XVIII


Autre scène d’amour dans l’antichambre de la reine.


Certain matin, environ huit jours après cette joyeuse réunion, la porte de l’appartement particulier de la reine au palais de Saint-James s’ouvrit sous les efforts d’une blanche main. Abigaïl et lady Rivers entrèrent dans l’antichambre. Il n’y avait là que le nouveau serviteur Mezausène, qui, à leur approche, se retira respectueusement à l’écart.

« Je vous accompagne, ma chère lady Rivers, dit Abigaïl à sa compagne, pour vous demander si vous n’avez reçu aucune nouvelle de Masharn.

— Oh ! j’avais deviné ce que vous me vouliez, répliqua la belle dame d’honneur, mais je suis désolée de n’avoir rien à vous dire sur le compte de ce cher ami. On suppose pourtant qu’il a passé à l’étranger. Il n’est certainement point allé chez son père, sir Francis Masham, à High-Laver, car lord Rivers a reçu une lettre du vieux baronnet, qui s’informe de son fils avec une certaine anxiété.

— C’est étrange ! s’écria Abigaïl, je suis à peu près certaine que Masham n’a écrit à personne ; il paraît qu’en quittant le palais il s’est rendu chez lui directement, et là, après avoir donné quelques ordres à un valet de confiance, en ajoutant qu’il serait probablement absent pendant deux ou trois mois, et qu’il ne fallait en aucune façon s’inquiéter de lui, il est parti seul, et, depuis lors, on n’a pas entendu parler de lui. Toutes les démarches de M. Harley à son sujet ont été infructueuses. J’avoue que je commence à être inquiète, et, malgré tous les efforts que je fais sur moi-même pour me raisonner, je n’y puis parvenir.

— Il est inutile que vous vous inquiétiez à ce sujet, répondit lady Rivers. Il est plus que probable que Masham eat allé à Paris, et qu’il se divertit à la cour de France.

— Cela se pourrait bien, fit Abigaïl ; mais alors il devrait bien écrire.

— Oh ! ma chère enfant ! songez donc aux séductions de la plus grande ville d’Europe, reprit lady Rivers avec malice ; peut-être est-il amoureux là-bas.

— Cela ne me paraît pas croyable, objecta Abigaïl.

— Est-ce que vous vous imaginez réellement qu’il restera fidèle tout le temps de son exil, ma chère ? demanda lady Rivers.

— Je ne lui accorderais plus le moindre regret si je croyais le contraire, répliqua Abigaïl.

— Et vous-même, lui resterez-vous constante ? continua la belle dame.

— Je suis encore plus sûre de moi-même que de lui, répondit Abigaïl. Oh ! oui, je serai fidèle !

— Ah ! trois mois sont bien longs, dit lady Rivers ; ce serait pour moi une rude épreuve, surtout si j’étais, comme vous, exposée aux assiduités de tant d’aimables gens. Trois mois ! Pauvre Masham ! Il y a bien peu d’espoir pour lui. Ah ! ah ! ah !

— Votre Seigneurie peut rire tant qu’il lui plaira, fit Abigaïl d’un air piqué, mais je me connais ; mes sentiments ne changeront point.

— Si vous pensez cela aujourd’hui, ma chère amie, reprit lady Rivers, c’est que Masham n’est parti que depuis quinze jours ; voyons, je parie qu’avant la fin du mois vous l’aurez oublié. Mais, silence ! s’écria-t-elle en désignant Mezausène du bout de son éventail, ce jeune homme nous écoute ; nous causerons de cela une autre fois. Au revoir, ma chère.

— Si vous apprenez quelque chose de Masham, ne manquez pas de me le faire savoir, dit Abigaïl.

— N’en doutez pas, répliqua lady Rivers. J’ose espérer que je n’aurai pas de mauvaises nouvelles à vous communiquer, surtout que Masham aime une autre femme, par exemple. Ah ! ah !

— Par pitié ! épargnez-moi ! s’écria Abigaïl.

— Oh ! s’il pouvait seulement vous voir en ce moment ! » dit lady Rivers en riant aux larmes, mais qui s’arrêta tout à coup en murmurant : « Encore ce jeune homme !

— Votre Seigneurie est vraiment cruelle, dit Abigaïl ; on pourrait croire, en vous voyant rire ainsi, que vous n’avez jamais aimé vous-même.

— Peut-être est-ce vrai, répliqua lady Rivers. En tout cas, je ne me pique pas d’une constance romanesque. Allons ! allons ! Adieu ! il me faut vous quitter. »

En disant ces mots la dame d’honneur sortit, et ce fut Mezausène qui lui ouvrit la porte.

« Quelle horrible souffrance que celle d’être séparée de celui qu’on aime ! s’écris Abigaïl presque à haute voix, surtout lorsqu’il faut paraître gaie comme à l’ordinaire, alors que le cœur saigne et que des pleurs amers coulent en secret de vos yeux. Hélas ! il ne faut pas que la reine puisse voir la trace de mes larmes, » ajouta-t-elle en s’essuyant les yeux avec son mouchoir.

Au moment où Abigaïl se dirigeait vers la porte des appartements intérieurs, Mezausène la suivit d’un air fort embarrassé.

La jeune fille était trop préoccupée pour faire attention à lui.

« Miss Hill, j’ai une lettre pour vous, dit-il pourtant d’une voix que l’émotion rendait tremblante.

— Une lettre pour moi ? s’écria Abigaïl avec surprise. Oh ! ce doit être de lui ! » ajouta-t-elle an prenant le papier.

Sans pouvoir maîtriser sa curiosité, Abigaïl rompit le cachet du billet, et en dévora avidement le contenu.

« Juste ciel ! il n’a pas quitté Londres, m’écrit-il, murmura la jeune fille, en proie à un indicible ravissement. Il s’efforcera de me voir bientôt, ici dans le palais. Il ne me dit pas quand et comment. Où cette lettre vous a-t-elle été remise ? demanda-t-elle à Mezausène sans oser lever les yeux sur lui.

— J’ai promis le secret, répondit-il d’un accent troublé ; tout ce que je puis vous dire, mademoiselle, c’est que celui qui l’a écrite est actuellement dans le palais.

— Lui, ici ! L’imprudent ! s’écria Abigaïl en mettant la main sur son cœur.

— Vous paraissez souffrir, mademoiselle, s’écria Mezausène. Vous avancerai-je une chaise ?

— Non, c’est passé, répliqua Abigaïl ; mais, si mes sens ne m’abusent, je viens d’avoir une illusion particulière ; j’ai cru entendre sa voix ! Est-ce… ajouta-t-elle en regardant fixement Mezausène, est-ce vous Masham ?

— Eh bien ! oui, c’est moi, Abigaïl ! répliqua le jeune homme, qui se précipita à ses genoux et pressa avec ardeur la main de sa bien-aimée sur ses lèvres.

— Quoi ! vous vous êtes exposé pour moi à un pareil danger ? dit la jeune fille en jetant sur lui un regard de tendre reconnaissance.

— Oui ! j’aurais bravé la mort même pour être auprès de vous, Abigaïl, répliqua-t-il avec passion. Je n’ai pu obéir à la sévère injonction de la reine. Je n’ai pu m’arracher des lieux que vous habitez, et, n’osant me présenter en personne, j’ai adopté un déguisement. J’ai séduit un des serviteurs de la reine, Chillingworth, que je savais être un homme sùr. Il a simulé une maladie et m’a choisi pour remplaçant. Je suis connu ici sous le nom de jeune fille de ma mère : Mezausène. Hélas ! quoique je sois au palais depuis près de quinze jours, je n’ai pu jusqu’à présent trouver une occasion favorable pour vous parler sans m’exposer à un péril inutile. Mais je vous ai vue souvent, Abigaïl, sans pouvoir attirer vos regards. Vous m’avez paru soucieuse, et je me suis persuadé que voire tristesse venait de mon absence. Oh ! combien alors j’ai souhaité pouvoir vous approcher ! vous adresser un signe, hasarder un mot à voix basse ! Mais je me suis fait violence, je me suis contenté de vous regarder, d’être auprès de vous ; je savais bien, moi, que le jour de notre réunion arriverait tôt ou tard.

— Il est heureux que vous ne m’ayez pas fait pressentir votre présence, dit Abigaÿl ; car, si vous m’aviez apparu inopinément, je me serais infailliblement trahie. Mais j’y songe, si vous êtes découvert, notre avenir est à jamais perdu, la reine ne vous pardonnerait pas, et la duchesse a tant d’espions qu’il est nécessaire de prendre les plus grandes précautions.

— J’ai jusqu’à présent échappé à tous les soupçons, répliqua Masham, et, maintenant que je me suis fait connaître à vous, je serai plus tranquille et moins exposé à m’oublier. Mais, dites-moi, avez-vous recouvré les bonnes grâces de la reine ?

— Oh ! oui, tout à fait ! répondit-elle. La duchesse avait repris pendant quelques jours son ancien ascendant. Elle fit alors, tant que sa puissance dura, les plus grands efforts pour me faire renvoyer. Elle y serait peut-être parvenue, si elle avait pu maîtriser son caractère despotique, mais, heureusement pour moi, la reine s’est lassée des scènes violentes de sa favorite, qui s’abandonna comme à l’ordinaire à ses folles colères et à des menaces. Il en est résulté une brouille, et, quoiqu’il y ait eu une sorte de raccommodement, la froideur subsiste encore entre elles, et, selon moi, la reine ne se réconciliera jamais, méme ostensiblement, avec la duchesse. C’est aussi l’opinion de M. Harley. La duchesse n’est pas de cet avis, car elle n’a rien perdu de son arrogance. Elle se comporte envers Sa Majesté avec une hauteur et une insolence sans pareille, et notre souveraine redoute tout contact avec cette femme impérieuse.

— Pauvre reine ! s’écria Masham.

— Oui, vraiment, pauvre reine ! reprit Abigaïl avec un soupir, elle mérite qu’on la plaigne. Jamais bontés et affection n’ont été plus mal payées, jamais induilgence plus méconnue, jamais bienveillance plus mal placée ; mais, à vrai dire, malgré son extrême bonté, Sa Majesté peut se lasser à la fin. L’altière duchesse s’en apercevra avant peu.

— Pourquoi la reine ne se débarrasse-t-elle pas d’elle une bonne fois ? s’écria Masham ; n’est-elle donc pas maîtresse absolue ici ?

— Oui, elle a tout pouvoir en apparence, mais non de fait, répondit Abigaïl ; il n’y a pas dans tout ce palais de personne moins indépendante que celle qui en est la souveraine maltresse. Son cœur est si affectueux qu’aimer est pour elle une nécessité. Depuis la perte de ses enfants, il est resté dans son cœur un vide qu’elle a essayé de remplir avec l’amitié. Vous voyez combien elle a été déçue ; mais la crainte de rompre définitivement une ancienne liaison affecte la reine au point de la faire hésiter. C’est par tendresse de cœur qu’elle est aussi irrésolue. La duchesse sait cela et elle en abuse. Quand tout paraît désespéré, elle fait adroitement une légère concession, calme l’irrilation de la reine, et tout rentre dans l’ordre accoutumé. Aujourd’hui toutefois, je crois avoir assez de pouvoir sur l’esprit de la reine pour maintenir la brouille actuelle.

— Et bien vous ferez, répliqua Masham ; votre devoir envers la reine l’exige. Voir tant de perfections si mal appréciées est une chose intolérable. Où en est sir Harley avec Sa Majesté ?

— Sa faveur augmente, répliqua Abigaïl ; il est très-souvent admis à des conférences particulières, et conseille fortement des mesures dont il garantit l’utilité.

— Par malheur, Harley n’a en vue que la réussite de ses projets ambitieux, observa Masham.

— Voilà précisément ce que la reine soupçonne, reprit Abigaïl ; aussi n’a-t-elle pas en lui une confiance entière. Pauvre souveraine ! Elle doit être cruellement tourmentée, avec ses craintes à l’endroit de la duchesse, ses doutes sur Harley et sa défiance en elle-même. Grand Dieu ! ajouta Abigaïl en entendant la porte intérieure s’ouvrir lentement, la voici ! » Masham eut à peine le temps de se reculer de quelques pas, et la reine entra accompagnée du prince Georges de Danemark.

« Ah ! ma chère Abigaïl, je suis aise de vous rencontrer, dit Anne ; je trouvais que vous étiez bien lente à revenir. Mais qu’avez-vous ? vous paraissez agitée ?

— Je viens de recevoir une lettre, madame, dit Abigaïl avec confusion.

— De M. Masham, n’est-ce pas ? dit la reine ; je le devine à la rougeur qui couvre vos joues. Ne soyez point aussi troublée ! je n’ai pas défendu qu’il vous écrivit. Eh bien ! où est cet adoré ?

— Pardonnez-moi, madame, de ne pouvoir pas vous le dire, fit Abigaïl.

— Bon ! je ne ferai pas acte d’autorité pour vous forcer à répondre, reprit la reine. Je n’ai rien à dire du moment qu’il m’a obéi et qu’il se tient éloigné de la cour.

— Holà ! qui avons-nous ici ? s’écria le prince Georges ; un nouveau visage. Approchez, jeune homme ; pourquoi restez-vous là quand on vous appelle ? Diable ! ce garçon serait-il sourd ?

— Mais, prince, vous l’effrayez, dit la reine avec un sourire bienveillant.

— Répondez donc ! s’écria le prince en s’avançant du côté de Masham ; mon Dieu ! quelle ressemblance ! Il faut que ce soit…

— Que ce soit… qui ? demanda la reine en se tournant à demi, à qui dites-vous qu’il ressemble ?

— À l’un des domestiques de Hampton-Court, répliqua le prince en se plaçant adroitement entre la reine et Masham. Votre Majesté doit se rappeler Tom Ottley ? Ce jeune homme est la vivante image de Tom. Ah ! drôle ! je vous ai trouvé à la fin ! continua-t-il à voix basse et en faisant un geste de menace à l’écuyer terrifié.

— Je vous trouve bien pâle, Abigaïl, dit la reine à sa demoiselle d’honneur ; vous êtes certainement malade.

— Ce n’est rien ! je serai mieux tout à l’heure ! dit Abigaïl d’une voix mourante.

— Mais votre pâleur augmente ! s’écria la reine alarmée. Une chaise ! »

Masham s’élança pour apporter le siége demandé : mais le prince le lui prit des mains et le présenta à Abigaïl, qui s’y laissa tomber.

« Des sels ! cria la reine ; il y a là, sur cette table, un flacon qui en contient. »

Masham se hâta d’obéir, et, dans son empressement, il renversa deux vases de porcelaine, qui’se brisèrent en éclats sur le plancher. Confondu de sa maladresse, le jeune homme demeurait immobile ; mais le prince, lui adressant un coup d’œil de mécontentement, accourut, lui arracha des mains le flacon de sels, et le fit passer à la reine.

« Voilà un domestique bien maladroit, se contenta de dire Anne en faisant respirer les sels à Abigaïl ; comment s’appellet-il ?

— Masham ! répondit Abigaïl d’une voix mourante.

— Masham ! allons donc ! s’écria le prince ; la pauvre affolée pense éternellement à son amant. La reine désire savoir votre nom, drôle ? ajouta-t-il en s’adressantà Masham et en clignant de l’œil ; comment vous nomme-t-on ? Tomkins ou Wilkins ? hein ?

— Ni l’un ni l’autre, Votre Altesse, répondit-il ; je m’appelle Mezausène.

— Mezausène ? Ah ! reprit le prince. Eh bien ! alors, monsieur Mezausène, j’espère qu’à l’avenir vous serez plus adroit, Votre physionomie me plaisait assez, et j’avais l’intention de vous attacher à mon service’personnel ; mais, puisque vous avez les mains aussi peu sûres, cela ne se peut pas.

— J’implore le pardon de Votre Altesse ! fit Masham.

— Bon, bon, je vous passe cette première faute, répondit le prince ; rendez-vous ce soir dans mes appartements, dans mes appartements, entendez-vous ? poursuivit-il d’un air significatif, auquel Masham répondit par un profond salut.

— Vous sentez-vous mieux maintenant, mon enfant ? dit la reine, qui avait prodigué les plus tendres soins à Abigaïl. J’espère que de pareilles crises ne se renouvelleront pas.

— Je n’en aurai jamais plus, j’en suis sûre, ma gracieuse maltresse, si vous daignez révoquer la condamnation qui pèse sur M. Mashan, répliqua Abigaïl.

— Oh ! n’insistez pas sur ce point, Abigaïl, répondit la reine, je ne le puis. Retirez-vous dans votre chambre ; moi, je vais daos la bibliothèque trouver M. Harley, à qui j’ai accordé une audience. Venez, prince, nous nous sommes assez fait attendre. Soignez-vous, mon enfant, et lâchez de ne plus penser à M. Masham. »

Abigaïl rentra dans les appartements intérieurs sans oser lever les yeux sur son amant, qui ouvrait la porte à la reine.

Le prince Georges demeura un peu en arrière, afin de pouvoir dire à l’oreille de son écuyer : « Sans moi, mon ami, vous tombiez dans un terrible guépier. Prenez garde de ne pas vous laisser reconnaître, je serais de moitié dans la confidence. Me voici, je vous suis, Majesté, » s’écria-t-il en ajoutant : « N’oubliez pas ce que je vous ai dit, Masham, je veux dire Mezausène. Le diable m’emporte ! j’espère que Sa Majesté n’a rien entendu. »

Et le bon prince se hâta de rejoindre lu reine.