scales d’un air bourru, et je suis très-satisfait de mon grade.

— Nous ne voulons pas vous importuner plus longtemps, sergent, dit Bimbelot ; je présume que vous allez partir immédiatement : pouvons-nous vous aider à porter votre malle ?

— Non, je vous remercie, répliqua le sergent quelque peu radouci par cette offre obligeante ; je la ferai porter tout à l’heure. Proddy et moi nous traverserons le parc ensemble. »

Bimbelot et Sauvageon se regardèrent.

« Ainsi donc, vous serez un peu avant neuf heures au milieu du parc, et à neuf heures vous vous embarquerez ? dit le premier.

— Tout cela est fort exact, riposta Scales.

— Adieu, alors, sergent, dirent les deux Français en saluant le soldat.

— Adieu, messieurs, » répliqua Scales.

Et faisant de nombreuses salutations et force politesses au voyageur improvisé, Bimbelot et Sauvageon s’éloignèrent rapidement.

Après leur départ, la conversation tarit encore une fois.

Scales toussait bien de temps à autre, mais il essayait en vain de parler.

Proddy cuvait son ale sans ouvrir la bouche.

Cet état de choses dura à peu près un quart d’heure. Enfin le sergent, faisant un effort sur lui-même, se leva, mit son chapeau, et d’une voix où, en dépit de ses tentatives pour rester ferme, perçait une vive émotion, il s’écria :

« Il faut nous séparer, mes amis !

— Oh ! non, sergent, hurlèrent ensemble les deux dames en se levant ; ne partez pas encore !

— À quoi servent les délais ? répondit Scales ; il faut en finir. Vous aurez soin de ma chambre pendant mon absence, et vous la nettoierez de temps en temps, n’est-ce pas ?

— Certainement ! elle sera balayée une fois par semaine, et même plus souvent, si vous le désirez.

— Ne touchez pas aux tableaux, poursuivit le sergent ; ils ne valent pas grand’chose, mais j’y tiens ; je ne voudrais pas qu’on dérangeât ni ce fusil, ni cette lame brisée, ni ces gants, ni ces étriers.

— Nous ne toucherons à rien, s’écrièrent les deux femmes, vous retrouverez les choses telles que vous les laissez.

— Je les retrouverai si je reviens, dit gravement le sergent ; le soldat doit toujours parler au conditionnel.

— Ne dites pas de pareilles choses ! s’écria mistress Plumpton, qui fondait en larmes.

— Quant à vous, Proddy, continua Scales, je vous confie mon tambour, et je suis sûr que vous en aurez soin.

— Je le garderai comme un trésor ! répliqua le cocher. Lorsque je le regarderai, il me semblera entendre votre rat-a-ta-ta rat-a-ta-ta.

— Et maintenant, adieu, mes enfants ! dit Scales d’une voix rauque ; portez-vous bien et que Dieu vous bénisse !

— Oh ! Dieu, Dieu ! je ne survivrai pas à mon chagrin ! balbutia mistress Plumpton en couvrant ses yeux avec son tablier.

— Calmez-vous, mon ange, s’écria Scales passant son bras sur son épaule, tandis qu’elle cachait son visage sur sa poitrine ; ne vous désolez pas, ma belle, dit-il aussi en serrant tendrement la main de mistress Tipping, qui sanglotait, appuyée sur ses bras. Si vous continuez à geindre ainsi, vous allez m’ôter tout mon courage. »

Il y eut un silence de quelques minutes. Le sergent regardait tour à tour les deux femmes d’un air tendre et ému. Tantôt il attirait de la main gauche mistress Plumpton plus près de lui, tantôt avec-la droite il pressait plus fortement mistress Tipping. On n’entendait d’autre bruit que celui de leurs sanglots.

À la fin, Proddy, témoin silencieux de cette scène et qui en était très-affecté, se leva, s’approcha en chancelant de mistress Tipping, lui prit le bras, et lui offrit le pot d’ale, en lui disant :

« Tenez, ma chère, buvez une goutte, cela vous fera grand bien. Rien ne console comme l’ale ! »

Mais mistress Tipping ne voulsit pas être consolée ; aussi ne fit-elle aucune attention au cocher, qui se tourna vers le sergent pour lui faire la même proposition.

« Non, Proddy, je vous remercie. Je vous confie ces chères créatures ; vous aurez soin d’elles lorsque je n’y serai plus ?

— Vous ne sauriez les laisser en de meilleures mains, répliqua Proddy, je serai un frère pour elles ; vous devriez faire faire votre portrait dans cette position-là, sergent. Dieu me damne si vous ne ressemblez pas absolument à Alexandre le Grand entre Roxelane et Statira. »

Dans ce moment même, deux robustes porteurs entrèrent dans la chambre : ils venaient chercher la malle du sergent. Les deux dames, honteuses d’avoir été surprises dans une attitude semblable, se hâtèrent de battre en retraite, sprès avoir pressé une dernière fois la main de leur ami.