Traduction par Bénédict H. Révoil.
Hachette (p. 212-216).

V


On attaque le sergent Scales dans le parc.


Dès que les porteurs furent partis avec leur fardeau, le sergent quitta la chambre en assurant Proddy qu’il allait revenir.

Le cocher eût été bien embarrassé de dire au juste combien de temps dura son absence, car, accablé par la douleur et par l’abus de l’ale, il s’endormit profondément et ne se réveilla qu’au contact d’une fantastique taloche appliquée sur l’épaule. Il était alors tout à fait nuit, et le sergent Scales se montra à ses yeux, une lumière à la main. « Allons, Proddy, il est temps de partir, mon garçon, s’écria-t-il : il est bientôt huit heures et demie, et c’est, vous le savez, à neuf heures qu’on s’embarque.

— Je suis prêt, sergent, répliqua le cocher, sans réprimer un formidable bâillement : et tout en se frottant les yeux ; je révais que j’assistais à une bataille en votre compagnie, et, lorsque vous m’avez frappé sur l’épaule, j’ai cru qu’un boulet m’avait atteint en pleine poitrine.

— Il est heureux que ce ne soit qu’un rêve, répondit Scales en riant, car votre somme eût alors été un peu plus prolongé. Voyons, les vapeurs de l’ale se sont-elles dissipées ?

— Oh ! tout à fait, répliqua Proddy. Je devine que vous avez été faire vos derniers adieux aux femmes ; mais, dans cette occasion, m’est avis que vous les aurez prises à part l’une après l’autre ? Ah ! ah ! ah ! »

Scales ne nia point cette tendre faiblesse, et il toussa légèrement en 86 frottant le front.

« Vous n’oublierez pas ce que je vous ai dit à leur sujet ? demanda-t-il.

— Votre recommandation d’avoir soin d’elles ? répondit le cocher. Soyez donc tranquille ! Voulez-vous me charger encore d’autre chose ?

— Non ! répliqua Scales tout en jetant un dernier regard autour de sa chambre et en soufflant sa chandelle ; allons, partons, » s’écria-t-il d’une voix émue.

Proddy suivit son guide dans les ténebres ; mais à peine les deux amis eurent-ils fait quelques pas, que le cocher comprit que le sergent avait rencontré un obstacle. Scales s’était arrêté court, et, avant que son camarade eût pu lui demander la cause de ce temps d’arrêt, il entendit un bruit de baisers et des sanglots entrecoupés.

« Adieu, que Dieu vous protége ! » disait d’un ton pleurard une voix féminine, qu’il était aisé de reconnaître, tout étouffée qu’elle fût, pour celle de mistress Plumpton.

Bientôt une ombre glissa devant les deux hommes, et le passage se trouva libre.

À l’autre bout du corridor on rencontra un autre obstacle : les baisers recommencèrent, et les mêmes paroles, à peu de variantes près, furent prononcées. Mais cette fois c’était la voix de mistress Tipping qui, en passant près du cocher, sanglotait sans chercher à se déguiser.

« Il faut espérer que nous ne serons pas en retard, observa Proddy.

— Tout va bien, » fit le sergent qui ouvrit la porte extérieure donnant sur le jardin qui conduisait dans le parc de Saint-James.

Une fois parvenus dans cet endroit, les deux amis appuyèrent sur la gauche, dans la direction de l’arène du combat de coqs. Il faisait nuit noire, et l’obscurité était tellement augmentée par l’épaisseur du feuillage des arbres sous lesquels ils marchaient, qu’on ne pouvait se voir à un pas de distance. Par bonheur, le sergent connaissait parfaitement les localités ; il marchait d’un bon pas, si bien que Proddy pouvait à peine le suivre.

Tout à coup Scales s’arrêta :

« Quelqu’un court après nous, fit-il : hé ! qui va là ? »

Ces paroles étaient à peine articulées, que deux individus se précipitérent sur lui, et s’efforcèrent de l’entraîner. Mais le soldat se dégagea par un puissant effort, en proférant un horrible blasphème : il tira son épée, et cria à Proddy de courir chercher la sentinelle du palais.

Le cocher se disposait à obéir, mais dans son trouble son pied se heurta contre une racine, et il tomba la face contre terre.

Tandis qu’il était ainsi renversé, il entendit le bruit d’une lutte désespérée, entremêlée du cliquetis des épées et des furieuses exclamations du sergent.

Proddy se leva aussi vite qu’il put, et courut de toutes ses forces, criant : « Au secours ! » de toute la vigueur de ses poumons. La sentinelle, à sa grande satisfaction, répondit bientôt à ses clameurs ; il entendit le bruit de ses pas pressés, tandis que d’un autre côté il aperçut au travers des arbres une lanterne qui arrivait du côté opposé.

Aussitôt que la sentinelle eut rejoint le cocher de la reine, celui-ci lui conta à la hâte ce qui venait d’arriver, et tous deux volèrent au secours du sergent. Ils écoutèrent attentivement si la lutte durait encore ; mais tout était devenu silencieux, et Proddy ne pouvait maîtriser sa frayeur.

« Où êtes-vous, sergent ? s’écria-t-il lorsqu’il se crut assez près de son ami.

— Ici ! » répondit une voix faible.

Un watchman étant survenu, à la lueur de sa lanterne on aperçut le sergent appuyé contre un arbre et soutenu par son épée. Le sang coulait à la fois de son bras et d’une entaille qu’il avait au front.

« Je crains que vous ne soyez blessé, mon ami ? demanda Proddy d’une voix qui laissait deviner une compassion inquiète.

— Oui ! légèrement, répliqua Scales ; j’ai un coup d’épée dans le bras et une estafilade au-dessus de la tempe : c’est la perte de mon sang qui m’étourdit tant soit peu ; mais ce n’est rien ! Une goutte d’eau-de-vie me remettra.

— Si c’est là tout ce qu’il vous faut, dit le watchman, je puis vous offrir votre remède. »

Et tirant de la poche de sa houppelande une petite bouteille de grès, le gardien du parc en ôta le bouchon avec ses dents et la porta aux lèvres de Scales, qui but avidement quelques gorgées.

« Que sont devenus les misérables qui vous ont attaqué ? demanda la sentinelle.

— Ils se sont enfuis ! et je crois bien leur avoir laissé en souvenir quelque bonne marque sur la figure.

— Ont-ils essayé de vous voler ? demanda Proddy.

— Oh ! oui, ils en voulaient à mes dépêches, mais j’ai pu les sauver de leurs griffes ! Les voici, ajouta-t-il en posant sa main droite sur sa poitrine. Attachez votre mouchoir autour de ma tête, Proddy, et votre cravate autour de mon bras. Là, c’est bien : à présent que le sang est arrêté, je vais poursuivre ma route.

— Vous ne prétendez pas ; j’espère, vous embarquer dans cet état ? demanda le cocher avec surprise.

— Si fait, vraiment, répondit Scales, j’ai pris part à mainte bataille en recevant de plus sérieuses blessures que celles-ci ; donnez-moi le bras, camarade.

— En vérité, vous êtes un brave ! s’écria la sentinelle. Y at-il encore quelque chose pour votre service ?

— Non, je vous remercie, l’ami, fit Scales.

— Je crains qu’il ne soit inutile de courir après les malfaiteurs, ditle watchman.

— Parfaitement inutile, reprit Scales ; leur attaque n’a point réussi, et c’est là l’important ; d’ailleurs, ainsi que je vous l’ai déjà dit, j’ai donné à chacun d’eux un gage de mon amitié. Bonne nuit, sentinelle ! »

Ayant ainsi parlé, Scales se mit courageusement en marche, quoiqu’il avançât à pas lents, en s’appuyant sur l’épaule de Proddy.

Le watchman les accompagna jusqu’aux arènes en éclairant leur marche avec sa lanterne ; puis il prit congé d’eux.

Les deux amis se dirigèrent alors vers l’escalier de Whiteball, et tout ce que nous venons de raconter s’était passé si vite, que l’horloge de l’abbaye sonnait neuf heures au moment où ils atteignirent le bord de la rivière.

« J’arrive à temps ! dit Scales en apercevant le sloop amarré au bas des marches ; j’aime à être exact. Ne dites rien de mon aventure, Proddy ; je ne veux pas qu’elle parvienne aux oreilles du duc, cela lui donnerait de l’inquiétude, et tout est pour le mieux à l’heure qu’il est.

— Avez-vous des soupçons ? lui demanda le cocher.

— Certes oui, répliqua Scales ; mais, pour le moment, il n’y a pas à s’en occuper. Adieu, camarade ; rappelez-vous ce que je vous ai dit au sujet des femmes : prenez soin d’elles, et que Dieu vous garde ! »

En disant ces mots, le sergent serra cordialement la main de son ami, descendit l’escalier et s’élança sur le pont du sloop, qui prit le large à l’instant et disparut dans le brouillard de la Tamise.

« La sentinelle a dit vrai, pensait Proddy, en s’éloignant le cœur ému, le sergent est un brave ! »