XIV


Sir Harley découvre la soustraction de plusieurs dosuments importants opérée par Greg. Un message qu’il reçoit du marquis de Guiscard augmente son inquiétude.


Il était encore de fort bonne heure lorsque les champions revinrent de leur duel ; aussi Saint-Jobn proposa-t-il à ses compagnons, qui l’acceptèrent, de se reposer quelque peu avant le déjeuner. On conduisit Masham dans une chambre, et, comme il était très-fatigué, n’ayant pas fermé l’œil de la nuit, le pauvre jeune homme se jeta eur un lit de repos, où il s’endormit presque aussitôt.

Il ne se réveilla qu’au moment où un domestique entra pour lui annoncer que le déjeuner était servi, et vint se proposer pour l’aider à réparer le désordre de sa toilette. Masham, en descendant, fut guidé par le bruit de voix joyeuses et de bruyants éclats de rire. Mistress Hyde et Angélica s’étaient mises à table avec leur hôte et Maynwaring, et le repas était même déjà fort avancé.

On éprouve toujours un grand plaisir à contempler dès le matin un joli visage, et, malgré son embarras, Angélica était charmante. Son teint était si frais, ses yeux si limpides et ses dents si blanches !

Elle regardait autour d’elle avec une admiration mal déguisée les couvercles d’argent qui maintenaient la chaleur sur l’omelette savoureuse et les tendres côtelettes, les œufs enfouis sous les replis d’une serviette aussi blanche que la neige, la bouilloire d’argent réchauffée par une lampe à l’esprit-de-vin, la ravissante chocolatière et les délicieuses petites tasses bleues de la plus belle porcelaine de Saxe, puis encore des flacons d’argent pour ceux qui préféraient le vin de Bordeaux au thé de Chine.

Lorsque la charmante enfant eut passé tout cela en revue, ses yeux se portèrent sur le buffet, où étaient rangés en bon ordre un poulet froid, un jambon, une langue farcie, deux patés et un hachis de viandes. Un maître d’hôtel, d’une tenue irréprochable, se tenait prêt à distribuer ces mets et à faire circuler le contenu des bouteilles au long cou qui rafraîchissaient dans des seaux d’argent.

Comme toutes les filles de la campagne qui se portent bien, Angélica avait un bon appétit, et elle ne connaissait pas assez les belles manières pour s’abstenir de le satisfaire. Elle acceptait donc volontiers tout ce qui lui était offert ; mais ses exploits gastronomiques n’étaient que des jeux d’enfant, comparés à ceux de sa mère, qui tombait en extase à chaque plat et qui dévorait tout ce qui était à sa portée.

« Juste ciel ! s’écria mistress Hyde, mais ce déjeuner est beaucoup plus copieux que celui que nous a donné le squire Clavering au mariage de sa fille Sukey. Goûtez donc à ce jambon, Angélica ! Certes, je m’y connais pour faire cuire un jambon ; mais cette préparation surpasse ma science ; celle langue aussi est d’un goût exquis. Rien n’est plus difficile que de faire cuire une langue, monsieur Saint-John, et je suis sûre que votre cuisinier le sait aussi bien que moi. Donnez-moi une autre tranche, monsieur, s’il vous plaît. Bon ! puisque vous insistez tant, j’accepterai aussi un rognon. Angélica, mon ange, vous ne mangez pas. Pauvre enfant ! elle s’est tant tourmentée au sujet de son père, qu’elle en a perdu l’appétit. Prenez un peu de cette marmelade d’abricots, ma chère âme, cela vous fera du bien. M. Saint-John dit qu’il fera rendre sans délai la liberté à votre père ; ainsi soyez tranquille, vous voyez bien que je suis calme. Allons ! j’ai déjà beaucoup mangé, mais je ne puis refuser une côtelette, elles ont si bonne mine ; servez-moi quelques champignons avec, je vous prie, et versez-moi une autre tasse de thé, monsieur, dit-elle au valet de pied. Vous êtes bien bon, j’y mélerai avec plaisir une goutte d’eau-de-vie ; mais je n’en veux qu’une goutte, prenez bien garde ! Vous avez des projets sur moi, monsieur Saint-Jon, certainement, sans cela vous ne m’offririez pas de l’omelette. La première et la dernière omelette que j’aie jamais mangée, c’était chez le squire, et je l’ai trouvée si délicate alors, que je ne puis résister aujourd’hui à l’envie de goûter à celle-ci ! Mais, ma chère fille, vous m’inquiétez ; mangez donc, mon enfant, et rappelez-vous que vous n’avez pas tous les jours un déjeuner pareil à celui-ci. Vous avez bien raison, monsieur Saint-John, un œuf n’a jamais fait de mal à personne. Ah ! par exemple, nous autres campagnards, nous avons un avantage sur vous. Je voudrais pouvoir vous faire goûter à mes œufs, monsieur, tout frais pondus, et blancs comme la neige, c’est un vrai régal ; ma fille va les chercher tous les matins. Je ne sais à quoi cela tient, monsieur Saint-John, mais je ne puis rien vous refuser. Il faut que je goûte aussi à ce pâté de pigeons, quoique en vérité j’aie déjà tant mangé, que je me sens mal à l’aise. »

Elle ajouta encore, en s’adressant au maître d’hôtel :

« Un peu de jus, monsieur, tandis que vous tenez la saucière dans vos mains. »

À ce moment même Masham entra dans la salle à manger. « Je crains, s’écria mistress Hyde, que M. Masham ne trouve plus grand’chose à manger ; nous nous sommes mis à table une demi-heure avant lui.

— Ne vous tourmentez pas à mon sujet, madame, répliquat-il. Le déjeuner est encore suffisamment copieux, et je réparerai promptement le temps perdu.

— Miss Angélica nous a assuré qu’elle serait morte de douleur si Guiscard vous avait tué, mon cher Masham, dit Saint-John.

— Mais non, monsieur ; j’ai dit seulement qu’une autre dame aurait le cœur brisé, fit la jeune fille. Mais je dois avouer franchement que j’en aurais moi-même été désolée. »

Le jeune écuyer s’inclina.

« Cet heureux Masham obtient la sympathie de toutes les dames, remarqua Maynwaring.

— Ce n’est pas étonnant, ajouta Angélica, puisque… »

La belle enfant rougit et hésita.

« Finissez donc votre phrase, ma chère, puisque… quoi ? demanda Maynwaring.

— Je ne sais plus ce que j’allais dire, répondit-elle, de plus en plus confuse.

— Angélica, laissez donc M. Masham déjeuner tranquillement, dit mistress Hyde ; goûlez à ces côtelettes, monsieur, vous les trouverez fort tendres ; ou bien encore à ces rognons, ils sont admirablement assaisonnés. Ainsi donc, vous avez tué le marquis ? Mon digne mari prétend qu’un duelliste est un meurtrier et mériterait d’être pendu. À mon avis, il est un peu trop sévère. Je lui objecte souvent que, si cela se passait ainsi, on pendrait bien des gens de qualité, et croiriez-vous ce qu’il me répond ? « Ce serait justice ! » Prenez donc de la compote de pêches, monsieur, vous la trouverez délicieuse.

— Je ne sais jusqu’à quel point Masham mérite d’être pendu, dit Saint-Jobn en riant ; mais vous vous trompez en supposant qu’il a tué le marquis : ce dernier n’est que très-légèrement blessé.

— Ma foi ! tant pis pour lui, s’écria mistress Hyde. Car, si l’officier de cette nuit a dit vrai, il n’a échappé à la mort que pour en subir une autre plus ignominieuse.

— C’est possible, » dit Saint-Jobn d’un air sombre :

Puis, reprenant presque aussitôt sa gaieté ordinaire, il mit la conversation sur les plaisirs et les beautés de la vie de Londres ; parla de théâtres, de l’Opéra, de concerts, de jardins publics, de bals, de mascarades, de promenades au parc ou au mail ; en un mot, il fit de la vie élégante un si séduisant tableau, qu’Angélica en fut tout à fait charmée.

« Mon Dieu ! dit-elle en soupirant, qu’elles sont heureuses, ces grandes dames qui peuvent rester au lit aussi longtemps que cela leur plaît, et qui, lorsqu’elles se lèvent, n’ont rien autre chose à faire qu’à s’amuser ! Ah ! que ne suis-je née pour un pareil sort ! Ce que j’aimerais par-dessus tout serait d’avoir un petit nègre pour page : il serait coiffé d’un turban blanc orné de plumes. Je souhaiterais avoir une jolie chambre, avec un grand paravent en laque du Japon et des étagères couvertes de magots de Chine. Je prendrais à mes gages un perruquier français pour me coiffer ; j’achèterais les plus belles soies et les plus beaux satins pour me faire des robes ; je me procurerais les plus riches dentelles pour mes bonnets et pour mes tabliers ; mais ce que je désirerais plus encore que tout le reste, ce serait d’avoir un grand coupé doré, un gros cocher sur le siége, et trois laquais derrière. Oh ! quel délicieux rêve !

— Sur mon âme, ma fille est folle, s’écria mistress Hyde ; c’est fort heureux que votre père ne soit pas là pour vous entendre, il vous réprimanderait au sujet de votre vanité.

— Tout cela peut être à vous, Angélica, murmure Saint-Jobn à voix basse, vous n’avez qu’un mot à dire.

— Je crois bien qu’il me faut renoncer au carrosse doré et au cocher, soupira Angélica en baissant les yeux.

— Vous serez plus heureuse et mieux portante, ma fille, si vous continuez à vous lever à cinq heures du matin pour aider Dolly à traire les vaches, continua mistress Hyde, que si vous restiez couchée jusqu’à onze heures ou midi, pour vous lever ensuite avec des vapeurs et la migraine. Notre garçon de ferme Tom vous servira aussi bien qu’un petit nègre, et, quant aux magots de porcelaine, je suis sûre que ma faïence est deux fois plus jolie et que mes assiettes d’étain brillent autant que de l’argent. Si vous voulez rouler, vous avez toujours la carriole attelée de la vieille jument à votre disposition ; enfin, si vous avez envie d’aller jusqu’à Thaxted, Phill Tredget sera trop heureux de vous prendre en croupe. Il me semble que vous avez oublié le pauvre Phill.

— Oh ! non, répliqua Angélica d’un accent mélé de colère et de honte, car elle avait inutilement essayé de mettre un frein à la volubilité de sa mère. Je pense à lui autant que je le dois, mais il n’est connu de personne ici.

— Phill est un des plus honnêtes garçons du comté d’Essex, continua mistress Hyde, et, sans vous faire honte, aussi joli garçon que vous, monsieur Masham. Il est à peu près de votre taille, monsieur, mais beaucoup plus large d’épaules ; sa tête est couverte d’une forêt de cheveux bouclés, de couleur chatain, tirant sur le blond ardent.

— Mais, ma mère, ses cheveux sont rouges comme des carottes, s’écria Angélica.

— Oh ! je suis bien convaincu que ses avantages physiques sont supérieurs aux miens, répliqua Masham en riant de tout son cœur.

— Ainsi, vous avez donné votre cœur à Phill Tredget, eh ! miss Angélica ? demanda Saint-John.

— Pas tout à fait, balbutia-t-elle en rougissant.

— Alors, ma fille, Phill se trompe étrangement, repartit sa mère.

— Je n’étais pas sûre de mes sentiments dans ce temps-là, répondit Angélica en jetant ua regard furtif sur Saint-John.

— Certainement non, répliqua celui-ci avec un air significatif. Eh bien, puisque vous avez achevé votre déjeuner, Masham, nous allons songer aux affaires ; amusez-vous ici comme vous pourrez, mesdames, jusqu’à ce que je vous renvoie M. Hyde. »

En parlant ainsi, Saint-John se leva et quitta la chambre, accompagné de ses deux amis.

« Que prétendez-vous faire de cette jeune fille ? lui demanda Mayawaring dès qu’ils furent dans la rue.

— En vérité, je ne sais, répondit Saint-John ; elle est diablement jolie ! »

Maynwaring était du même avis ; il prit congé de ses amis au coin de King-Street, tandis que les deux autres se rendaient chez M. Harley, à Seint-James-Square, où ils furent introduits sur-le-champ.

Ils trouvèrent Harley seul, très-occupé à écrire. Il avait l’air troublé, et, après avoir félicité Masham sur l’issue de son duel, il emmena Saint-Joha dans un autre appartement.

« Cette arrestation de Greg, lui dit-il, me donne beaucoup d’inquiétude. J’ai réfléchi à cette affaire toute la matinée, et je ne suis pas tranquillisé.

— Vous êtes-vous donc confié à lui ? demanda Saint-John.

— Non, répliqua Harley, mais il m’est impossible de savoir au juste ce que ce drôle a pu faire. Peut-être a-t-il ouvert mes cassettes, mes lettres, et obtenu, par ce moyen, connaissance de secrets importants.

— Calmez-vous, répliqua Saint-John ; on n’ajoutera aucune créance à ses révélations, à moins qu’elles ne soient appuyées de preuves.

— Hélas ! je crains qu’il n’ait aussi des preuves ! répliqua Harley. J’ai examiné le bureau où je serre mes papiers secrets, et il me manque un paquet de documents qui, s’il tombait entre les mains de Godolphin et de Marlborough, serait inévitablement cause de ma perte.

— Malédiction ! s’écria Saint-John, je vous conseille alors de fuir immédiatement en France.

— Non ! je resterai et j’affronterai le danger quel qu’il soit, reprit Harley ; je voudrais seulement savoir la vérité ! mais je n’ose me mettre en communication avec Greg. »

Les deux diplomates tombèrent l’un et l’autre dans un morne silence.

Ces réflexions furent interrompues par l’entrée de l’huissier, qui vint annoncer que le curé Hyde était dans l’antichambre, demandant avec instance une entrevue immédiate avec M. Harley, pour une affaire de la dernière importance.

« Qu’il entre ! s’écria le secrétaire d’État. Cet homme a été arrêté en même temps que Greg ; nous saurons probablement quelque chose par lui, » ajouta-t-il au moment où l’huissier sortait.

Hyde fut introduit.

« Vous avez probablement entendu parler de mon arrestation, messieurs, dit-il en saluant respectueusement les deux gentilshommes.

— Oui, monsieur, répondit Harley, et nous sommes charmés de vous voir en liberté.

— Ma détention a été le résultat d’un malentendu qui s’est éclairci, repartit le ministre ; mais la conscience de mon innocence m’a soutenu, et le seul désagrément que j’aie éprouvé a été de passer une nuit dans Gate-House.

— Qu’est devenu Greg, votre camarade de prison ? l’a-t-on aussi relâché ? demanda vivement Harley.

— Non, monsieur, repartit Hyde, et c’est à propos de lui que je viens vous trouver.

— Eh bien, monsieur, parlez ! Qu’avez-vous à me dire à ce sujet ? demanda Harley.

— Je ne sais comment justifier ma conduite, répliqua Hyde : mais je n’ai pas eu le courage de refuser un ami malheureux. Comme je vous l’ai dit, on m’avait enfermé dans une chambre à Gate-House, avec mon pauvre ami, et, aussitôt que nous fûmes seuls, il me fit, à l’aide des plus pressantes sollicitations, faire la promesse formelle de lui rendre un service, si, selon ses prévisions, on me remettait en liberté le lendemain matin, aujourd’hui ; il s’agissait d’aller chez le marquis de Guiscard, dont il me donna l’adresse dans Pall-Mall, et de lui apprendre ce qui s’était passé.

— Est-ce tout ? s’écria impatiemment Harley.

— Non, monsieur, répondit Hyde ; il m’a ordonné de dire au marquis d’ouvrir une petite boîte qu’il lui a confiée il y a quelques jours, et de le sauver de la mort à l’aide de papiers qu’elle contient.

— Je gage que cette boîte contient le paquet qui me manque, fit Harley à Saint-John à voix basse. Eh bien, monsieur ! ajoutat-il en s’adressant au ministre, vous avez été chez le marquis, et sans doute vous ne l’avez pas vu ? Il a été blessé en duel ce matin.

— Pardonnez-moi, monsieur Harley, répliqua Hyde, je l’ai vu. En apprenant que je désirais lui parler, le marquis me fit amener jusqu’auprès de son lit et renvoya ses domestiques. Je m’acquittai alors de la commission du pauvre Greg. Il sonna sur-le-champ son valet de chambre français, lui ordonna de prendre, dans un cabinet qu’il indiqua, une petite boîte qu’on ouvrit et dans laquelle on trouva un paquet de lettres. Dès que le marquis les eut examinées, sa physionomie s’éclaircit, et il s’écria : « Mille remerciments, mon révérend ! vous m’avez fait infiniment plus de bien que le chirurgien qui vient de sortir. Ces lettres sauveront notre pauvre ami, et j’en suis bien aise ; mais faites-moi une nouvelle faveur. Rendez-vous chez M. Harley et dites-lui que je le prie, dans son intérêt, de venir me voir à l’instant. Je voudrais bien aller en personne lui faire visite, mais je ne puis quitter ma chambre, et il n’y a pas une minute à perdre. Soyez prudent. » Après quelques paroles polies, le marquis m’a congédié. Voilà, monsieur, tout ce que j’avais à vous dire.

— C’est bien assez, murmura Saint-John.

— Je crains fort que le marquis ne soit dupe de quelque tour de Greg, fit Harley, qui s’efforçait en vain de cacher son malaise. Néanmoins, je vais me rendre à ses instances.

— Et vous ferez bien, observa Saint-John ; car, quoique je ne puisse concevoir comment ces lettres pourront être utiles à Greg, à vrai dire, il est peut-être bon que vous les parcouriez.

— Vous trouverez votre femme et votre fille dans ma maison, à Saint-James-Square, tout près d’ici, monsieur Hyde, et, comme ces dames ont éôté fort effrayées de votre arrestation, vous ferez bien d’aller les tranquilliser le plus vite possible. Je vous prie, quant à présent, de considérer ma maison comme la vôtre.

— Daignez agréer mes très-humbles remerciments, monsieur, répliqua Hyde, qui fit un profond salut et se retira.

— J’irai trouver sans retard ce misérable marquis, s’écria Harley dès que le ministre eut fermé la porte ; je sais bien qu’il me faudra payer cher ces lettres, mais il me les faut ; j’ai un plan qui doit réussir. Restez avec Masham jusqu’à ce que je revienne, fit-il à SaintJohn ; je ne serai pas longtemps absent. »