Traduction par Bénédict H. Révoil.
Hachette (p. 198-201).

III


Le sergent reçoit du duc une mission importants.


À son retour du palais, le duc de Marlborough se retira dans son cabinet et envoya chercher le sergent Scales. Ce dernier obéit sans retard, mais il entra si doucement que le duc, qui était très-occupé à écrire, ne l’aperçut pas d’abord.

Scales resta immobile pendant assez longtemps devant le duc, qui enfin leva par hasard les yeux sur lui :

« Ah ! vous voilà, sergent, dit-il ; je vous ai mandé pour vous annoncer qu’il vous faut partir pour la Hollande cette nuit, ou plutôt demain de grand matin ! Le sloop sur lequel vous devez vous embarquer est mouillé à Woolwich et mettra à la voile à trois heures ; il importe donc que vous soyez à bord vers minuit.

— Cola suffit, générat, répondit Scales en faisant un salut militaire.

— Je vais vous expliquer la cause de ce départ précipité, poursuivit le duc. Je vous confie des dépêches que vous remettrez vous-même entre les mains du général Cadogan à la Haye. Vous les remettrez vous-même, sergent, entendez-vous ? Le général pourrait être à Hillevoetslays ou ailleurs ; car, quoiqu’il vienne de m’écrire d’Ostende qu’il allait partir sur-le-champ pour la capitale de la Hollande, il est telles circonstances qui auraient pu le faire changer de projet ; mais à Briel on vous apprendra où il se trouve.

— Cela suffit, général, » répliqua Scales.

Le duc fit un signe de satisfaction et se remit à écrire ; mais ayant levé les yeux un instant après, il aperçut Scales dans la même position.

« Eh ! quoi, vous êtes encore là, sergent ? dit-il avec humeur.

— Je ne savais pas que le général eût tout dit, reprit Scales en saluant et en se dirigeant vers la porte.

— Restez ! fit le duc, qui crut remarquer chez son serviteur une certaine hésitation. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous avant votre départ ? si la chose est en mon pouvoir, ne craignez pas de me la demander.

— Je ne désire, Votre Grâce, répliqua Scales, qu’une chose que je ne puis avoir.

— Comment le savez-vous, avant de l’avoir demandée ? répondit le duc avec bonté.

— Les ordres que je reçois en ce moment s’y opposent, répliqua le sergent. Ce que je voudrais, c’est de rester auprès de Votre Grâce : je n’aime pas à la quitter d’un instant.

— Ah ! que ne puis-je aller avec vous, mon pauvre garçon ! s’écria le duc ; j’aimerais mieux subir les inquiétudes et les dangers de la campagne la plus périlleuse, que de participer, ainsi que je suis obligé de le faire, aux infimes cabales et aux mesquines intrigues de la cour. Hélas ! je ne suis pas maître de mes actions ; c’est le sort de tout homme qui s’est voué au salut de sa patrie. Mais écoutez-moi, réjouissez-vous, sergent, car je vous rejoindrai bientôt.

— Et qui donc nettoiera les bottes de Votre Grâce quand je ne serai plus là ? ajouta Scales d’une voix empreinte de chagrin et en faisant une grimace dont le duc ne put s’empêcher de rire.

— En vérité, sergent, je n’avais pas songé à cet important obstacle, » répliqua Marlborough. Et tout aussitôt, comme s’il avait ou peur de blesser le bonhomme, il ajouta : « Vos soins me manqueront certainement.

— Votre Grâce s’apercevra de mon absence, dit le sergent, qui, en sa qualité de favori privilégié, jouissait d’un certain droit de familiarité. Vos bottes seront mal cirées par une autre main que la mienne. Votre Grâce peut rire, mais c’est la vérité. Vous l’avez dit vous-même bien des fois, et vous le direz encore.

— C’est très-probable, sergent, reprit le duc ; mais, sans compter votre grand talent pour cirer les bottes, vous avez encore d’autres précieuses qualités, et je vous regretterai fort, quelque courte que doive être notre séparation. Si je vous donne aujourd’hui une mission qui vous éloigne de moi, c’est que je ne connais ici personne qui soit plus digne que vous de ma confiance.

— Votre Grâce n’aura jamais lieu de se repentir de s’être confié à moi, répondit Scales avec fierté.

— Je le crois, mon ami, dit le duc, je le crois.

— Oh ! général ! s’écria Scales, comme nous serions heureux si, après avoir fait encore quelques glorieuses campagnes, nous vivions retirés à Blenheim, en ajustant à nos charrues les lames de nos épées !

— C’est après ces loisirs que je soupire, sergent, répondit le duc. Mais, hélas ! je crains bien que cela n’arrive jamais. J’ai le pressentiment que les fruits de mes travaux seront arrachés de mes mains avant qu’ils ne soient mûrs. Le roi de France fera avec son or ce qu’il ne peut accomplir par la force des armes. Il y a ici une faction qui combat mes efforts, et dont les intrigues parviendront quelque jour à les neutraliser. Les victoires que je gagne sur les champs de bataille se changent à la cour en revers inattendus. C’est étrange à dire, mais le roi de France a plus de partisans que moi auprès de notre souveraine. Louis a appris par de nombreuses défaites consécutives qu’il ne triomphera pas des Anglais, et il cherche d’autres moyens de réparer ses pertes. S’il obtient la paix aux conditions qu’il offre, il aurait mieux valu que la guerre n’eût jamais commencé, que d’immenses trésors n’eussant pas été dépensés en vain, et que tant de braves soldats n’eussent pas péri ! Il serait préférable, oui, bien préférable que nos troupes n’eussent jamais remporté les victoires de Blenheim et de Ramilies.

— Je suis vraiment bien affligé d’entendre Votre Grâce parler ainsi, répondit Scales ; mais on ne signera jamais une paix aussi honteuse.

— Dieu fasse que je ne vive pas pour le voir, s’écria le duc, et cependant je le crains ; on a jeté si avant les semences de la trahison dans cette cour, qu’à moins que ces intrigues ne soient découvertes, elles amèneront un terrible résultat. À vrai dire, malgré ces pénibles prévisions, je ne me laisse pas décourager, et je pousserai l’accomplissement de mes projets avec la même énergie que par le passé. Aussi longlemps que l’armée anglaise sera commandée par moi, rien ne ternira sa gloire, je le jure.

— Oh ! nous le savons bien tous, nous autres vos soldats ! dit Scales avec emphase.

— Les Français, jusqu’à présent, ne m’ont jamais vaincu, et ils ne me vaincront jamais ! s’écria le duc.

— C’est bien certain ! s’écria Scales électrisé, en agitant son chapeau.

— Calmez-vous, sergent ! reprit le duc en souriant ; du reste, c’est moi qui m’oublie, et il n’est pas étonnant que vous suiviez mon mauvais exemple. Je vous ai parlé à cœur ouvert, d’abord parce que je sais que je ne risque rien avec vous, et ensuite parce que j’avais besoin de laisser déborder les pénsées qui m’oppressent. Votre fidélité et les services que vous m’avez rendus vous donnent bien le droit d’être traité en ami.

— Eh bien ! puisque vous daignez m’honorer de ce titre, répliqua le sergent, j’oserai donner un avis à Votre Grâce : ne vous laissez plus aller à vos craintes, à vos méfiances ; vous terminerez la guerre glorieusement comme vous l’avez commencée, et, aussi vrai que nous voici vivants tous deux, vous écraserez vos ennemis sous vos pieds. Je ne croirai jamais que les Anglais voient arracher de sang-froid les lauriers qui ceignent le front de leur plus illustre général… le duc de Marlborough… Si je pensais que ce füt possible, je renierais mon pays !

— Assez, Scales, assez ! dit le duc en tendant au sergent une main que celui-ci pressa avec force sur son cœur ; je vous verrai ce soir lorsque vous viendrez chercher les dépêches ; d’ici là, faites vos préparatifs de départ. »

Le sergent salua, essuya une larme du revers de sa manché, et sortit du cabinet de son général, la tête haute, en marchant au pas militaire.