XVI


Scène d’amour dans l’antichambre de la reine. Bannissement de Masham, qui doit rester éloigné de la cour pendant trois mois.


Saint-John comprit au regard triomphant de Harley qu’il avait réussi. Les deux amis, après un court aparté, se séparèrent, fort soulagés de la cruelle inquiétude qu’ils avaient éprouvée. L’un s’en retourna chez lui, et l’autre s’en alla au palais de Saint-James avoc Masham.

À peine furent-ils arrivés, qu’on les introduisit dans l’antichambre des appartements particuliers de la reine, où ils trouvérent Abigaïl et lady Rivers. La première manifesta à l’endroit de Masham une manière d’être froide et réservée qui déconcerta sir Harley.

« Je quitte Sa Majesté, monsieur Masham, dit Abigaïl ; elle a appris votre duel avec le marquis de Guiscard, et elle en est très-mécontente. Elle s’en est expliquée si vertement avec moi, que je crains fort de m’exposer à une disgrâce si je consens à vous voir désormais.

— Si j’avais pensé pareille chose, je n’aurais certes pas voulu vous exposer à des reproches, répliqua Masham d’un air piqué. Aussi, mademoiselle, pour mettre à couvert votre responsabilité, je vais me retirer sur-le-champ.

— Ce n’est pas là ce qu’Abigaïl veut dire, monsieur Masham, s’écria lady Rivers en éclatant de rire ; et, si vous n’étiez pas si jeune, vous n’auriez pas besoin qu’on expliquât les choses. Mon amie désire seulement vous faire comprendre qu’elle aimerait mieux déplaire à la reine que de renoncer à vous voir.

— Je n’ai rien dit de pareil, lady Rivers, fit Abigaïl avec humeur.

— Alors expliquez-vous clairement, ma chère, reprit ledy Rivers ; tout à l’heure vous mouriez d’envie de voir M. Masham, et maintenant que ce désir est satisfait, vous lui dites presque de s’en aller.

— Sur mon âme, ma cousine, il y a de quoi devenir fou, ajouta Harley, et je rends grâces au ciel de n’être point amoureux de vous. Vous semblez blâmer Masham de s’être battu en duel, et vous savez ou vous devez savoir que c’est à cause de vous qu’il s’est battu.

— C’est exactement ce que dit Sa Majesté, répondit Abigaïl ; elle m’a réprimandée comme si j’avais pu empêcher cette rencontre, et nul ne sait mieux que M. Masham qu’il ne m’a pas consultée avant d’aller se battre.

— Non, mais il a songé à votre réputation, ma cousine, dit Harley.

— Le soin de ma réputation me regarde seule, répliqua Abigaïl, et M. Masham pourra se battre pour moi lorsque je l’aurai choisi pour champion. Que dira-t-on à la cour ? on va chuchoter autour de moi que ces deux rivaux, à l’exemple des anciens chevaliers, se sont battus pour moi, et que je serai le prix du vainqueur : mais je désappointerai bien tout le monde. Je suis persuadée que M. Masham a songé bien plus à l’effet que ce duel produirait sur moi qu’à punir le marquis de son insolente bravade. Mais il aurait dù se dire que ces principes chovaleresques sont tout à fait hors de saison.

— C’est possible, reprit Masham ; mais, à moins que je ne me trompe moi-même, j’ai agi avec un noble motif. C’est l’amour que je vous porte, Abigaïl, qui m’a fait tirer vengeance de la manière dont on a osé abuser de votre nom. J’avais cru que le marquis était un imposteur, et je le lui ai dit. »

La franchise de ce discours dissipa les velléités de coquetterie d’Abigaïl, comme un coup de vent chasse les nuages sombres dont le disque de la lune est entouré. La jeune fille se prit à trembler et baissa les yeux.

Devant cette émotion, dont ils comprirent le véritable motif, lady Rivers et Harley se retirèrent à l’écart, près d’une fenêtre, et regardèrent dans les jardins du palais.

« Ils vont probablement se remettre d’accord, dit tout bas le secrétaire d’État à la dame d’honneur.

— Oh ! ce n’est pas douteux, répliqua celle-ci en souriant.

— Je ne puis feindre plus longtemps, monsieur Masham, dit enfin Abigaïl. Ma bouderie n’a que trop duré. Il est bien vrai que la reine est fâchée ; mais que m’importe ? Je m’imaginais que vous viendriez ici enivré de votre succès ; j’avais donc résolu de vous traiter comme je viens de le faire, c’est-à dire légèrement. Mais je m’aperçois que l’amour-propre n’est point votre défaut, et il serait cruel de continuer cette plaisanterie. Je connais votre dévouement pour moi, et j’y réponds par un sentiment pareil. Il n’y aura plus à l’avenir de mésintelligence entre nous, soyez-en sûr, et je ne ferai plus la coquette, au moins avec vous.

— Ni avec personne, si vous voulez me contenter, répliqua Masham qui s’agenouilla, saisit la main d’Abigaïl et la porta à ses lèvres avec délices. Vous êtes une créature adorable et sans égale au monde. »

En ce moment même la porte intérieure s’ouvrit, et la reine entra, accompagnée du prince Georges de Danemark. Masham se releva précipitamment, mais pourtant pas avant que le royal couple eût eu le temps de le voir prosterné.

Un léger sourire erra sur les lèvres du prince, qui regarda la reine ; mais Sa Majesté, très-sévère sur l’étiquette, ne répondit point à cette œillade.

Masham s’inclina profondément pour déguiser son trouble ; Abigaïl rougit et fit mouvoir son éventail ; le prince Georges aspira une forte prise de tabac pour s’empêcher de rire, tandis que lady Rivers et Harley restaient tournés du côté de la fenêtre.

« Je suis étonnée de vous trouver ici, monsieur Masham, dit gravement la reine. Le peu d’égards que vous avez montré pour mes désirs…

— Je ne sache pas avoir désobéi à Sa Majesté, répliqua le jeune écuyer.

— Alors, monsieur, vous faites peu d’attention à ce qui a été dit, reprit la reine dont le front se crispa. Je m’étais assez intéressée à vous pour exprimer le désir qu’il n’y eût point de rencontre entre vous et le marquis de Guiscard. J’étais donc loin de m’attendre à ce que vous le provoqueriez une seconde fois, de manière qu’il s’ensuivit ce duel qui a eu lieu ce matin, et dans lequel il a été blessé, m’a-t-on dit.

— La nouvelle est bien certainement venue de Marlborough-House, se dit Harley en lui-même. Le diable n’est pas plus malicieux que la duchesse !

— Le marquis s’était servi de mon nom avec une légèreté qui n’avait pas d’excuse, observa Abigaïl ; il a mérité le châtiment qu’il a reçu.

— Pour l’amour du ciel, n’attirez pas sur vous le ressentiment de la reine, murmura Harley ; vous pourriez perdre votre place.

— Je m’exposerai à tout au monde plutôt que de laisser traiter M. Masham d’une manière injuste, répliqua-t-elle sur le même ton.

— D’honneur ! Votre Majesté est trop sévère pour ce jeune homme, ajouta l’excellent prince Georges en parlant bas à la reine, cruellement sévère. Son manque d’égard pour vos désirs est le fait d’une inadvertance, d’une simple inadvertance.

— Cela lui apprendra à être plus circonspect à l’avenir, répliqua la reine. Je suis décidée à témoigner d’une manière éclatante mon aversion pour les duels, et j’en donnerai le premier exemple à l’occasion de celui-ci.

— Grâce, madame ! dit le prince du ton de la prière.

— Je ne puis revenir sur ce que j’ai dit, répondit la reine d’un ton qui mit fin à toute discussion. Monsieur Masham, ajouta-t-elle, Son Altesse se passera de vos services pendant trois mois, et vous profiterez de cette circonstance, soit pour aller voir votre famille dans le comté d’Essex, soit pour voyager sur le continent.

— Je-comprends Votre Majesté, répliqua Masham en s’inclinant, vous me bannissez de la cour. »

Anne fit un léger signe d’assentiment, et le prince Georges se consola en aspirant une énorme prise de tabac.

« Voici la première fois que j’ai vu Votre Majesté faire une injustice, dit Abigaïl à la reine.

— Ma cousine, prenez garde, murmura Harley à son oreille.

— Peut-être me taxerez-vous aussi d’injustice, Abigaïl, reprit la reine, quand je vous ferai remarquer l’étiquette qui veut que, lorsqu’une demoiselle d’honneur se marie sans mon consentement, elle perde sa place et ma faveur… »

Abigaïl allait répondre, mais elle sentit à son bras une légère pression qui retint les paroles éparses sur ses lèvres.

Un instant après, le secrétaire d’État passa adroitement près de Masham, et lui dit à l’oreille :

« Après ce qui s’est passé, il convient que vous vous retiriez. Le jeune écuyer s’avança donc immédiatement vers le prince Georges, baisa la main que lui tendit gracieusement le mari de Sa Majesté, et, faisant une profonde révérence à la reine, il allait se retirer quand Abigaï ! l’arrêta.

« Je prie Votre Majesté de souffrir que M. Masham demeure encore un instant, dit-elle, j’ai une grâce à vous demander en sa présence.

— Ne lui demandez donc pas son consentement aujourd’hui, fit Harley à voix basse, vous échouerez ; attendez une autre occasion.

— Monsieur Masham, vous pouvez sortir, dit Abigaïl confuse et rougissante.

— Non, ma chère enfant, puisque vous l’avez rappelé, il est juste qu’il entende ce que vous avez à dire, observa le prince Georges, qui, par excès de bonté, faisait souvent des maladresses.

— Votre Majesté vient de dire tout à l’heure que celle de ses femmes qui promettrait sa main sans son consentement perdrait pour loujours ses bonnes grâces, dit Abigaïl en hésitant.

— Précisément, répliqua Anne. Mais en quoi ces paroles concernent-elles M. Masham ? J’espère, continua-t-elle sévèrement, que vous n’avez rien fait de pareil sans mon aveu ?

— Assurément, non, madame, reprit Abigaïl, qui, sans s’inquiéter des signes de Harley, retrouva tout son aplomb. Peut-être ai-je choisi un moment peu propice pour vous adresser une demande ; cependant, je me hasarderai à solliciter votre gracieuse permission pour répondre affirmativement si M. Masham m’adresse une certaine question.

— Il faut que je réfléchisse à tout ceci, reprit froidement la reine.

— Sur mon âme ! je suis fâché d’avoir rappelé le jeune homme, murmura le prince ; bonjour, Masham ! bonjour ! continua-t-il en accompagnant le jeune écuyer jusqu’à la porte. J’espère que, lorsque nous nous reverrons, Sa Majesté sera de meilleure humeur. C’est pour trois mois, eh ? Je tâcherai de faire rapprocher le terme de votre exil. Mais qu’importe ? ces quatre-vingt-dix jours seront bientôt passés. Quant à Abigaïl, je serai son protecteur ; ainsi ne vous désespérez pas… bonjour ! »

Et, en parlant ainsi, le prince poussa doucement Masham hors de la chambre.

Aussitôt que le prince revint, la reine prit son bras et se disposait à rentrer dans ses appartements particuliers, lorsque Abigaïl s’avança vers elle.

« Accompagnerai-je Votre Majesté ? demanda-t-elle à Anne.

— Pas à présent, » répliqua celle-ci en la regardant d’un air de mécontentement qu’Abigaïl ne lui avait encore jamais vu prendre avec elle. | Puis elle quitta l’appartement, suivie de son auguste époux.

« Voilà ce que c’est que de servir une reine ! s’écria Abigaïl en fondant en larmes et en se jetant au cou de lady Rivers.

— Vous ne devez vous en prendre qu’à vous-même de la moitié de ce qui est arrivé, dit Harley. Et cependant, m’est avis que la duchesse est au fond de tout cela.

— Je le crois, répliqua Abigaïl en redressant la tête, mais elle ne profitera guère de sa méchanceté, elle réussit aujourd’hui, demain j’aurai mon-tour.

— J’y compte bien, ma cousine, s’écria Harley en lui prenant vivement la main, et je suis avec vous. Ce sera votre faute si vous ne placez pas Masham aussi haut que le plus fier grand seigneur qui fréquente Saint-James. Rappelez-vous que Sarah Jennings a fait la fortune de John Churchill.

— En attendant, je suis disgraciée et Masham est exilé, dit Abigaïl en soupirant.

— Ces deux malheurs ne seront pas de longue durée, reprit Harley. Le vent qui souffle contre nous aujourd’hui nous sera favorable demain. Imitons le général romain, et obtenons la victoire avec notre défaite.. »