DEUXIÈME PARTIE.

ABIGAÏL HILL.


I


Plan de Masham pour tromper la duchesse et réussite de la conspiration.


La chute de Harley et la retraite de ses amis augmentèrent tout naturellement l’ascendant des whigs ; la duchesse de Marlborough devint donc plus puissante que jamais, car on la regardait, avec raison, comme l’unique arbitre des affaires. Le conflit qui avait eu lieu avait été moins une lutte entre les deux partis ennemis, qu’un essai d’autorité entre la reine et son ancienne favorite. Le triomphe complet de la duchesse, qui en fut le résultat, suffit pour prouver l’étendue de son pouvoir. On prétendait donc que la reine Sarah (c’est ainsi que la femme du général était désignée par ses amis aussi bien que par ses ennemis) avait déposé la reine Anne.

À vrai dire cependant, quoique la duchesse eût lieu d’être confiante, elle était loin de s’abandonner à une sécurité imaginaire. Bien au contraire, elle redoublait de vigilance, tâchait par tous les moyens possibles de raffermir sa position, et s’efforçait, autant que son caractère impérieux le lui permettait, de se concilier la reine et de recouvrer son affection.

Mais avec Anne, il n’était pas possible de reconquérir une tendresse perdue. La mortification qu’elle éprouvait au fond du cœur au sujet de la défaite qu’elle avait essuyée, lui avait fait concevoir une aversion insurmontable pour celle à qui elle devait cette humilistion ; et quoiqu’elle cachât avec soin, dans ses rapports avec elle, ses sentiments secrets, il aurait fallu beaucoup moins de pénétration que n’en avait la duchesse, pour découvrir la nature véritable de ces sentiments particuliers.

Le plus grand motif d’inquiétude sérieuse de la duchesse, était indubitablement la faveur croissante d’Abigaïl et son impuissance à faire renvoyer cette nouvelle favorite. La reine demeura inflexible sur ce point ; aucune remontrance, aucune instance ne put ébranler son attachement pour la jeune fille, et, lorsqu’on alla jusqu’à lui dire que la chambre des communes songeait à lui adresser une pétition pour obtenir le renvoi d’Abigaïl, elle accueillit cette menace avec un sourire de dédain.

Anne se refusa également à renoncer à ses entrevues avec Harley, à qui elle accordait des audiences aussi fréquemment qu’avant sa disgrâce officielle. On s’aperçut bientôt, par sa manière d’agir, de quelle nature étaient les conseils qu’elle recevait de lui.

Tandis que ce diplomate, passé maître dans l’art d’intriguer, avait ainsi un accès perpétuel près de la reine ; tandis qu’une jeune rivale jouissait de l’intimité royale, la duchesse, malgré son triomphe, se sentait mal à l’aise et redoutait une chute définitive et prochaine. Il fallait donc, à quelque prix que ce fût, annihiler ces craintes sans plus tarder. Mais, au moment où la duchesse cherchait un moyen d’exécuter ses projets, le hasard lui offrit l’occasion qu’elle désirait si ardemment.

On doit se rappeler què, vers la fin de sa dernière entrevut avec la reine, grâce à la maladresse du prince Georges de Danemark, la duchesse avait à peu près deviné le secret du déguisement de Masham : Quoique depuis ce moment elle eût essayé plus d’une fois de le retrouver au milieu des domestiques de la cour, le pauvre disgracié était parvenu, à l’aide de précautions extrèmes, à se dérober à ses investigations.

Un jour, Masham la rencontra inopinément face à face dans la grande galerie. S’échapper était impossible, et Masham, malgré sa confusion, se trouva forcé de subir l’examen de la duchesse, qui, après l’avoir regardé fixement pendant quelques instants, lui ft une profonde révérence en lui disant, du ton de la plus amère raillerie :

« Recevez mes félicitations sur votre avancement, monsieur Masham ; j’ignorais que vous fssiez partie de la domesticité de la reine.

— Votre Grâce se trompe en me nommant ainsi, balbutia-t-il, je m’appelle Mézausène.

— Mézausène ! ha ! ha ! fit en riant la duchesse. Depuis quand portez-vous ce nom, monsieur ? Probablement depuis que vous êtes banni de la cour ? Mais Sa Majesté doit connaître les personnes de son service, et si elle ignore le nom de ses gens, miss Abigaïl sera mieux instruite, je suppose. Adieu, monsieur Mézausène, puisque c’est là le nom que vous avez choisi. Ah ! ah ! »

Et, accompagnant ces derniers mots d’un salut ironique, la duchesse entra dans les appartements de la reine.

Confondu de ce qui venait de lui arriver, Masham resta un instant indécis. Si la duchesse exécutait la menace qu’elle lui avait faite, de parler de son déguisement à la reine, et il était certain qu’elle ne manquerait pas de le faire, il voyait bien que tout espoir de mariage avec Abigaïl serait perdu, que leurs projets de bonheur et d’avenir seraient renversés.

Il voulut donc à tout prix écarter le danger qui les menaçait. Après avoir songé dans son esprit à une foule de moyens, Masham se souvint d’un soldat de la garde nommé Snell, avec lequel, depuis le temps qu’il était en quelque sorte forcé de fréquenter les gens de service, il avait formé une espèce d’intimité. Snell était jeune, beau garçon, presque de sa taille, et assez semblable à lui en apparence ; aussi pensa-t-il qu’il pourrait à la rigueur passer pour lui. En conséquence, Masham se hâta d’aller le chercher dans la salle des gardes. À peine avait-il quitté la galerie, qu’il le rencontra au milieu du grand escalier, se rendant à l’antichambre.

Sans s’arrêter à donner des explications à Snell, Masham saisit sa nouvelle connaissance par le bras, et lui dit brièvement qu’il avait besoin de lui parler. Ce faisant, il entraîna prestement Snell le long de deux corridors, lui fit monter quelques marches, l’introduisit dans une petite chambre et enferma la porte à clef.

« Parlez : au nom du ciel, que signifie tout ceci ? demanda Snell hors d’haleine.

— Cela veut dire qu’il faut que nous échangions nos habits, et le plus vite possible, répondit Masham.

— Changer d’habits ! mais vous êtes fou ? s’écria Snell.

— Pas si fou que je ne puisse vous donner une raison sonnante et palpable pour vous engager À m’écouter, répondit Masham. Ceci, ajouta-t-il en mettant une bourse pleine d’or dans la main, vous prouvera que j’ai la tête saine.

— Ceci prouvera plutôt votre bonne santé que votre probité, maître Mézausène, dit Snell en repoussant la bourse. D’où vous vient cet argent ?

— Je me le suis procuré par des moyens honnêtes, n’en doutez pas, répliqua Masham. Mais faites vite ! Allons ! chaque minute est précieuse. »

Et, tout en parlant à Snell, il commença à se dépouiller de ses vêtements.

« J’ai grand’peur, si je consens à vous obéir, de me fourrer dans quelque atroce guêpier, fit Snell en hésitant.

— Bast ! s’écria Masham, vous n’aurez rien à faire ; il vous suffira de jouer mon rôle pendant quelques minutes ; cela n’est certes pas difficile.

— Pouvez-vous m’assurer que ce n’est point ici affaire de trahison ou de papisme ? reprit Snell ôtant à son tour son habit écarlate.

= Une trahison ? allons donc, vous êtes fou ! répondit Masham en lui arrachant son habit des mains.

— M’assurez-vous que cette comédie ne se changere pas en drame au pied de la potence ? poursuivit Snell, qui tirait ses bas rouges et ses culottes de velours noir.

— N’ayez aucune crainte ! s’écria Masham qui achevait de se vêtir. Rappelez-vous que vous êtes moi ; n’importe qui vous intorrogera, fut-ce même la reine elle-même, n’oubliez pas de soutenir que vous vous appelez Mézausène ; ne sortez pas de là et tout ira bien.

— La reine ! répéta Snell. Oh ! si vous croyez, mon cher, que Sa Majesté doit me parler, j’aime mieux renoncer à tout ceci.

— Il est trop tard maintenant, répliqua Masham, qui était déjà couvert des vêtements de son camarade de livrée, et d’ailleurs il n’y a pas de quoi vous effrayer, dit-il en posant sur sa tête le petit bonnet rond en velours noir du garde, et en s’emparant de sa hallebarde ; soyez tranquille, il ne vous arrivera rien. » | Tout en parlant ainsi, Masham aida son compagnon à achever sa métamorphose, et, lorsque cela fut fait, Snell ressemblait tant au ci-devant Mézausène que celui-ci ne put s’empèécher de rire de cette ressemblance. Il crut pourtant devoir mettre un terme à sa gaieté, et suivi de ce laquais de sa façon, il descendit l’escalier et se hâta d’arriver à l’antichambre, où il indiqua à Snell le poste qu’il devait occuper. Puis il alla se placer de l’autre côté d’une porte ouverte, qui communiquait avec la galerie.

Snell, très-ému, se demandait ce qui allait arriver, lorsque le prince Georges de Danemark, sortant tout à coup de l’appartement de la reine, se dirigea vers lui d’un pas rapide et d’un air mystérieux. Le pauvre diable détourna la tête, et feignit de chercher quelque chose tombé à terre.

« Mordieu ! j’en étais sùr s’écria le prince. La duchesse a découvert votre déguisement et elle vient de vous dénoncer à la reine.

— Dénoncé… quoi… à la reine… Votre Altesse ! bégaya Snell, sans oser lever les yeux.

— Elle lui a dit qui vous étiez, parbleu ! reprit le prince ; que pouvait-elle lui dire, excepté cela ? Je me suis échappé pour venir vous avertir ; et maintenant, comment allez-voos faire ?

— En vérité je n’en sais rien, Votre Altesse, répondit Snell d’une voix troublée.

— Mais, sot que vous êtes, s’écria le prince avec irritation, vous vous êtes mis une mauvaise affaire sur les bras : c’est à vous de vous tirer de là du mieux que vous le pourrez. »

Snell poussa un gémissement prolongé.

« La première conséquence de votre désobéissance sera, je le crains, le renvoi d’Abigaïl, poursuivit le prince.

— Oh ! je me moque de cela, pourvu que je m’en tire ! s’écria Snell.

— Mais quoi ? Comment ? J’ai assurément mal éntendu ; s’écria le prince ; vous vous moquez de la disgrâce d’Abigaïl ? peut-être aussi êtes-vous indifférent à ce qu’elle deviendra.

— Mais, certainement, cela m’est fort égal, dit Snell.

— Malédiction ! Pourquoi vous êtes-vous alors aventuré jusqu’ici ? vociféra le prince exaspéré ; pourquoi avez-vous revêtu ce costume ?

— Je suis bien fâché d’avoir agi de la sorte, reprit Snell, j’ai été un grand sot de prendre tant de peine.

— Je commence à croire que vous êtes encore plus lâche que fou, dit le prince dont la colère se changea en une sorte de dégoût. Malheureux que vous êtes, vous ne méritez pas d’être le but des pensées d’une dame. Allons, allons ! vous n’êtes pas l’homme que je croyais.

— Non, en vérité, je ne le suis pas, Votre Altesse, répondit Snell.

— En adoptant la livrée d’un laquais, vous en avez pris les sentiments, poursuivit le prince avec une fureur concentrée ; je venais ici pour vous aider, mais je suis indigné, et vous chasse à tout jamais ; je souhaiterais que Sa Majesté vous fit pendre, et elle le fera, si elle suit mes conseils.

— Ne le lui conseillez pas, Votre Altesse, hurla Snell en tombant à genoux ; pardonnez-moi cette fois, je ne vous offenserai plus désormais.

— Qui diable êtes-vous donc ? s’écria le prince ; vous n’êtes point Masham ; bon ! j’y suis, c’est là quelque nouveau stratagème ! Allons ! répondez, où est votre complice, drôle ?

— Je suis ici, Votre Altesse, répliqua le jeune écuyer qui se montra sur le seuil de la porte.

— Comment, un autre travestissement ? demanda le prince.

— Oui ! J’ai changé d’habits avec ce jeune homme, répondit Masbham, dans le but de tromper la duchesse.

— Par ma foi, l’idée n’est pas mauvaise, à la condition toutefois qu’elle réussisse, dit le prince en riant. Mais je crains que ce garçon ne gâte tout, par ignorance. Je vais tâcher de lui faire peur, afin qu’il m’obéisse aveuglément. Écoutez ici, drôle ! ajouta-t-il en se tournant vers Snell ; vous êtes dans une position très-fâcheuse, je dirai même fort périlleuse. Le silence est votre seul chance de salut.

— J’obéirai aveuglément aux ordres de Votre Altesse, s’écria Snell.

— Eh bien donc relevez-vous, dit le princs, prenez un maintien hardi, et, si vous tenez à votre peau, ne bougez pas d’ici. Et maintenant je me retire, continua-t-il en parlant à Masham à voix basse ; car ma présence, si nous étions surpris, exciterait des soupçons. » Tout en disant ces mots, l’époux de la reine se dirigea vers la galerie, tandis que Masham retourna à son poste.

Snell n’eut guère le temps de réfléchir ; car le prince avait à peine disparu, que la porte intérieure s’ouvrit et livra passage à Abigaïl.

« Oh ! vous voici ! s’écria-t-elle vivement ; tout est découvert, fuyez aussi promptement que vous le pourrez !

— Je le voudrais de tout mon cœur, répliqua Snell en détournant la tête, mais je n’ose pas.

— Vous n’osez pas ! dit Abigaïl. Mais il le faut ; la reine et la duchesse vont être ici dans un instant, et alors nous sommes perdus tous les deux !

— Le prince sort d’ici, et m’a ordonné de ne pas quitter la place, répondit Snell.

— Il vaut mieux risquer de lui désobéir, que d’encourir le déplaisir de la reine, irritée par les insinuations perfides de la duchesse, dit Abigaïl : croyez-moi, si l’on vous trouve ici, nous devrons renoncer à notre mariage.

— Notre mariage ! pensa Snell. Ah ! tout s’explique ; mon camarade a fait la cour à la favorite de la reine ! C’est là, indubitablement, un crime de haute trahison, et, je le vois bien maintenant, on me tranchera la tête, et la méprise ne sera reconnue que lorsqu’il sera trop tard. Oh Seigneur ! mon Dieu !

— Que faites-vous donc là, à vous parler à vous-même ? s’écria Abigaïl ; mais allez-vous-en donc, on dirait que vous avez perdu l’esprit.

— On le perdrait à moins ! s’écria, en se frappant le front, Snell qui manifesta sa colère en faisant résonner son pied sur le parquet. Ma cervelle est en feu. Que ne donnerais-je pas pour n’avoir jamais mis le pied dans le palais !

— Vos regrets ne sont pas flatteurs pour moi, répondit Abigaïl, et cependant je ne vous adresserai aucun reproche. Ah ! l’on vient, fuyez !

— Je n’ose pas, vous dis-je, reprit Snell. Le prince m’a assuré qu’il y allait de ma tête, si je quittais cette place.

— Votre conduite est incompréhensible, dit Abigaïl d’un ton mêlé de colère et d’inquiétude ; il paraît que vous avez résolu notre perte à tous deux, et vous montrez tant d’opiniâtreté et d’égoïsme que je commence à regretter d’avoir placé en vous mes affections.

— Je voudrais que vous n’y eussiez jamais songé, fit Snell.

— Comment ! s’écria Abigaïl pétrifiée de surprise et d’indignation.

— Tout cela regarde mon camarade, et non pas moi ; répliqua le pauvre diable.

— Votre camarade ! s’écria-t-elle ; mais de qui parlez-vous, monsieur ?

— De… de… de… je ne sais pas bien prononcer son nom, dit-il.

— Voilà qui est extraordinaire ! s’écria-t-elle ; plaisanter, et dans un pareil moment surtout ! adieu pour toujours, monsieur. Je vous laisse le soin de faire agréer vos excuses à la reine. Alors même qu’elle serait indulgente, moi je ne vous pardonnerai jamais.

— Qu’ai-je donc fait madame ? s’écria Snell en tombant à genoux devant elle, et en la retenant par sa robe ; quelle nouvelle maladresse ai-je commise ?

— Cette demande est superflue, répondit Abigaïl en cherchant à se dégager ; relevez-vous et laissez-moi : on vient. »

Avant que la jeune dame eût pu se délivrer de l’étreinte de Snell, la porte s’ouvrit et la reine, suivie de la duchesse de Marlborough, s’avança dans l’antichambre.

« Regardez ! s’écria la duchesse en indiquant d’un air triomphant Snell toujours agenouillé et qui leur tournait le dos. Vous voyez la preuve de ce que j’ai avancé. Voilà comment les ordres de Votre Majesté sont respectés ! Vous êtes trahie, madame, par ceux en qui vous placez une confiance illimitée ; après une désobéissance aussi flagrante, hésiterez-vous encore à bannir pour toujours Abigaïl de votre présence ?

— Vous êtes prompte, duchesse, répondit froidement la reine ; ce qui se passe est peut-être facile à expliquer.

— À expliquer ! répéta la duchesse avec dédain ; il n’y a qu’une explication possible ; et je pense que Votre Majesté ne récusera pas le témoignage de ses propres yeux ?

— Je ne suis pas du tout sùre de l’identité de M. Masham avec la personne ici présente, fit la reine.

— Sa Grâce est victime de l’erreur la plus extraordinaire, répondit le prince Georges, qui, debout sur le seuil de la porte, riait de ce qui arrivait au sujet de son écuyer. Cet individu est Mézausène, un valet que j’ai dernièrement pris à mon service avec le consentement de la reine. Regardez-le de près, et vous vous apercevrez sur-le-champ de votre méprise.

— Sur mon âme, ce n’est pas Masham, se dit Abigaïl qui s’éloigna avec confusion de celui qu’elle croyait être son amant ; comment ai-je pu me tromper ainsi ?

— Votre Altesse se trompe, et non pas mai, observa la duchesse ; j’affirme que c’est là M. Masham.

— Non, Votre Grâce, je ne suis pas M. Masham, et je ne l’ai jamais été, s’écria Snell.

— Qu’entends-je ? mais ce n’est pas sa voix en effet ! s’écria la duchesse qui, s’élançant vers le valet, le contempla avec consternation. Cet homme n’est pas le même que celui que j’ai rencontré dans la galerie.

— Si fait, Votre Grâce, car il vient tout à l’heure de me conter l’aventure, interrompit le prince. Du reste, la méprise est toute naturelle : il ressemble si bien à Masham, qu’il m’arrive souvent de l’appeler de ce nom : n’est-il pas vrai ?

— Oui ! Votre Altesse, très-souvent, répliqua Snell.

— Malédiction ! » s’écria la duchesse qui, se remettant à l’instant, se tourna vers Abigaïl en ajoutant : « Puisque ce n’est pas là M. Masham, comment se fait-il que cet homme était à vos pieds ? Ce n’est pas là la posture habiluelle de laquais en présence des dames.

— Il avait sans doute une faveur à lui demander, dit le prince.

— C’est vrai ! je sollicitais une faveur, répliqua Snell.

— Ab vraiment ! Et… quelle était-elle ? demanda la duchesse.

— Décidément, vous tenez à tourmenter ce pauvre garçon, duchesse, reprit le prince.

— Que Votre Altesse me pardonne, répliqua celle-ci ; mais toute cette affaire est si mystérieuse et si embrouillée, que je ne prendrai aucun repos avant de l’avoir tirée au clair. Écoutez, drôle, puisque vous prétendez m’avoir rencontrée tout à l’heure dans la galerie, je présume que vous n’avez pas oublié ce qui s’y est passé. Je vois que vous vous préparez à mentir ; confessez sans détour votre imposture, ou malheur à vous !

— Songez qu’il y va de votre vie ! murmura le prince d’un ton significatif à l’oreille de Snell.

— Parlez, misérable ! vociféra la duchesse.

— En vérité, Votre Grâce me bouleverse, répliqua Snell.

— Je n’en suis point étonné, observa le prince. Sa Grâce en bouleverse bien d’autres que vous.

— Êtes-vous connu de quelqu’un des gens de la reine, fourbe ? demanda la duchesse.

— Assurément oui, je suis connu de la plupart de mes camarades, répondit Snell, c’est-à-dire, ajouta-t-il en se reprenant avec embarras, j’étais connu.

— J’en doute, reprit la duchesse ; avec la permission de Sa Majesté, je désirerais confronter cet homme avec quelqu’un qui pût constater son identité. »

La reine fit un signe d’assentiment, et le prince, adressant à Masham un imperceptible clignement d’œil, lui enjoignit d’aller chercher un des serviteurs de la maison royale.

« Je suis perdu ! » murmura Snell en poussant un gémissement étouffé.

Tandis que la duchesse se rapprochait de la reine, le prince saisit adroitement cette occasion de glisser à la hâte quelques mots à l’oreille d’Abigaïl, et aussitôt celle-ci se montra joyeuse et son visage devint souriant.

Au même moment, Masham revint avec Proddy. Le cocher était en grande livrée, et fit à la reine un de ses plus beaux saluts ; il en adressa un second au prince et un troisième à la duchesse.

« Venez par ici, monsieur Proddy, dit cette dernière ; connaissez-vous cet homme ? fit-elle en désignant Snell.

— Parfaiterhent, Votre Grâce, répliqua Proddy ; parfaitement ! — Je le crois bien ! s’écria Snell en sautant de joie ; j’étais sûr que M. Proddy reconnaftrait son vieil ami.

— Frank Mézausène, interrompit le cocher, voyant qu’il allait commettre une balourdise. Oui… oui… je vous reconnais à merveille, Frank ! J’étais lié avec lui bien longtemps avant qu’il fût entré au palais, Votre Grâce.

— Oh ! oui, M. Proddy me connaissait bien longtemps avant queje ne songeasse à devenir un… un…

— Un membre de la maison de Sa Majesté, interrompit encore Proddy. C’est à moi que vous devez votre avancement, et M. Chillingworth ne vous a accepté pour remplaçant qu’à ma recommandation.

— M. Chillingworth ! Vous voulez dire M. Masham ! dit Snell.

— Mais non, répliqua Proddy avec intention, ce n’est pas cela que je veux dire, ni vous non plus ; mais vous êtes si troublé, que vous ne savez plus ce que vous dites.

— C’est un complot, j’en suis sûre, s’écria la duchesse, Mais je saurai bien vous contraindre à dire la vérité, drôle ! La reine vous pardonnera, et moi je vous donnerai une récompense, si vous voulez avouer que vous agissez par ordre de M. Masham.

— Se pourrait-il ! Votre Grâce offre une récompense à ce pauvre diable, afin de l’engager à se parjurer ? ajouta le prince, mari de la reine. Si tu parles, tu es mort ! fit-il à Snell à voix basse.

— Je suis muet, » répliqua celui-ci.

Il y eut alors un silence ; mais comme Snell continuait à se taire, la duchesse se tourna vers la reine, en lui disant : « Je prie Votre Majesté de permettre que ce drôle aille en prison jusqu’à ce que j’aie éclairci cette affaire.

— Comme il vous plaira, duchesse, répondit la reine ; mais tout cela me paraît inutile.

— Qu’il sorte d’ici avant toute chose, » s’écria la duchesse, en faisant signe au vrai Masham.

Le prétendu soldat aux gardes salua et mit la main sur l’épaule de Snell, qui tressaillit et allait parler au moment où un regard du prince le réduisit au silence.

Masham et Proddy l’entratnèrent à la hâte.

« Ainsi se termina donc la découverte de Votre Grâce, dit la reine avec ironie.

— Que Votre Majesté me pardonne, répliqua la duchesse, mais ce n’est pas encore fini. Promettez-moi seulement que, lorsque je vous aurai mis à découvert toutes les ramifications du complot, vous ferez une justice sévère et des inventeurs et de ceux qui l’ont exécuté.

— Le complot n’existe que dans l’imagination de Votre Grâce, dit le prince en riant. Mais à propos de Masham, je désirerais fort qu’il revint à la cour.

— Je ne doute pas, repartit la duchesse, que Votre Altesse ne puisse le faire reparaître à la première sommation.

— Je le voudrais, fit le prince.

— Assez, interrompit la reine ; M. Masham achèvera son temps d’exil. S’il reparaît avant l’expiration des trois mois, il encourra mon plus vif déplaisir.

— Je suis charmé d’entendre Votre Majesté parler de la sorte, reprit la duchesse. Mais j’ai encore plusieurs communications à vous faire ; voudriez-vous, reine, rentrer dans votre cabinet ? »

Anne consentit au désir de la duchesse, et ces deux femmes passèrent ensemble dans l’intérieur des appartements.

« Je ne pourrai jamais assez remercier Votre Altessa, s’écria Abigaïl, qui resta en arrière avec le prince ; sans votre assistance, tout aurait été infailliblement découvert.

— Il faut avouer que vous l’avez échappé belle, s’écria le prince en riant. Mais je songe à faire une nouvelle surprise à la duchesse : il m’est impossible de m’arrêter en ce moment pour vous dire ce qu’il en sera ; pour réussir, je n’ai pas une minute à perdre. Entrez chez la reine, de crainte d’éveiller des soupçons ; je vous rejoindrai tout à l’heure, et peut-être verrez-vous encore Masham. Ah ! ah ! allez, allez. »

Et le prince se hâta de sortir par une porte, tandis qu’Abigaïl disparaissait par une autre.