XV


Prix débattu pour la restitution des lettres volées.


Harley se dirigea vers Pall-Mall, escorté d’un agent de la reine qu’il avait mandé à la hâte et auquel il donna certaines instructions. En arrivant chez le marquis, il posta l’agent près de la porte et souleva le marteau.

L’obséquieux Bimbelot vint ouvrir la porte, et il répondit aux demandes qui lui furent faites que son maître était assez calme, qu’il attendait la visite de M. Harley, et qu’il se flattait qu’il l’excuserait de le recevoir dans sa chambre à coucher, puisqu’il ne pouvait la quitter.

Au milieu de tous ces compliments, le valet conduisit en grande cérémonie le visiteur dans une chambre magnifique, ornée d’une couche tendue de brocart, d’une toilette fort riche, d’une superbe psyché, de deux belles armoires formant encoignure et d’une rangée de porte-perruques. Il y avait au-dessus de la cheminée une gravure représentant le jugement de Pâris ; tout autour de la chambre, d’autres tableaux du même genre étaient sppendus aux murailles, recouvertes de tapisseries de haute lice.

Le marquis, à demi enveloppé dans une robe de chambre de soie, était étendu sur un lit de repos. Une pâleur mortelle couvrait son visage, et, quoique Bimbelot eût prétendu qu’il ne souffrait plus, il paraissait éprouver de vives douleurs. Il ft néanmoins un effort pour se soulever lorsque Harley parut, et le pria de s’asseoir. Puis il fit signe au valet de se retirer.

« Je suis aise de vous voir, monsieur Harley, dit le marquis avec un sourire qui donna à ses traits une teinte livide. J’étais sûr que vous viendriez ; le digne ecclésiastique que je vous ai envoyé vous a certainement dit ce qui était arrivé ?

— Il m’a raconté que certaines lettres qui, j’ai lieu de le croire, m’ont été dérobées dans mon bureau par ce misérable Greg, sont maintenant en votre possession, répliqua le secrétaire d’État.

— Vous avez été bien informé, monsieur, répondit Guiscard ; ces lettres, qui sont de la plus grande importance, puisqu’elles prouvent qu’il existe une correspondance entre un des ministres de la reine Anne et une royale exilée, m’ont été confiées par le pauvre diable dont vous parlez ; il désire aujourd’hui que je m’en serve pour le sauver ; je crois donc inutile d’ajouter qu’elles me sont nécessaires pour la même raison.

— Vous n’êtes pes scrupuleux sur le choix des moyens, je le sais, marquis, répliqua amèrement Harley.

— Vous en feriez autant si vous étiez dans une position semblable, monsieur le secrétaire d’État, répondit Guiscard d’une voix pleine d’ironie ; mais venons au fait. De quelque manière que ces documents me soient parvenus, ils sont en mon pouvoir. Par eux, je puis acheter de Godolphin et de Marlborough une sécurité personnelle inébranlable. Je suis donc, pour ma part, hors d’inquiétude. Cependant, avant d’adopter cette mesure, je vous offre ces papiers, qui ont pour vous plus de valeur que pour qui que ce soit.

— Laissez-moi d’abord connaître le prix que vous y mettez, répondit froidement Harley.

— Je veux tout d’abord l’assurance de votre protection, répondit Guiscard, au cas où, pendant l’interrogatoire de Greg, ce drôle m’accuserait.

— Accordé ! répondit le secrétaire. Et puis encore ?

— Secondement, il me faut la main de miss Abigaïl Hill, ajouta le marquis.

— Oh ! pour ceci, je refuse, répliqua Harley d’un ton délibéré.

— Alors je me verrai forcé de traiter avec vos ennemis, fit Guiscard.

— À mon tour, écoutez-moi, marquis, reprit Harley. Ces lettres doivent m’appartenir, et aux conditions que je vous dicterai moi-même. Je savais à qui j’avais affaire, et j’ai pris mes mesures en conséquence. Un agent de la reine attend mes ordres à votre porte ; je n’ai qu’un mot à dire et vous serez arrêté sur-le-champ, ce qui vous ôtera toute possibilité de traiter avec Godolphin et Marlborough. En supposant même que les lettres fussent exhibées au conseil, j’ai peu de chose à craindre, car je suis en position de faire face à toutes les éventualités de la situation. Voici maintenant ce que je vous offre : je vous délivre du péril actuel, et je vous compte deux mille livres sterling. »

Tout en parlant ainsi, sir Harley ouvrit son portefeuille et déplia une liasse de bank-notes, Guiscard se renversa en arrière et parut réfléchir. « Je préfère mourir plutôt que de céder la main d’Abigaïl à ce maudit Masham ! s’écria-t-il enfin, le visage bouleversé à la fois par la haine et la douleur physique.

— Elle sera à lui, quoi qu’il advienne, répliqua Harley ; ce que vous avez de mieux à faire, c’est de ne plus songer à elle, et d’accepter ma proposition.

— Allons, mettez trois mille livres, dit Guiscard ; votre place les vaut bien, et vous êtes sûr de la perdre et votre tête avec, si les lettres ne vous sont pas remises. Comptez-moi trois mille livres, vous dis-je, et je consens.

— J’ai été aussi loin qu’il m’est permis d’aller, plus même que je n’aurais dù peut-être, répliqua Harley en fermant son portefeuille. Décidez-vous ; quant à moi, mon parti est pris irrévocablement. »

Tout en disant ces mots, il se leva comme s’il avait l’intention de s’éloigner.

« J’ai votre parole solennelle pour ce qui regarde ma sûreté ? dit Guiscard.

— En tant qu’il dépendra de moi de l’assurer, sans aucun doute, repartit le secrétaire d’État.

— Eh bien ! voici les lettres, dit le marquis en lui remettant le paquet.

— Et voici les bank-notes, » répliqua l’autre en lui donnant en échange son portefeuille.

Et tandis que l’un examinait attentivement les lettres pour s’assurer qu’il n’en manquait aucune, l’autre comptait les billets.

L’un et l’autre parurent satisfaits.

« Vous n’avez aucune révélation à craindre de Greg, monsieur Harley, dit Guiscard. Vos ennemis essayeront sans doute d’intriguer auprès de lui ; mais je lui ferai comprendre par le canal du ministre Hyde, qui, avec sa simplicité, sera pour nous un agent fort utile, que sa seule espérance de salut repose sur son silence. Une fois envoyé aux galères, je réponds du reste, c’est mon affaire.

— Adieu, marquis, répliqua Harley, vous avez rarement fait un meilleur coup que celui-ci, même aux jeux de hasard. Il est assez beau pour vous consoler du triomphe de Masham et de la perte de miss Abigaïl. »