XVII


La soirée musicale et dansante du sergent Scales.


« Voulez-vous que je vous fasse un aveu, Proddy ? disait le sergent en admirant avec son ami la flamme bleue d’un bol de punch servi à Marlboroug’s-Head, dans Rider-Street. (Scales fréquentait cette maison, non-seulement à cause de son enseigne, mais encore pour la finesse et la qualité exquise des liqueurs qu’on y consommait.) Voulez-vous que je vous confesse une chose ? Eh bien, j’ai été très-satisfait ce matin de la conduite de ces deux mounseers.

— Et moi aussi, répondit Proddy, surtout de celui de Savage John. J’éprouvais contre lui une certaine haine tout d’abord, mais en amitié c’est toujours par la haine qu’on commence. Il fut un temps où je vous détestais, sergent.

— Après de mûres réflexions, continua Scales, qui était trop absorbé pour faire attention aux remarques du cocher, j’ai résolu de les inviter à un bal. Je sais que cela fera plaisir à nos femmes ; et puis, un bal est toujours du goût des mounseers ; car les Français sont gais, il faut leur accorder cette qualité.

— Bravo ! j’aime moi-même beaucoup à danser, sergent, et je suis un assez bon danseur. Vous ne le croiriez peut-être pas, fit Proddy, qui, posant sa pipe, exécuta un ou deux pas chorégraphiques. Avant d’engraisser et de devenir aussi gros que je le suis, je dansais la gigue aussi bien que qui que ce soit. Là, ajouta-t-il en faisant un entrechat et en se posant sur un pied, que pensez-vous de cela ?

— Admirable ! s’écria Scales ; aussi, je me décide. Nous donnerons un petit bal d’aujourd’hui en huit. Le beau monde de Londres appelle une réunion de ce genre un drum, autrement dit un tambour ; je ne sais pas trop pourquoi, car je n’ai jamais entendu battre du tambour à leurs routs. Ah ! mais si j’invite à un tambour, ainsi que de fait je le ferai, moi, je vous proteste que le tambour sera bien nommé, car mes convives n’auront d’autre musique que celle que je leur ferai moi-même avec mes deux baguettes et une peau d’âne.

— Ce sera là une fameuse musique, un orchestre ronflant, sergent ! reprit Proddy, rat-a-ta-ta-rat-a-ta-rara ! Oui, oui, certainement, appelez voire bal un tambour !

— Peut-être pourrai-je avoir Tom Jiggins, le fifre de notre régiment, pour m’accompagner, dit le sergent après un instant de réflexion, et, s’il vient, nous vous donnerons du cœur à nous deux, car Tom est de première force. Ce ne sera pas la première fois que les mounseers auront dansé au bruit de nos tambours et de nos fifres, hein, Proddy ?

— Non, certes, répliqua le cocher, et à pas précipités encore, si nos gazettes disent vrai. Mais il y a trêve en ce moment ; m’est avis qu’il ne faut pas plaisanter sur ce sujet. Vous dites donc d’aujourd’hui en huit ?

— Oui, répliqua Scales ; vous y viendrez comme de juste ?

— Mais sans aucun doute, si je suis de ce monde, reprit Proddy ; nous voici maintenant, vous et moi, deux amis inséparables. À quelle heure commencera le bal ?

— Oh ! la carte d’invitation vous l’apprendra, dit Scales ; vous recevrez une invitation : il faut que tout soit régulier. Mais je pense que ce sera à huit heures, ou à peu près. Si vous êtes trop élégant pour être ponctuel, au moins ne venez pas plus tard que neuf heures.

— Je suis toujours exact, répliqua Proddy ; tout homme qui occupe un emploi dans le gouvernement doit être exact.

— Fort bien, dit Scales. Allons, il reste encore dans le bol un verre de punch pour chacun de nous. Puissions-nous avoir toujours autant de succès qu’aujourd’hui ! Il est temps de partir, j’entends le watchman s’égosiller à crier qu’il est dix heures passées… je vais payer.

— Oh, non ! s’écria Proddy.

— Je vous dis que c’est moi ! reprit Scales d’un ton d’autorité. Beau garçon, ajouta-t-il en lançant sur la table une couronne, voici ce qui vous est dû. Allons, camarade, en avant du pied droit. »

Les deux amis s’éloignèrent bras dessus bras dessous, Proddy se carrant, comme à l’ordinaire, le menton en avant, et le sergent, sifflant un air de guerre.

Le lendemain matin, Scales assis à la table, déjeunant avec tous les domestiques dans l’office de Marlborough-House, annonça l’intention qu’il avait de donner un drum dans le courant de la semaine suivante.

La nouvelle fut accueillie par des applaudissements universels, et avec un ravissement particulier par Mmes Plumpton et Tipping.

« En vérité, sergent, s’écria la première, vous avez eu là une charmante idée… des mieux en rapport avec votre profession. Le cœur me bat rien que d’y penser.

— C’est surtout un plaisir fort élégant, ajouta mistress Tipping. Ce genre de bal est bien différent de ce qu’on appelle une sauterie parmi les bourgeois : les dames du monde ne donnent plus maintenant d’autre genre de soirée.

— Je suis charmé, mesdames, de recevoir votre approbation, répondit le sergent. Oui, comme le dit fort bien mistress Plumpton, il me semble que ce sera là une fête très en rapport avec mon talent. Du reste, je ferai de mon mieux pour vous amuser.

— Il vous suffit de battre de la caisse pour me faire plaisir, sergent, observa mistress Plumpton d’un air gracieux.

— Cette Plumpton a toujours le talent d’enlever aux autres les paroles qui sont sur leurs lèvres, s’écria mistress Tipping avec aigreur.

— Je vous sais gré du compliment autant que s’il m’avait été adressé par vous, mistress Tipping, répondit galamment le sergent. Pensez-vous, monsieur Fishwick, que Sa Grâce ne trouvera point mauvais que nous donnions cette soirée ? ajouta-t-il en interpellant le cuisinier.

— Oh ! je réponds du consentement de Sa Grâce, répliqua Fishwick, et je suis sûr aussi qu’il me permettra, avec sa générosité ordinaire, de préparer un bon souper.

— Puisque vous songerez au solide, moi je m’occuperai du liquide, monsieur Fishwiek, dit d’un ton sentencieux M. Peter Parker, le maître d’hôtel, qui adressa à son collègue on clignement d’œil significatif. Je fournirai quelques bouteilles de ma provision, et je vous préparerai un bol de punch comme vous n’en aurez encore jamais bu. Je pense bien que mistress Plumpton consentira à me prêter le grand bol de porcelaine bleue qui est dans la lingerie, afin qu’il me soit possible de composer un rafraîchissement suffisant pour la société.

— Oh ! certainement, répliqua mistress Plumpton, et, puisque chacun contribue à la fête, j’ajouterai aux provisions un flacon d’usquebac qui m’a été donné par… par… je ne sais plus qui.

— Par feu M. Plumpton probablement, dit malicieusement mistress Tipping. Quant à moi, je crois que je ne contribuerai à la fête que par ma seule présence.

— On ne vous en demande pas davantage, répliqua galamment Scales.

— Il va sans dire que vous inviterez M. Proddy, sergent ? ajouta mistress Plumpton ; c’est un si charmant homme !

— Oh ! je n’y manquerai pas, répliqua Scales ; et, pour plaire à mistress Tipping, j’inviterai mounseer Bimbelot, valet de chambre du marquis de Guiscard, et son ami Achille Sauvageon, tous les deux excellents danseurs.

— Il ne faut pas les inviter à cause de moi seulement, sergent, répliqua mistress Tipping ; de toute manière, je serai charmée de voir vos amis. »

Dès que le repas fut achevé, le sergent se retira dans sa chambre et se donna beaucoup de peine à écrire une certaine quantité de cartes qu’il expédia par un messager ad hoc, lequel rapporta l’acceptation de presque tous les invités.

Deux heures plus tard, Fishwick vint lui annoncer que le Duc avait non-seulement donné son consentement plein et entier, mais qu’il avait encore exprimé le désir que la soirée se passât le plus gaiement possible.

« Sa Grâce s’est-elle vraiment exprimée ainsi ? s’écria Scales transporté de joie. Oh ! je reconnais là son bon cœur ! Il n’est pas étonnant, Fishwick, que ses soldats l’aiment autant, et qu’ils se battent si bien pour lui ; c’est un plaisir de mourir pour un chef de cette trempe. »

Les deux serviteurs s’entendirent ensuite sur les dispositions à prendre pour la soirée, et ils se séparèrent convaincus que tout irait à merveille.

Les six jours d’intervalle s’écoulèrent, et le septième arriva plus vite qu’on n’y avait songé. Ce jour-là, dès le matin, le sergent prit des airs d’importance, comme s’il sentait réellement, de ce moment, la grandeur de sa tâche. Il allait et venait dans la cuisine, donnant des ordres aux marmitons ; puis il s’occupa à fourbir ses buffleteries, et s’exerça un peu à la sourdine sur son tambour, en fredonnant à demi-voix une de ses chansons favorites.

Vers midi, Tom Jiggins, le fifre, arriva. Il se dirigea tout droit à la chambre du sergent, et les deux artistes demeurèrent enfermés ensemble jusqu’au diner, étudiant avec zèle les airs de danse qu’ils devaient jouer le soir.

Tom Jiggins était un homme de petite taille, aux traits prononcés, et assez semblable au sergent en diminutif. Il possédait un grand nez, la lèvre supérieure très-longue et un menton d’une rondeur démesurée. Il mesurait cinq pieds de haut et s’efforçait de perdre le moins possible de sa taille. Ses yeux avaient ce regard fixe commun aux morues, et aux gens qui jouent d’un instrument à vent. Jiggins portait un uniforme bleu, orné de parements et de revers blancs : sur son épaule gauche se pavanait un large ceinturon blanc, auquel était attaché avec un cordon l’étui de son fifre ; de l’autre côté pendait son épée. Un bonnet de police fiché sur une perruque poudrée et terminée par une longue queue complétait son accoutrement militaire.

Aussitôt après le diner, le fifre et le sergent firent une seconde répélition après laquelle, se trouvant sûrs d’eux-mêmes, ils passèrent ensemble l’après-midi à savourer deux pots d’ale et à fumer plusieurs pipes.

À mesure que la nuit approchait, et lorsque les travaux du

jour furent achevés, on s’occupa activement des préparatifs de la soirée. La cuisine se trouva bientôt débarrassée et éclairée à l’aide de chandelles placées sur la cheminée, sur le dressoir et sur les planches. Lorsque le sergent et Jiggins y pénétrèrent, à huit heures moins un quart, tout était en ordre pour recevoir la compagnie.

Au moment même où l’horloge sonnait l’heure indiquée par les invitations, le bruit d’une lutte se fit entendre dans le corridor, et presque aussitôt mistress Plumpton et mistress Tipping se précipitérent dans la chambre, toutes deux à la fois, le visage empourpré et les yeux animés par la colère.

« Vous êtes très-malhonnète, Plumpton, de me pousser ainsi, s’écria mistress Tipping ; vous avez entièrement fripé ma toilette.

— C’est bien fait ! répliqua mistress Plumpton avec aigreur ; il ne fallait pas essayer de passer avant moi. Vous m’avez presque arraché mon bonnet et mes barbes.

— Je voudrais vous avoir débarrassée de votre faux tour, par la même occasion, reprit mistress Tipping.

— La paix ! la paix ! mesdames, interrompit le sergent ; laissez-moi vous supplier de ne point vous disputer, du moins ce soir. Vous êtes toutes deux admirablement mises ; il serait impossible de résister à vos charmes, si vous n’aviez pas l’air si grognon. »

Cette allocution produisit l’effet désiré ; la paix fut momentament rétablie. Mistress Tipping se hâta même avec la plus parfaite obligeance de rajuster la coiffure de mistress Plumpton, et mistress Plumpton mit quelques épingles à la robe de mistress Tipping.

Les deux dames étaient en grande toilette. L’une étalait sa volumineuse personne dans une robe écarlate, et l’autre avait orné son frêle petit corps d’un vêtement de satin orange.

Bientôt après, Fishwick, Parker, Timperley et les autres domestiques des deux sexes de la maison du duc, au nombre d’une douzaine, arrivèrent en masse dans la cuisine. Le sergent ac cueillit chacun d’eux avec une gracieuse parole. À peine avait-il fait le tour du cercle que Timperley, qui se tenait près de la porte afin d’introduire les invités, annonça M. Proddy et un ami.

Le cocher avait un aspect fort imposant. Il s’était vêtu d’un grand habit de velours écarlate rayé de jaune et galonné d’or avec le gilet assorti ; une immense cravate de mousseline entourait son cou et le laissait fort à l’aise.

Il se dirigea tout droit vers Scales en lui disant : « Permettez-moi, sergent, de vous présenter M. Mezausène, un jeune homme qui vient tout récemment d’obtenir une place dans la maison de Sa Majesté, et qui désire faire votre connaissance ; j’ai pris la liberté de l’amener avec moi.

— Ce n’est point une liberté, Proddy, répliqua le sergent : vous avez bien fait. Charmé de vous voir, monsieur. »

Et en disant ces mots il secoua chaleureusement la main de Mezausène, qui était un grand jeune homme, mince, de tournure gracieuse et possesseur d’une fort jolie figure. Malheureusement pour ses charmes, il portait, comme le sergent, un large emplâtre noir sur le nez et un autre plus petit sur la joue gauche. Le nouveau venu avait endossé la livrée royale, et une grande perruque poudrée couvrait son front.

« Vous avez donc été à la guerre comme moi, monsieur Mezausène ? observa le sergent, en faisant allusion aux emplâtres de l’ami du cocher.

— Non, sergent, ces blessures m’ont été faites l’autre nuit dans la rue par une bande de ces écervelés que l’on nomme les Mohocks, répliqua Mezausène.

— Oh ! je connais bien les Mohocks, ce sont de fines lames, reprit le sergent, et je donnerais gros pour attraper l’un d’entre eux et le punir de son audace. La figure de ce jeune homme-là ne m’est pas étrangère, continua-t-il en s’ädressant à Proddy, tandis que Mezausène s’approchait de mistress Plumpton et de mistress Tipping, qui se tenait auprès du feu ; je l’aurai probablement vu au palais.

— Oh ! ce n’est pas probable, sergent, répliqua Proddy, car il ne fait partie de la maison de la reine que depuis quelques jours. Il remplace M. Chillingworth, un des valets de pied, qui est tombé malade subitement, et qui a obtenu la permission de se faire remplacer. J’ai rencontré aujourd’hui M. Mezausène dans la salle des gardes ; ses manières m’ont séduit, et je lui ai offert de l’amener ici. »

Au moment où le sergent allait répondre, Timperley annonça M. Needler Webb, valet de chambre du comte de Sunderland et mistress Loveday, camériste de la comtesse de Bridgewater. M. Needler Webb était revêtu d’un habit de velours imprimé vert, réformé tout récemment par son noble maître, d’un gilet de satin broché, de bas de soie rose, et de souliers à talons rouges. Il prenait des airs libertins, et était parfumé comme la boutique d’un perruquier. Mistress Loveday était aussi très-élégante ; elle répondit au salut du sergent par une révérence prolongée, et s’en alla rejoindre le groupe des autres dames.

On annonça ensuite M. Prankard, premier laquais de lord Ryalton, garçon très-élégant ; puis, un second, plus fashionnable encore, M. Lascelles, valet de chambre de lord Ross. On vit ensuite apparaître mistress Simple, femme de chambre de lady Rivers, et mistress Clerges, occupant la même fonction auprès de lady de Cecil.

Une demi-douzaine d’invités suivirent de près ceux déjà nommés, et la salle paraissait déjà assez encombrée lorsque Bimbelot et Sauvageon firent leur entrée. Le petit valet français s’avança avec un orgueil contenu vers le sergent, minaudant et souriant, puis il salua les dames. Il était facile de s’apercevoir que M. Bimbelot se croyait le mieux élevé, le mieux mis et le plus joli garçon de l’assemblée. Son maître étant encore retenu au lit par suite de son duel, Bimbelot avait profité de l’occasion pour se parer de son grand habit de drap écarlate tramé d’or, d’un magnifique gilet, d’une perruque de campagne, de manchettes et d’une cravate de dentelle. La splendeur de son accoutrement attira sur lui l’admiration du beau sexe. Le drôle s’en aperçut promptement, et se mit à lorgner familièrement toutes les femmes, saluant l’une, ricanant avec l’autre, chuchotant avec celle-ci et envoyant de la main des baisers à droite et à gauche. Quant à Sauvageon, il se contentait de causer avec Proddy.

On fit circuler du vin épicé et des biscuits ; puis, un instant après, le sergent s’installa sur un tabouret à l’autre bout de la chambre, fit un roulement préliminaire, et Jeggins se pencha sur une chaise derrière lui.

Ce fut là le signal de la danse ; Bimbelot avec mistress Loveday, et Needler Webb avec mistress Clerges, ouvrirent le bal par un menuet. Ils se trémoussèrent beaucoup malgré les sons perçants de la musique, qui n’allait pas toujours à l’unisson de la gravité de la mesure. Les quatre danseurs s’acquittèrent de la tâche qu’ils avaient entreprise à la satisfaction générale et surtout à la leur.

Mezausène et mistress Simple dansèrent ensuite un rigodon, et cela avec tant d’entrain qu’ils furent priés de recommencer.

« Qui est ce jeune homme, sergent ? demanda Bimbelot ; il ressemble, à s’y méprendre, à un de mes amis ; mais le diable m’emporte si je puis en ce moment me rappeler à qui.

— Je suis aussi embarrassé que vous, Bamby, répliqua Scales.

Sur mon âme, je ne puis mettre un nom sur ce visage-là. Mais, soyez tranquille, je le questionnerai à la première occasion. »

Cette occasion se présenta peu de temps après ; car le jeune homme, ayant quitté sa danseuse, s’approcba d’eux en ligne droite.

« Monsieur Mezausène, dit Scales, Bamby et moi nous trouvons qu’il y a une grande ressemblance entre vous et…

— Qui ? interrompit l’autre, qui ne put réprimer un léger tressaillement.

— Oh ! ne vous alarmez pas ; entre vous et un de nos amis, dont nous ne pouvons présentement nous rappeler le nom. Vous a-t-on jamais dit que vous ressembliez à quelqu’un ?

— Non pas que je sache, répondit négligemment Mezausène, mais c’est très-possible.

— Mezausène ! c’est un nom français, monsieur, dit Bimbelot ; êtes-vous donc mon compatriote ?

— Pas tout à fait, monsieur, répondit Mezausène, cependant ma mère était Française.

— Ah ! votre mèra était Française ? Eh bien ! mais cela suffit ! s’écria Bimbelot qui l’embrassa ; j’étais sûr que vous étiez Français ! Vous êtes un joli garçon, vous dansez avec grâce ; allons, je suis fier de vous, mon ami ! »

Et, en disant ces derniers mots, Bimbelot tapa amicalement sur la poitrine de Mezausène, et le conduisit à Sauvageon, qui parut ésalement enchanté de retrouver un compatriote.

On organisa aussitôt un cotillon ; puis vint une gigue dans laquelle Proddy et mistress Plumpton réussirent à se distinguer, car leur agilité extraordinaire et inattendue excita l’hilarité universelle.

À la gigue succéda la belle et antique danse the thay, et après un temps d’arrêt pendant lequel les rafratchissements furent distribués à la ronde, on dansa the cushion, danse fort animée et réputée fort gracieuse. Le sergent battait du tambour sans relâche avec une vigueur soutenue, et Jiggins ne s’arrélait que pour essuyer son sifflet.

Dès que the cushion dance fut finie, la société s’empressa de s’asseoir, et le sergent s’amusa beaucoup à examiner toutes ces figures ruisselantes, ces bouches qui soufflaient et tous les mouchoirs qui s’agitaient.

Dans ce moment M. Parker entra dans la cuisine, portant un immense bol, celui qu’avait prêté mistress Plumpton, rempli de punch froid. Il posa le vase de Chine sur le dressoir avec un soin tout particulier.

Le moment était admirablement choisi. On remplit de grands verres de ce breuvage délectable et on se hâta de les offrir à la ronde. Le punch fut trouvé plus délicieux que du nectar ; il suffit pour exciter le rire et amena des mots plaisants sur toutes les lèvres.

« À votre santé, sergent ; prenez ce verre et rendez-moi raison !

— À la vôtre, Bamby ! grand bien vous fasse ! »

Et le tambour du sergent recommença son joyeux ratata, et le fifre fendit l’air de ses notes les plus aiguës.

La gaieté générale fut à son apogée et l’on songea à interpréter les danses villageoises. Tout aussitôt les couples se forment : Proddy choisit mistress Plumpton, Bimbelot mistress Tipping, Needler Well mistress Simple, Mezausène mistress Loveday ; les autres s’associèrent à leur gré. En un instant, tous furent en place, rangés sur deux lignes, dans toute la longueur de la cuisine. Le fifre joua son air le plus gai, et Scales l’accompagna de temps à autre par un ra ou un fla frappé à propos.

Proddy et mistress Plumpton s’étaient placés en tête ; s’ils s’étaient distingués dans la gigue, ils se surpassèrent dans cette dernière danse. C’était merveille de contempler la légèreté de Proddy, qui volligeait au milieu de la salle, faisait pirouetter sa danseuse, et gambadait, sans paraître ni étourdi ni fatigué, dans le dédale des figures les plus embrouilléos. Scales lui-même ne put se défendre de l’applaudir, et il l’encourageait chaque fois qu’il passait devant lui. Mistress Plumpton, qui dansa avec une énergie et uno légèreté surprenantes, sans se ralentir jamais d’une seconde, secondait parfaitement son partenaire. Lorsque les deux danseurs atteignirent le bas bout de la chambre, ils se rafraîchirent à l’aide d’un ou deux verres de punch, et ce breuvage fut pour eux un puissant stimulant pour tenter de nouveaux efforts.

Bimbelot et mistress Tipping suivirent de près les hardis champions, qui ne tardèrent pas à reprendre unc seconde fois la tête de la sauterie.

« J’espère que vous n’allez pas recommencer, Proddy ? s’écria le sergent.

— Si fait ! répondit le cocher en déboutonnant son habit, qui mit à découvert sa large poitrine et les magnificences de son gilet rayé. Je ne serai pas le premier qui renoncerai, je vous le jure. Allons, du courage, monsieur le fifre ! Battez ferme, sergent ! Et quant à vous, la fille, ajouta-t-il en s’adressant à une laveuse de vaisselle assise sur une chaise placée auprès du feu et riant aux larmes, mouchez les chandelles, afin qu’on y voie mieux. Allons, Bamby, mon garçon, remuez vos quilles ! »

À ces mots Proddy recommença de plus belle, pirouettant et exécutant une foule d’entrechats fantastiques, tandis que Bimbelot, animé d’une hilarité inconsidérée, suivait son exemple avec succès.

Mais le cocher ne devait pas jouir une seconde fois du même triomphe que la première. À peine arrivé à moitié de sa course, un pied trop avancé, soit par hasard, soit par malice, fit trébucher le pauvre diable, qui, en tombant, entraîna après lui sa danseuse, et renversa Sauvageon ainsi que Needler Webb.

Ce n’est pas tout encore. Bimbelot et mistress Tipping, qui suivaiont immédiatement, se trouvaient lancés ; ils ne purent s’arrêter et tombèrent par-dessus les autres, tandis que M. Lascelles et mistress Clerges, qui venaient après eux, culbutérent de même : de sorte que le pauvre cocher fut enseveli sous une avalanche de corps vivants.

Heureusement qu’il se trouva délivré de cette position périlleuse avant d’être tout à fait suffoqué.

Cet incident fâcheux fut cause de la suspension des dauses, et M. Parker proposa (ce qui fut accepté) de ne les recommencer qu’après souper : cette motion acceptée, on passa dans l’office.

M. Fishwick avait amplement rempli sa promesse. Le repas abondant et substantiel qu’il offrit aux consommateurs prouva qu’il possédait à fond une connaissance certaine des facultés de leurs estomacs respectifs. Le centre de la table se trouvait envahi par un énorme pâté, dont la croûte avait la forme d’un tambour, et sur le haut duquel se trouvait en vedette une petite statue, aussi en pâte, représentant le sergent Scales.

Mistress Plumpton, ainsi que mistress Tipping, déclarèrent que la ressemblance était parfaite, et que même l’emplâtre sur le nez n’avait pas été oublié.

Au haut bout de la table, où siégeait naturellement le sergent, un superbe aloyau de bœuf froid s’étalait sur un plat. En regard s’élevait un gigantesque bassin rempli d’huîtres. Un magnifique jambon, des langues fumées, des poulardes froides, des écrevisses, puis des mets plus légers, tels que des confitures, des gelées et autres douceurs, constituaient le reste de ce régal.

Si le cuisinier avait été prodigue de comestibles, le maître d’hôtel n’était pas demeuré en arrière pour les boissons. Des bols de punch, placés à peu de distance les uns des autres, flanqués d’une bouteille de vin entre chaque, et un immense broc d’ale épicée, dans lequel trempait une branche de genièvre, entouraient l’aloyau.

Le buffet présentait donc un aspect séduisant, et les convives, qui avaient conquis un formidable appétit, grâce aux exercices agréables et prolongés de la soirée, assiégèrent à l’envi les abords de la table.

Scales avait à sa droite et à sa gauche mistress Plumpton et mistress Tipping. Il découpait l’aloyau à peu près comme il eût taillé en pièces un bataillon ennemi, tandis que Fishwick, placé en face de lui, ouvrait les huîtres avec une promptitude égalée seulement par celle de leur disparition.

Il y eut pendant assez longtemps un silence à peine interrompu par le cliquetis des couteaux et des fourchettes ; mais, aussitôt que les convives eurent avalé quelques verres de punch, les rires et les plaisanteries recommencèrent avec un nouvel entrain et furent bientôt à lour apogée, au moment où des assiettes de fromage frit furent offertes à la suite du bœuf et des huîtres.

L’énorme broc fit aussi le tour de la table, et la distribution de son contenu excita furce joyeux propos, parce que Bimbelot et d’autres galants s’efforcèrent de poser leurs lèvres au même endroit où celles des dames s’étaient imprimées sur l’étain.

Vint enfin la bouteille d’usquebac de mistress Plumpton, et cette liqueur fut particulièrement agréable à ceux à l’estomac desquels les huîtres paraissaient être indigestes.

Dans ce moment suprème le sergent se leva et demanda que chacun se versât rasade, puis proposa vivement la santé de la reine et du duc de Marlborough.

Ce toast fut porté avec un enthousiasme prodigieux. Proddy monta ensuite sur une chaise, et, pour nouvelle santé, il s’écria avec enthousiasme : « À notre amphitryon ! » Puis, au milieu des hourras qui suivirent, il jeta par mégarde le contenu de son verre au nez de Bimbelot.

Le sergent, pour témoigner à l’assemblée sa gratitude, entonna une chanson ; mais, s’apercevant que la bonne humeur de la société était arrivée à un tel degré qu’il serait dangereux qu’elle augmentât, il fit la motion de retourner dans la salle de danse, où tout le monde se rendit aussitôt.

Le fifre se mit donc à jouer un air de danse. Proddy aurait désiré réengager mistress Plumpton ; mais Bimbelot l’avait devancé, et cette circonstance, jointe au rire de triomphe du valet de chambre, exaspéra à tel point le cocher, qu’il s’arrangea de façon à coudoyer le Français en le poussant avec force sur Mezausène.

Celui-ci, prenant cette attaque pour une agression préméditée, riposta par un coup de pied si bien appliqué qu’il envoya le petit valet de chambre cabrioler à l’autre bout de la salle.

Les danses cessèrent immédiatement, et le sergent, abandonnant son tambour, se précipita pour intervenir. Mais tout fut inutile. Bimbelot était furieux et demandait satisfaction sur l’heure. Scales se hâta de déclarer que, s’il se battait avec quelqu’un, il faudrait que ce fût avec lui, car il était décidé à épouser la querelle de Mezausène, d’autant plus que ce dernier était un étranger. Bimbelot témoigna alors son indignation contre le médiateur, se récriant surtout sur sa monstrueuse partialité. Il déclara que, plutôt que de ne pas se venger de l’injure qu’il avait reçue, il se battrait avec lui. Sauvageon approuva cette décision.

Après une bruyante altercation, comme il était impossible d’en venir à un raccommodement, les parties irritées se retirèrent dans un appartement séparé, où les suivirent tous les hommes de l’assemblée. Le sergent, qui s’était hâté de faire une rapide excursion dans sa chambre, reparut bientôt avec une grosse paire de pistolets d’arçon, dont la vue fit pâlir affreusement Bimbelot.

« Voici des pistolets tout chargés, fit Scales, et, puisque vous êtes décidés à vous battre, finissons-en sans délai.

— Parfait, cela me convient fort, répliqua Mezausène ; nous tirerons à travers un mouchoir, si vous le voulez bien, monsieur.

— Non, répliqua Scales, nous soufflerons les lumières et vous tirerez tous deux dans l’obscurité, c’est le meilleur moyen. »

La proposition ne parut pas satisfaisante à Bimbelot, mais il y acquiesça sur un mot de Sauvageon. Chaque combattant s’étant muni d’un pistolet, les chandelles furent éteintes et on les laissa tous deux dans les ténèbres.

Pendant quelques instants on n’entendit de part et d’autre ni une parole ni un mouvement. Mezausène, qui avait beaucoup ri de toute cette affaire, était décidé à essuyer le feu de son adversaire ; mais comme ce dernier ne se pressait pas, il s’impatienta et résolut de tirer lui-même. Ce qui l’embarrassait, c’était de le faire sans causer d’accident : « Je ne voudrais pas blesser ce pauvre garçon, pensait-il, et quelle que soit la direction dans laquelle je tirerai je risque fort de le toucher. Ab ! il me vient une idée ! »

Aussitôt dit, aussitôt fait ; il se glissa sans bruit jusqu’au mur, marcha à pas de loup et à tâtons jusqu’à la cheminée, et mettant le pistolet dans l’âtre il lächa la détente. À peine eut-il tiré qu’il entendit dégringoler et tomber un corps lourd.

Un étrange soupçon vintà l’esprit de Mezausène, et ce soupçon se trouva pleinement confirmé lorsqu’on apporta des lumières.

Le pauvre Bimbelot s’était réfugié dans la cheminée, et son adversaire, malgré son désir de l’épargner, avait innocemment découvert sa cachette. Heureusement il n’avait point été atteint ; c’est tout au plus s’il avait quelques contusions, résultat inévitable de sa chute.

Le sergent avoua en particulier à Mezausène que, si Bamby avait été touché, ce devait être avec la bourre, car les pistolets n’avaient été chargés qu’à poudre.

Mezausène ne communiqua à personne cette découverte, qui eùt fait rire tout le monde comme lui. Il ne dévoila pas non plus le secret de la cachette de Bimbelot, de sorte que la réconciliation se fit immédiatement. On se donna des poignées de main, on apporta encore du punch, on se remit à danser, à plaisanter, à rire beaucoup. De cette manière, la fête du sergent s’acheva aussi gaiement qu’elle avait commencé.