Traduction par Bénédict H. Révoil.
Hachette (p. 192-198).

II


Mystification de la duchesse de Marlborough.


Pendant toute la scène qui précède, Snell avait été conduit par Masham et par Proddy dans un cabinet attenant à la galerie. Le premier enferma le pauvre diable, après lui avoir donné certaines assurances qui suffirent pour le calmer.

Quand tout ceci fut achevé, Proddy s’en alla, et le jeune écuyer se disposait enfin à s’éloigner, lorsqu’il aperçut le prince qui venait à lui. Le mari de la reine lui adressa quelques mots à voix basse ; puis Son Altesse mit une lettre dans la main de son interlocateur, et rebroussa chemin, tandis que Masham se hâtait de regagner sa chambre.

Un quart d’heure après, Masham reparut devant la porte du cabinet, et y entra enveloppé d’un vaste manteau. Il trouva Snell déjà déshabillé. Masham lui dit alors, en lui jetant un paquet qu’il portait sous ses vêtements :

« Voici vos effets : aussitôt que vous serez rhabillé, sortez d’ici, fermez soigneusement la porte, devant laquelle vous vous posterez ; faites ce que je vous ai recommandé de faire, et je doublerai la récompense que je vous ai donnée. »

Snell promit d’obéir, et Masham, s’emparant des vêtements qui lui appartenaient, et que l’autre avait enveloppés d’un mouchoir, disparut en courant.

Une demi-heure plus tard, précisément au moment où la duchesse allait prendre congé de la reine, un huissier entra pour annoncer que le duc de Marlborough demandait à Sa Majesté un instant d’audience.

Anne consentit à le recevoir, et Abigaïl, qui était présente ainsi que le prince, allait se retirer, lorsque, sur un signe de sa royale maîtresse, elle demeura auprès d’elle.

Le duc se trouva bientôt introduit ; la duchesse lui adressa un regard de surprise, et ses yeux exprimèrent pleinement qu’elle n’avait pas prévu cette visite.

« Je viens m’assurer du bon plaisir de Votre Majesté sur un sujet dont j’ose à peine l’entretenir, dit le duc, et cependant je suis convaincu que, dans la décision que la reine prendra, elle suivra l’inspiration de son caractère généreux, bien connu de tous ceux qui l’aiment.

— Voici un étrange préambule, milord, répliqua Anne : où voulez-vous en venir ?

— En effet, que signifie… ? interrompit impatiemment la duchesse ; venez au fait, Votre Grâce !

— Eh ! bien, reprit le duc, je viens ici en faveur de M. Masham, qui arrive à l’instant de Paris.

— Encore Masham ! interrompit la duchesse ; mais cet homme nous obsède. J’ignore d’où arrive M. Masham ; mais, ce qui est certain, c’est qu’il a été vu ici, au palais, il n’y a pas plus d’une heure.

— C’est impossible ! répondit le duc ; car arrivé à Londres depuis une demi-heure tout au plus, il est venu droit à Marlborough-House ; cinq minutes s’étaient à peine écoulées depuis le moment où il était descendu de cheval lorsque je l’ai vu ; le désordre de sa toilette attestait la rapidité de sa course.

— Entendez-vous cela, duchesse ? dit le prince, qui paraissait se réjouir au dernier point de ce qui se passait.

— Qui plus est, il est porteur d’une lettre importante, qu’il lui a été ordonné de remettre en mains propres à Votre Majesté, et à personne autre, continua le duc. Il est venu me consulter sur ce qu’il devait faire, étant encore sous le coup d’un arrêt qui le bannit de votre présence ; je lui ai répondu que je ne savais trop quel conseil lui donner, mais j’ai consenti à venir prendre vos ordres.

— Vous avez eu tort ! s’écria la duchesse irritée.

— Je suis d’un avis contraire, dit la reine, vu la circonstance, je recevrai M. Masham.

— Il est là, répondit le duc ; j’ai cru bien faire en l’amenant avec moi. »

Le héros de Blenheim, saluant la reine, sortit aussitôt et rentra une minute après avec Masham, dont les habits couverts de poussière, les bottes souillées de boue, la cravate fripée et la physionomie fatiguée attestaient clairement qu’il venait de faire un voyage long et pénible.

Abigaïl, pétrifiée d’étonnement, pouvait à peine en croire ses yeux, la duchesse était interdite, et le prince Georges faillit étouffer à force de se bourrer le nez de tabac, tout en se retenant de rire.

« Je ne suis pas vêtu d’une manière convenable pour me présenter devant Votre Majesté, dit Masham en faisant à la reine un profond salut ; mais je n’ai pas eu le temps de songer à ma toilette, et puis…

— Je sais ce que vous allez dire, monsieur, interrompit la reine avec bienveillance. Vous craïgniez d’être admis en ma présence ; mais calmez-vous, la nécessité excuse votre oubli de l’étiquette, et celui de la défense que je vous avais faite. Sa Grâce le duc de Marlborough m’assure avoir vu dans vos mains une dépêche que vous ne pouvez remettre qu’à moi seule ?

— La voici, madame, dit Masham en présentant une lettre à la reine.

— Ce pli vient de France, monsieur ? demanda Anne.

— Oui, madame, de France, » répliqua Masham.

Avant de rompre le cachet, la reine jeta un coup d’œil sur l’enveloppe, et un sourire à peine perceptible erra sur ses lévres ; mais ce sourire se changea bientôt en une expression toute différente lorsqu’elle eut ouvert et parcouru la lettre.

« Je crains, madame, dit la duchesse, que ce ne soient de mauvaises nouvelles.

— Il est vrai que ce que j’apprends n’est pas réjouissant, répondit la reine. Mon écervelé de frère a fini par persuader au roi de France qu’il fallait l’aider à reconquérir son royaume.

Jacques va entreprendre une descente à main armée dans ce pays, et il m’exhorte, afin d’éviter l’effusion du sang, à mettre de côté ma couronne royale et à la placer sur sa tête.

— À lui la couronne d’Angleterre s’écria la duchesse. Mais il faut que l’orgueil ait tourné la tête de cet insensé ; la lettre est-elle du prétendant lui-même ?

— Oui, mademe, elle est de mon frère, répondit la reine.

— Le prétendant n’est point le frère de Votre Majesté, quoiqu’il passe pour tel, répliqua la duchesse. Nous qui connaissons l’histoire de la bassinoire, nous savons à quoi nous en tenir. Si la lettre est de lui, par quel hasard a-t-elle été confiée à M. Masham ? Appartiendrait-il au parti jacobite ?

— Assurément non, reprit Masham ; je suis prêt à verser tout mon sang pour le service de Sa Majesté ; et vienne une rébellion, je serais le premier à me rallier autour du trône. Mais j’implore le pardon de la reine d’oser demeurer ici sans permission ; j’ai accompli mon mandat, je me retire. » Masham fit un profond salut et quitta l’appartement.

« La lettre que Votre Majesté vient de lire ne contient pas des menaces oiseuses, dit Marlborough ; je viens d’apprendre d’une source certaine qu’on arme à Dunkerque une expédition qui doit étre commandée par le chevalier de Forbin, marin expérimenté et cité pour sa grande bravoure. Forbin sera accompagné par son ami le chevalier de Saint-Georges en personne.

— Mais ceci ressemble en effet à des préparatifs de guerre, dit la reine.

— Du reste, des mesures promptes et efficaces seront prises pour empêcher la réussite de cette descente à main armée sur notre territoire, reprit le duc ; je donnerai des instructions au général Cadogan, afin qu’il obtienne l’assistance du gouvernement hollandais, de sorte que, quel que soit le nombre d’hommes que la France embarquera sur ses flottes, nous puissions transporter ici un nombre égal de bataillons. Le but principal de l’invasion sera sans nul doute d’atteindre l’Écosse ; il faut donc envoyer plusieurs régiments d’infanterie à lord Leven, qui commande dans les Lawlands et les Highlands, et on lui ordonnera de prendre possession du château d’Édimbourg. Les troupes en station sur la côte nord-est de l’Irlande se tiendront prêtes à pouvoir être embarquées sur-le-champ. Quant à la défense navale, si j’osais donner un conseil au prince, je serais d’avis qu’une forte escadre, sous les ordres de l’amiral sir Georges Byng, fût envoyée dans les eaux de Dunkerque, afin de surveiller les mouvements de la flotte française.

— L’avis est fort bon, répliqua le prince. La flotte de Lisbonne devait recevoir un convoi considérable, et l’ennemi avait compté sur cela, croyant que nos côtes resteraient sans défense ; mais les Français seront désappointés. L’escadre dont parle Votre Grâce sera expédiée sur-le-champ.

— Avec de telles précautions, nous n’avons rien à craindre, répondit le duc. Cette tentative d’invasion donnera un nouveau lustre à la gloire de Votre Majesté, en prouvant le zèle et le dévouement de ses sujets. Du reste, rien n’empêchera non plus la continuation des hostilités avec la France. Car, en agissant ainsi, l’artificieux Louis pensait nous forcer à nous retrancher chez nous.

— Je compte sur vous, ajouta la reine ; et maintenant l’audience est levée, je me sens fatiguée, et j’ai besoin de réfléchir en liberté à ces tristes nouvelles.

— Avant de nous congédier, je désirerais que Votre Majesté vit encore une fois le prisonnier, dit la duchesse.

— Ce n’est vraiment pas nécessaire, dit la reine avec répugnance ; cependant, si Votre Grâce le désire…

— Je le désire, répondit la duchesse.

— Eb bien ! donc, qu’on l’amène, dit la reine ; mais je préviens Votre Grâce que, quoi qu’il arrive, mes intentions à son égard ne changeront point.

— En ce cas, il vaut mieux en finir sans délai, » dit le prince.

L’huissier de service alla donc chercher le prisonnier, et il revint bientôt après, suivi de Snell et de Masham. Le premier portait son costume de soldat aux gardes, et le second, son travestissement de laquais.

« Venez ici, » fit le prince d’une voix rude. Les deux jeunes gens se tinrent debout devant la reine.

« Ce jeune homme ressemble d’une manière surprenante à M. Masham, dit le duc ; si ce n’était qu’il vient de nous quitter à l’instant, j’affirmerais que c’est lui.

— La ressemblance est en effet prodigieuse, observa le prince.

— Tellement prodigieuse, que je suis convaincue que c’est lui-même ! dit la duchesse.

M. Masham vient de sortir du palais à l’instant, dit Snell sans hésiter.

— Je l’ai vu traverser la grande cour, ajouta l’huissier.

— Allons ! je n’ai plus rien à dire, continua la duchesse ; il ne reste plus à Votre Majesté qu’à délivrer le prisonnier. Il y a certainement une fourberie au fond de tout cela, mais il n’est pas possible de la dévoiler en ce moment. »

Sur un geste de la reine, Snell et Masham se retirèrent. Les autres personnes présentes prirent congé quelques instants après : la reine et le prince restèrent seuls ensemble.

Anne regardait fixement son mari, frappait son éventail dans sa main gauche et branlait la tête d’un air significatif, tandis que le prince Georges, ne sachant pas trop s’expliquer ce que cette attitude présageait, cherchait à cacher son embarras en se livrant à un usage immodéré du contenu de sa tabatière.

« Vous croyez que je suis votre dupe, dit la reine avec gaieté. Eh bien, vous vous trompez, j’ai tout deviné, et bien plus clairement que la duchesse ;

— Mais… Votre Majesté…

— Oh ! si vous persistez, je me fâcherai tout à fait, dit Anne en interrompant son mari. La lettre que voici est arrivée de France, je n’en doute pas, mais c’est à vous qu’elle a été adressée sous pli. En la recachetant, après l’avoir lue, vous vous êtes servi de votre propre cachet. Voyez ! Oh ! mon cher prince, vous vous entendez fort mal à conduire une intrigue jusqu’au bout. »

Le prince royal huma une énorme prise de tabac.

« Ce n’est pas tout, poursuivit la reine. J’ai trouvé sous le pli de la lettre un billet adressé par Abigaïl à Masham, glissé là par hasard sans doute, qui m’a appris tout ce que je voulais savoir. Tenez, voici ce papier, » fit-elle en lui tendant un morceau de vélin plié en quatre.

Le prince eut encore recours à sa tabatière. « Si Votre Majesté punit mes deux protégés, je dois être compris dans la même sentence, dit-il enfin ; car je suis aussi coupable qu’eux. Mais vous serez miséricordieuse ?

— Je ne promets rien, répliqua la reine. Nous nous occuperons plus tard de ces deux amants affolés ; il faut d’abord que vous m’aidiez à prendre les mesures qu’exige cette invasion projetée. Oh ! mon frère ! s’écria-t-elle, Dieu m’est témoin que je voudrais tout faire au monde pour toi, à l’exception cependant de déposer ma couronne sur ton front ! »