XIII


Déjeuner matinal du sergent. Trois duels.


Le sergent Scäles se leva une heure avant l’aube, le jour où il devait se battre avec M. Bimbelot, et, comme la veille au soir il avait bu une assez notable quantité d’eau-de-vin, ainsi que le prouve la narration de la belle Angélica, la premièré chose qu’il fit fut d’apaiser sa soif à l’aide d’une pinte d’eau. Après cette libation, il procéda à sa toilette en chantant et en sifflant selon sa coutume, mais cependant un peu plus bas qu’à l’ordinaire, de crainte de dératiger toute la maison.

Habitué à se raser dans l’obscurité, il accomplit sans accident cette opération indispensable, chaussa une paire de bottes à genouillères qui lui venaient du duc de Marlborough, et ättacha son ceinturon après avoir éssayé la lame de son épée, qu’il mit dans le fourreau ; il passa ensuite sa redingote d’uniforme, prit son chapeau, et, marchant d’un pas tout pareil à celui de la statue du commandeur de la comédie de Don Juan, il gagna la cuisine dans l’intention de s’administrer une tasse de café avant de partir.

Le feu pétillait dans l’âte lorsqu’il entra, et, à son extréme surprise, il aperçut près du foyer mistress Plumpion, la femme de charge.

« Dieu du ciel, c’est le sergent ! s’écria-t-elle en feignant d’être confuse ; qui se serait attendu à vous voir venir ici si matin ? En vérité, vous vous levez trop tôt.

— Vous êtes pourtänt plus matinal que moi, mistress Plumpton, répliqua Scales. Je suis forcé de sortir pour affaire de service. Ordinairement vous n’êtes pas sur pied d’aussi bonne heure.

— C’est vrai, sergent, répliqua-t-elle, mais j’vais des vapeurs, et j’ai cru qu’une tasse de chocolat me ferait du bien ; aussi me suis-je levée pour la préparer. Je commençais cette opération délicate lorsque vous êtes entré. Seigneur Dieu, est-il possible ! Voilà-t-il pas que je suis encore en bonnet de nuit !

— Qu’importe le bonnet de nuit ? mistress Plumpton, répondit le sergent ; vous savez bien que je suis un vieux soldat. Si vous n’en aviez point parlé, je ne l’aurais pas remarqué ; mais maintenant que je le regarde, je déclare sur l’honneur ne vous avoir jamais vu de bonnet qui vous allât aussi bien que celui-ci.

— Ah ! sergent… Il n’y a que les militaires pour être aussi polis… Ne voulez-vous pas prendre une tasse de chocolat avec moi avant de sortir ?

— Très-volontiers, et je vous remercie beaucoup de votre gracieuseté, mistress Plumpton, répliqua Scales ; j’allais boire du café, mais j’aime bien mieux le chocolat. »

Le chocolat fut donc placé sur le feu, et la grosse femme de charge se disposait à lui donner un dernier coup d’œil lorsque, sans savoir comment, elle se trouva dans les bras du galant sergent.

Avant qu’elle eût pu pousser un cri, le soudard imprimait une demi-douzaine d’ardents baisers sur ses levrès.

Ah ! le sergent était terrible, et il était aussi redoutable dans ses amours qu’à la guerre.

Or, tandis que ceci se passait, le chocolat qui bouillait sur le feu s’emporta, se répandit, et produisit une épaisse fumée. Au même instant ; on entendit du côté de la porte un éclat de rire aigu et moqueur, et les deux amoureux aperçurent avec confusion, en levant les yeux, mistress Tipping qui les regardait.

« Voilà donc pourquoi vous vous êtes levée si matin, ma chère Plumpton, hein ? s’écria la femme de chambre ; voilà une jolie conduite ! Je ne m’étonne plus que vous aimiez tant le tambour du sergent. Milady saura ce qui se passe, oh ! certainement elle le saura.

— Vous ferez bien, Tipping, de profiter de l’occasion pour dire aussi à milady combien de fois le sergent vous a embrassée lui-même, réplique mistress Plumpton tout en retirant le chocolat du feu. Notre rencontre ici est l’effet du hasard.

— Le hasard ! Ah ! bon, reprit mistress Tipping ; comme si M. Timperlay ne vous avait pas dit hier soir que le sergent devait sortir au point du jour, et qu’il aurait besoin d’une tasse de café ! Donc, vous vous êtes levée exprès pour le rencontrer.

— Fort bien mais vous, pourquoi vous êtes-vous donc levée d’aussi bon matin ? Répondez, je vous prie, demanda mistress Plumpton avec aigreur.

— Pour vous surprendre, répliqua mistress Tipping, et j’y ai réussi à merveille. Oh ! sergent, ajouta-t-elle en tombant sur une chaise, je ne m’attendais pas à pareille chose de votre part ; est-il possible que vous fassiez la cour à une vieille horreur pareille à cette Plumpton ?

— Pas si vieille ni si horrible qu’il vous plaît de le dire, repartit la sous-femme de charge, qui se contenait à peine, et le sergent a trop de bon sens pour considérer la jeunesse comme un attrait, surtout lorsqu’elle n’est accompagnée par aucun autre avantage.

— Allons ! mesdames, s’écria Scales, je désirerais voir la paix se rétablir, car j’ai beaucoup d’estime pour vous deux, et, comme je dois me rendre ce matin à un rendez-vous pressé, vous m’excuserez si je me hâte de déjeuner. »

En disant ces mots, le soldat se mit à table, et mistress Plumpton lui versa une grande tasse de chocolat, tandis que mistress Tipping, malgré son indignation, se hâtait de préparer des tartines, que le brave homme consommait à mesure qu’elles étaient prêtes. Dès qu’il eut avalé trois tasses de chocolat et mangé la moitié du pain, le sergent se leva, essuya ses lèvres, embrassa mistress Plaompton d’abord, puis mistress Tipping, qui se soumit à cette familiarité de meilleure grâce qu’on n’aurait dû s’y attendre, et, quittant la maison, il traversa le jardin et pénétra dans Green-Park,

Il commençait à faire jour. Scales aperçut dans une avenue un personnage gros et court assis sur un banc, vêtu d’une redingote blanche, d’un gilet rayé et d’un bonnet de velours, et il n’eut pas de peine à reconnaître le sieur Proddy.

Le sergent siffla, et le cocher vint à lui sur-le-champ.

Proddy marchait avec une dignité inusitée, portant un sabre sous le bras et la pipe à la bouche. Après s’être salués, les deux hommes se dirigèrent ensemble vers Hyde-Park.

La matinée était belle, mais extrêmement froide, et le sergent aurait hâté le pas, s’il n’eût craint de laisser en arrière son compagnon.

« Il me semble que je vous ai nommé celui qui devait servir de second à Bamby, n’est-ce pas, Proddy ? dit-il enfin.

— Oui, sergent ! Un caporal français, un certain John Savage, qui a été fait prisonnier en même temps que le maréchal Tallard, répliqua le cocher.

— Il se nomme Sauvageon, et non pas John Savage, fit Scales ; c’est même un fort brave garçon, et je serais plus honoré de croiser l’épée avec lui qu’avec ce pauvre petit Bamby.

— Voulez-vous que je vous dise, sergent ? dit Proddy ; j’ai bien réfléchi à tout ceci : il me semble que je vais m’ennuyer de rester oisif, et, si Sauvageon ne s’y oppose pas, nous pourrons en découdre ensemble.

— N’en faites rien ! Comment donc, mille bombes ! Proddy, il vous embrocherait en moins d’un instant ! C’est une des meilleures lames connues, et il gagne sa vie en exerçant la profession de maître d’armes.

— Oh ! cela m’est égal, sergent, répéta Proddy ; un Anglais peut toujours tenir tête à un Français.

— Sans doute, répliqua Scales. À la condition pourtant que… vous voudrez bien me confier l’honneur de notre pays.

— Non ! je suis décidé à me battre, fit Proddy, et c’est dans cette intention que j’ai apporté mon épée.

— Ma foi, si vous le voulez absolument, ce n’est pas moi qui vous en empêcherai, dit Scales. Cependant, soyez prudent, et je ferai en sorte de vous venir en aide, si cela m’est possible. »

En disant ces mots, Scales se mit à fredonner, de toute la force de ses poumons, les vers suivants :


Amis, chantons ce héros sans pareil
Vainqueur à chaque bataille ;
Vive Marlborough ! Anglais, c’est un soleil !
Malheur à qui le raille !


— C’est vrai, et nous sommes nous-mêmes des héros, sergent, ajouta fièrement Proddy ; n’allons-nous pas combattre les mounseers ? Ah ! j’éprouve ce que vous avez dû éprouver avant la bataille de Blenheim.

— Vous êtes un brave petit homme, mon cher Proddy, répliqua Scales en lui frappant sur l’épaule, et je rends hommage à votre bonne volonté. Mais vous ne pouvez vous imaginer quelles sont les sensations d’un soldat au moment d’une bataille, principalement lorsqu’il a des Français pour adversaires.

En effet, le matin même de cette mémorable bataille, j’étais comme un cheval de guerre tenu par la bride et rongeant son frein. »

Et Scales continua à chanter :


Le treize août de l’an mil sept cent quatre
Au bout du Danube il fallut se battre
Depuis Édouard le Noir, jamais plus qu’à Bleinheim,
L’orgueil de ces Français ne dut tant en rabattre ;
Et ce combat suffit pour imposer un frein
À leur humeur par trop folâtre !


« Si vous continuez sur ce ton, sergent, je vais vouloir me battre contre les deux mounseers à la fois, ft Proddy. Je suis persuadé que la guerre était ma réelle vocation, et j’aimerais mieux tenir la boîte à cartouches que le fouet avec lequel je trône sur mon siége.

— Parfait ! parfait ! s’écria Scales en riant ; jour de Dieu, Proddy ! avons-nous bien joué notre rôle hier soir ! Ah ! comme le traître Greg a été bien dupé ! Il faut que ce soit un bien grand misérable, puisqu’il ose vendre ainsi son pays à nos ennemis ! Il mériterait d’être fourré dans une des bouches à feu du château fort de Douvres, et envoyé en guise de boulet à travers la Manche. Grâce à Dieu ! il sera puni, et j’espère qu’on pourra aussi envelopper dans le même châtiment son maître M. Harley, que le ciel confonde !

— Je ne me méle jamais d’affaires d’État, à moins d’un cas urgent, mon cher Scales, dit Proddy, chez lequel les discours du sergent ravivaient les terreurs de la veille. Je serai pourtant très-satisfait d’apprendre que Greg a été pendu, à la condition toutefois qu’il n’en sera plus question. »

Le sergent parut être du même avis, car il continua à marcher sans ouvrir la bouche davantage.

Un moment après, les deux hommes franchirent les grilles de Hyde-Park, qu’on venait précisément d’ouvrir, et, pénétrant du côté des jardins de Kensington, ils marchèrent sur le gazon jusqu’au moment où ils atteignirent une longue clairière bordée d’une avenue composée principalement de vieux ormes. Ils descendirent alors sur le bord d’une magnifique nappe d’eau, qui a êté depuis surnommée la rivière Serpentine, probablement par la raison que ce canal forme un bassin qui forme une ligne droite.

Ce lieu, coupé de charmants petits vallons et parsemé de bouquets d’arbres, était particulièrement propice à leurs projets.

À moitié chemin de l’avenue, il y avait deux sources, célèbres pour leurs vertus curatives. De nos jours encore, avant que l’hydropathie fût devenue à la mode, la foule accourait en ces lieux pour boire cette eau et s’en frotter le corps. Les abords de ces sources étaient protégés par des cloisons de bois. Plus tard, les eaux de Saint-Anne’s Well, car tel était le nom de le source principale, furent distribuées par une vieille dame qui se tenait assise tout auprès, devant une petite table couverte de verres ; et un grand nombre de personnes affligées d’ophthalmie se trouvaient soulagées en bassinant leurs yeux avec l’eau de la seconde fontaine.

À l’heure qu’il est, il existe une pompe, et les eaux passent pour n’avoir rien perdu de leur efficacité. N’est-il pas singulier que dans un siècle comme le nôtre, où on boit tant d’eau, les puits de Hampsteed, Kilburn et Bagnegge ne retrouvent point leur ancienne vogue ?

Le soleil venait de se lever et ses rayons, tamisés à travers les branches étendues des grands arbres, brillaient sur la surface de l’eau, qui miroitait comme de l’argent, et sur le sable aux mille pointes de diamants.

L’Angleterre peut à juste titre être fière de Hyde-Park, car aucune capitale ne possède un parc aussi remarquable.

Rien ne troublait le calme de ce paysage champêtre et solitaire, où nul étranger n’aurait pu soupçonner qu’à un mille de distance s’élevait une grande ville. La majestueuse capitale, voilée par les arbres, était complétement cachée à tous les yeux, tandis que sur la route de Kensington, visible par la clairiére, dans la direction du sud-ouest, on n’apercevait pas une seule maison.

Pour compléter le tableau, une harde de daims était couchée sous un chêne qui s’élevait au sommet d’un petit tertre placé sur la droite, et une volée de corneilles croassait sur la cime des arbres gigantesques qui avoisinent les jardins de Kensington.

« Tout va bien ! nous arrivons les premiers, mon cher Proddy, dit Scales en s’arrétant. Voici le lieu du rendez-vous.

— J’en suis bien aise, répondit le cocher en ôtant son bonnet et sa perruque, afin d’étancher la sueur qui coulait sur ses joues rebondies. Diable ! diable ! vous avez marché un peu trop vite pour mon allure.

— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? répondit le sergent. Mais nous ne sommes pas en avance de beaucoup, car voici nos adversaires. »

Proddy, remettant à la hâte sa perruque et son bonnet, se retourna pour voir les nouveaux venus. Le petit M. Bimbelot était paré avec une recherche sans pareille. Il portait un habit de velours, un gilet de brocart et une perruque aux longues boucles. Il était accompagné par un homme d’un âge mûr, presque aussi grand que le sergent, de figure chafouine et porteur d’un nez aquilin démesurément long, d’un menton pointu, et d’une barbe aussi bleue que celle du héros des contes de fées, qui tuait toutes ses femmes. À vrai dire, ce menton et ce nez ressemblaient assez à un casse-noisette. Cet individu avait un long cou maïgre, sur lequel la pomme d’Adam était fortement prononcée, de gros sourcils noirs, et des yeux de même couleur, dont le regard fixe et hardi était menaçant, complétaient ce visage hétéroclite. Le personnage était enveloppé d’une large redingote d’uniforme de drap blanc, sous les plis de laquelle apparaissaient des guêtres de cuir, et la pointe d’une épée. Son chapeau était fièrement retroussé, et sa perruque se terminait par une longue queue. En un mot, l’extérieur du caporal semblait justifier pleinement l’éloge que le sergent avait fait de son courage.

Se redressant de toute sa hauteur, le sergent attendit l’arrivée de son adversaire, tandis que Proddy, pour l’imiter et donner plus de hauteur à sa taille, se percha sur une fourmilière où il se maintint aussi longtemps qu’il le put, haussé sur la pointe du pied.

« Messieurs, dit Bimbelot, en s’avançant résolüment et en ôtant son chapeau, j’ai l’honneur de vous présenter mon ami Achille de l’Épée-Sauvageon, ex-caporal de S. M. Louis le Grand, et aujourd’hui prisonnier de guerre en Angleterre.

— Qu’est-ce que tout cela veut dire ? s’écria Proddy.

— Silence ! fit sévèrement Scales, qui ajouta en ôtant son chapeau : Caporal, je suis votre serviteur.

— Et moi le vôtre, monsieur le sergent ! répliqua le Français en lui rendant son salut.

— Et maintenant, messieurs, à l’œuvre, s’écria Scales. Je serai prêt dans un clin d’œil, Bamby, ajouta-t-il en mettant habit bas.

— Je ne vous ferai point attendre, sergent, » répliqua Bimbelot qui suivait son exemple.

Le caporal s’avança alors vers son commettant, et lui remit son épée en ajoutant quelques mots à voix basse. Pendant ce temps-là, Proddy adressait la parole à Scales.

« Écoutez donc, sergent, si vous ne voulez pas annoncer à Savage John que je désire me battre avec lui, je vais le lui dire moi-même, fit-il.

— Je ne vous le conseille pas, répliqua Stales ; attendez au moins que j’aie fini.

— Mais je ne me soucie pas d’attendre, reprit le valeureux cocher. Caporal Savage John, ajouta-t-il à haute voix, puisque nos amis vont s’aligner, nous ferions tout aussi bien d’en faire autant pour ne pas rester oisifs.

— Avec beaucoup de plaisir, mon gros tonneau, dit le caporal en ricanant.

— Que dit-il ? demanda Proddy au sergent.

— Mais il se moque de vous, voilà tout, répondit Scales.

— En vérité ? hurla Proddy furieux. Jour de ma vie ! je forcerai sa bouche grimaçante à rire jaune. Ah ! il se moque de moi ! damnation ! Voyez-vous cette grande araignée, ce mufle de colosse, ce grand échalas affamé, qui a l’air de n’avoir mangé de sa vie que des crapauds ou des croûtes de fromage ? Allons ! défendez-vous, dégainez ! ou je vous pourfends comme une fouine que vous êtes ; comprenez-vous ?

— Parfaitement, monsieur, répliqua le caporal, dont les dents claquaient de rage. Vous êtes trop plein de bon vin, mon petit bravache ; que je ne manie une épée de ma vie si je ne répands un peu du bordeaux contenu dans votre panse.

— Puisque vous voulez absolument vous battre, Proddy, dit le sergent tout bas, suivez bien l’avis que je vous donne : votre adversaire est beaucoup plus grand que vous ; n’oubliez pas de recourir aux feintes.

— Aux feintes ! qu’est-ce à dire ? s’écria Proddy ; qu’est-ce que cela signifie ? J’ai une bonne épée et une longue encore, regardez-la bien.

— Comment, mille diables ! s’écria Scales ; vous allez vous battre sans avoir la moindre notion des armes ?

— Certainement, répondit Proddy.

— Alors vous serez tué sans rémission. Enfin, puisque la chose est sans remède, tenez-vous aussi près du caporal que vous pourrez, et, quand il se fendra sur vous, n’essayez pas de parer, rappelez-vous bien ceci ; mais fendez-vous sur lui, et il y a dix à parier contre ua que vous le toucherez. Ce sera un contre-temps, comme il appelle cela ; mais qu’importe, si vous réussissez ? C’est là votre seule chance de salot.

— Je ne l’oublierai pas, » fit Proddy d’un air résolu.

Le sergent s’avança alors de quelques pas en avant pour choisir un endroit convenable, et fut suivi par Bimbelot ; ils allaient se mettre en garde, lorsque le valet de chambre, remarquant la chaussure de Scales, lui dit avec sa politesse ordinaire :

« Mais, sergent, n’allez-vous pas ôter ces bottes : elles vous incommoderont pour rompre.

— Pas le moins du monde, Bamby ; je ne vous remercie pas moins de votre gracieuseté, répliqua Scales. Ces bottes ont appartenu au duc de Marlborough, ajoute-t-il d’un air fier, et je les porte toujours dans les grandes occasions comme celle-ci.

— Ah ! oui, je comprends, répliqua Bimbelot, flatté de ce compliment. Ah ! oui quand il vous plaira ! commençons ! »

Les deux champions tirèrent alors leurs épées, se saluèrent et se mirent en garde ; mais, avant de commencer l’assaut, le sergent ne put s’empêcher de jeter les yeux sur Proddy, dont l’ardeur belliqueuse lui causait une vive inquiétude. Il vit le pauvre cocher planté devant son adversaire, qui paraissait de plus en plus rébarbatif. Proddy, qui imitait Scales et Bimbelot, s’était mis en garde en tierce en essayant de prendre et d’ôter son bonnet gracieusement de la main gauche.

Scales vit tout cela d’un seul coup d’œil ; mais il dut céder à son adversaire qui s’élait fondu en quarte, coup qu’il para à l’instant avec une riposte en seconde.

Quoique Scales, à cause de Proddy, désirât ardemment terminer le combat aussi vite que possible, il s’aperçut bientôt que ce n’était pas chose facile ; car Bimbelot était un habile tireur. Aussi firent-ils plusieurs passes avec un succès égal. À la fin cependant, le valet de chambre se fendit en quarte, Scales para vivement en prime, et, passant sur-le-champ son bras droit par-dessus la lame de son adversaire, il lui présenta en même temps sa pointe et le désarma.

Sans s’occuper davantage de son ennemi vaincu, qu’il laissa en proie au désespoir, le sergent, une épée dans chaque main, se précipita au secours de Proddy. Il était temps ; le caporal, tout en le pressant vivement, lui avait enjoint avec d’affreux blasphèmes de s’avouer vaincu… Proddy ne voulait pas céder, et, quoiqu’il ne pôt espérer de se défendre longtemps, il tenait bon. À chaque assaut du caporal, il sautait de côté, au moment même où le fer de son adversaire se trouvait à un pouce de sa poitrine. Il frémissait déjà à l’idée de sentir cette horrible pointe entrer dans ses chairs, lorsqu’il entendit la voix encourageante du sergent. Il se rejeta alors convulsivement en arrière ; mais pendant cet effort l’épée s’échappe de sa main et alla tomber à quelque distance.

À cette vue, Scales s’élança aussi vite que le lui permirent ses lourdes bottes fortes, et, avant que le caporal eût pu profiter de son avantage, il s’interposa entre lui et son ennemi par terre.

Sauvageon exaspéré se fendit sur lui ; mais le sergent para en prime, et, frappant à propos un coup sec au défaut de la lame de son adversaire avec la poignée de la sienne, il l’envoya tomber au loin.

« Ah ! sacrebleu ! est-il possible que je sois battu de la sorte ? s’écria Sauvageon dans un accès de rage.

— Ramassez votrs épée, caporal, si vous n’êtes pas satisfait, dit Scales avec générosité. Nous recommencerons.

— Non pas, sergent, vous êtes le diable en personne, répliqua le caporal ; mais vous conviendrez que je suis bien venu à bout du petit cocher.

— C’est faux, Savage John ! s’écria Proddy, qui avait eu le temps de se remettre sur pied et de ramasser son épée. Je ne me suis point rendu, et n’en ai jamais eu la pensée. Si vous dites de pareilles choses, je vous passe mon épée à travers le corps. »

Tout en parlant ainsi, le cocher de la reine se précipita sur le Français désarmé, qui le voyant approcher, la soif du sang peinte sur le visage, tourna les talons et s’enfuit sans crier gare, poursuivi par Proddy.

Scales, qui étouffait de rire, s’efforçait en vain de les rappeler ; mais Proddy, sans l’écouter, courait après le caporal avec une vélocité que le désir de la vengeance pouvait seule lui donner, et qui était vraiment surprenante chez une personne de son embonpoint. Il essaya deux ou trois fois de le piquer par derrière avec la pointe de aon épée, quand tout à coup, son pied heurtant une racine d’arbre, il se trouva étendu par terre pour la seconde fois. Mais pourtant, quoiqu’il fût tombé, le caporal continua à fuir, car il croyait toujours son ennemi à ses trousses. Sa course était si folle et si furieuse, qu’il trébucha sur la balustrade de bois de Sainte-Anne’s Well, qu’il n’avait pas remarquée d’abord, et tomba dans l’eau la tête la première.

Pendant ce temps-là, le sergent victorieux avait remis son épée au fourreau ; il appela Bimbelot, le félicita sur sa belle conduite, et les deux champions se serrèrent cordialement la main. Quelques minutes après, Proddy les rejoignit ; mais il était tellement hors d’haleine et si fort bouleversé par sa seconde chute, qu’il resta longtemps sans recouvrer la parole.

Bientôt aussi le caporal reparut, sa perruque collée au visage et ses habits trempés, ce qui lui donnait une très-grande ressemblance avec un rat noyé. Il était furieux contre Proddy, qu’il accusait d’avoir lâchement et déloyalement abusé de sa position, et exprima un vif désir de recommencer le combat.

Le cocher ne demandait pas mieux, et il fallut les efforts réunis du sergent et de Bimbelot pour rétablir la paix. Enfin, les deux enragés se donnèrent une poignée de main, et ils s’excitèrent si bien l’un l’autre, qu’au bout de cinq minutes ils s’embrassèrent et se jurèrent une éternelle amitié.

Bimbelot, qui était au fond un excellent petit homme, invita tout le monde à déjeuner, et ils allaient se mettre en marche, lorsque, frappé d’un souvenir, il s’arrêta et s’écria à haute voix :

« Parbleul je me rappelle, suis-je bête de l’avoir oublié ! mon maître a ce matin une affaire d’honneur dans les environs ; allons y voir, nous pourrons lui être utiles.

— Avec qui votre maître va-t-il se battre, Bamby ? demanda le sergent.

— Avec M. Masham, répliqua Bimbelot, le jeune écuyer qui prétend à la main de miss Hill. »

Cette nouvelle fit réfléchir Scales, et les quatre bretteurs se mirent en route en se dirigeant vers le nord-ouest.

Ils n’allèrent pas Join ; le cliquetis des fers croisés l’un contre l’autre les guida, et ils aperçurent bientôt, dans un fossé entouré d’arbres, cinq personnes, dont deux avaient la poitrine découverte à l’exception de la chemise. Ils étaient déjà en action, tandis que leurs compagnons se tenaient à quelque distance.

« Ah ! voilà mon maître ! s’écria Bimbelot, s’arrêtant avec les autres sous l’ombrage d’un arbre, près du théâtre du combat. »

Les quatre nouveaux venus pouvaient tout voir sans être aperçus.

Les deux combattants, ainsi qu’on le devine aisément, étaient Guiscard et Masham, et leurs seconds Saint-John et Maynwaring. La cinquième personne était un chirurgien qui portait sous son bras une boîte d’instruments.

Masham et Guiscard étaient égaux en courage et en habileté, et le talent qu’ils déployaient en attaquant et en parant excita l’admiration du sergent.

« Comme M. Masham a bien paré cette quinte, Bamby ! s’écria-t-il. Avez-vous vu comme il a adroitement levé le poignet en une quarte, puis ensuite baissé la pointe et détourné celle de son adversaire en opposant sa lame par le tranchant ?

— Vraiment, ce n’est pas mal, répliqua Bimbelot ; mais voyez avec quelle adresse mon maître fait cette parade !

— Voyez donc, s’écria le sergent, comme M. Masham fait glisser le tranchant en dehors et repousse l’estocade ! Morbleu ! le marquis fait une passe en quarte par-dessus le bras ; M. Masham pare ; il se remet promptement en seconde… Ah ! tout est fini : sa lame a traversé la poitrine de son adversaire ! »

Au même instant, tout le monde s’était précipité sur le terrain ; mais, avant que personne y arrivât, le marquis était déjà tombé.

Bimbelot se hâta de s’approcher de son maître ; il décbira sa chemise, et le chirurgien, après avoir examiné la blessure, déclara qu’elle n’était pas dangereuse. L’épée avait glissé sous le bras ontre les côtes. La douleur de cette blessure et la perte de sang qui s’ensuivit causèrent un évanouissement qui céda bientôt aux soins de Bimbelot et du sergent.

On transporta le marquis jusqu’à une chaise à porteurs qui l’attendait tout près de là, derrière un bouquet d’arbres.

« Vous vous êtes conduit en homme d’honneur, Masham, dit Saint-John au jeune bomme, après l’issue du combat. Vous allez venir déjeuner chez moi avec Maynwaring, et après cela je vous conduirai chez sir Harley. Et maintenant laissez-moi vous avouer que vous aviez parfaitement raison à l’endroit d’Abigaïl ; mais il m’était impossible d’en convenir avant ce moment. Elle déteste Guiscard, et je suis sûr qu’elle a du penchant pourvous.

— En ce cas, je ne me suis pas battu en vain ! » répliqua Masham, qui remit son épée dans le fourreau.