XII


La compagnie se trouve augmentée par l’arrivée de M. Hyde et de sa fille. Explication de la cause de leur visite.


« Une ligne plus bas, s’écria le secrétaire d’État en ôtant son chapeau, où la balle qui l’avait traversé trahissait son passage par un petit trou rond, vous eussiez logé ce morceau de plomb dans ma cervelle. Une autre fois, charmante mistress Bracegirdle, choisissez pour vous exercer un point de mire moins dangereux, ou vous vous exposerez à faire des malheurs. »

La belle actrice se confondit en excuses auprès de sir Harley, tandis que tous les autres convives de Saint-John le félicitaient d’avoir échappé à une mort certaine.

On lui expliqua l’origine de ce coup de pistolet, et il rit de bon cœur.

« La victoire vous appartient, ma chère mistress Bracegirdle, lui dit-il ; car, si mistress Oldfield a déployé autant d’adresse que vous, vous avez montré incontestablement que vous possédiez un cœur mieux placé.

— En tout cas, c’est fort généreux à vous de le reconnaître, monsieur Harley, repartit mistress Oldfield avec humeur.

— Ma foi, belles dames, habiles comme vous l’êtes, s’écria Saint-John, j’espère que dorénavant vous renoncerez aux pistolets, et que vous vous en tiendrez à des armes non moins dangereuses, il est vrai… à vos yeux.

— Bon ! bon des œillades peuvent suffire pour captiver votre sexe, reprit mistress Bracegirdle ; mais, pour venger les attaques de nos semblables, il nous faut de la poudre et des balles.

— Très-bien ! mais, à cette heure que la discussion a été honorablement close, dit Saint-John, embrassez-vous et soyez amies. »

Les deux rivales pressées de la sorte finirent par s’exécuter ; mais il était facile de conclure, en examinant le balancement de tête de l’une et le haussement d’épaules de l’autre, que la trêve n’était pas de bon aloi.

Les convives se remirent à table, et Harley se plaça près du maître de la maison, qui, tout en faisant circuler les verres, et en s’efforçant d’animer la conversation comme si rien ne se fût passé, trouva le moyen de chuchoter quelque peu avec son ami.

On vit bientôt sir Harley froncer le sourcil à quelque chose que lui dit Saint-John, et, comme ses yeux se portèrent à l’instant sur Masham, on comprit qu’il élait question de lui.

Un instant après, Sunderland et Kneller se levèrent, déclarant qu’ils avaient assez bu ; Guiscard demanda des cartes, et Saint-John ayant sonné, les portes battantes s’ouvrirent et montrèrent un magnifique salon resplendissant de lustres allumés, dans lequel plusieurs tables de jeu étaient régulièrement placées.

Tout le monde, à peu d’exceptions près, passa dans cette salle. Steele, Addisson, d’Urfey, Prior et Rowe, qui n’aimaient pas beaucoup le jeu, furent les seuls qui demeurèrent groupés autour d’un grand bol de punch qu’on venait d’apporter, et ils proclamèrent la liqueur brûlante bien préférable à tout ce qui avait été consommé d’abord. On fit circuler du café et des liqueurs, puis la plupart des convives se mirent à jouer à l’hombre.

Sir Harley, supposant Guiscard occupé, prit Masham à part, et lui dit à voix basse :

« Saint-John vient à l’instant de m’apprendre le duel ridicule que vous comptez avoir avec le marquis ; il ne peut avoir lieu.

— Mille pardons, monsieur Harley, fit Masham, mais je ne vois rien qui puisse l’empêcher.

— C’est moi qui mettrai obstacle, répondit Harley, sans nuire en rien à votre réputation, bien au contraire, tout l’honneur restera de votre côté, mais il faut que vous m’obéissiez aveuglément.

— Je regrette de ne pouvoir obéir à vos ordres, monsieur Harley, ajouta Masham.

— Mais, monsieur, je vous dis qu’il le faut ! s’écria celui-ci avec autorité, à moins que vous ne vouliez compromettre votre avenir sans retour. Il est urgent que vous veniez demain avec moi voir miss Abigaïl. Il le faut… !

— Il le faut, monsieur Harley !

— Oui, monsieur, oui, il le faut, s’écria Harley, et non-seulement il faut que vous alliez la voir, mais encore il faudra vous jeter à ses pieds et implorer son pardon.

— Pardon de quoi, au nom du ciel ? demanda Masham au comble de la surprise.

— Je vais vous le dire, répliqua l’autre en souriant. Pardon de… Malédiction ! fit-il soudain en s’arrêtant, car Guiscard était là devant lui.

— Je vous demande pardon de vous interrompre, monsieur Harley, fit le marquis, qui devinait ce qui se passait et avait résolu d’y mettre obstacle ; mais, comme M. Masham a mis en doute ma parole, ce dont il va me rendre raison demain, je désire lui faire dire par vous-même que vous êtes favorable à mes projets d’union avec votre belle cousine, miss Hill.

— Le diable emporte l’importun ! marmotta Harley entre ses dents.

— Vous n’hésiterez pas, je l’espère, à donner à monsieur l’assurance que vous souhaitez presser la conclusion de ce mariage, poursuivit Guiscard, et que vous vous êtes engagé à faire tous vos efforts pour obtenir de la reine la permission de faire célébrer cet hymen sans délai.

— Je ne me suis pas positivement engagé à cela, marquis, interrompit Harley en regardant Masham.

— Il est impossible que j’aie pu vous mal comprendre, reprit sévèrement Guiscard.

— Non, certainement, vous ne m’avez pas mal compris, marquis, répondit Harley ; mais…

— Mais quoi, monsieur ? interrompit à son tour Guiscard avec impatience ; si vous avez perdu la mémoire, je puis facilement vous la rendre.

— Oh non ! je me souviens fort bien, dit le secrétaire d’État ; c’est en effet, comme vous dites, parfaitement exact. »

En disant ces mots, il lança un coup d’œil assez significatif à Masham, avec l’espoir que ce dernier le comprendrait.

Le jeune écuyer ne fit pourtant attention ni à ses œillades, ni à ses gestes ; il adressa un salut très-hautain aux deux interlocuteurs, et s’éloigna.

Harley, contrarié de l’intrusion intempestive du marquis, le quitta brusquement à son tour et alla s’asseoir à une table de jeu.

En ce moment, un domestique entra et, s’approchant de Saint-Jobn, il lui annonça à voix basse que deux dames demandaient à lui parler.

« Deux dames à cette heure-cil s’écria Saint-John. Que diable veulent-elles de moi ?

— Je ne sais, monsieur, répliqua le valet, mais elles paraissent désespérées. L’une d’elles est jeune et très-jolie.

— Ah ! fit Saint-John, c’est différent, je les verrai tout à l’heure ; conduisez-les dans mon cabinet, et envoyez mistress Turnbull leur tenir compagnie.

— Je crois, monsieur, reprit le domestique, que la jeune personne s’appelle Angélica, et que sa mère est la femme d’un curé de village.

— Eh quoi ! serait-ce ma jolie Angélica ? s’écria Saint-John transporté de joie. C’est vraiment du bonheur ! introduisez-les sur-le-champ. »

Tandis que le laquais s’éloignait, Saint-John se leva et s’en alla communiquer ce qu’il venait d’apprendre à Harley et à Guiscard. Tous les trois se demandaient en riant quelles pouvaient être les causes probables de cette visite, lorsque la porte s’ouvrit, et mistress Hyde, suivie de sa fille, parut à leur vue.

Toutes deux tenaient leurs mouchoirs sur leurs yeux, et Angelica avaient l’air d’être sur le point de s’évanouir, tant était grande sa confusion de se trouver en si nombreuse compagnie.

« À quelle cause dois-je, mesdames, l’honneur d’une visite si imprévue ? demanda Saint-John.

— Oh ! mon cher monsieur ! répliqua mistress Hyde, il nous est arrivé un si grand malheur ! Mon pauvre cher mari !

— Que lui est-il advenu ? s’écria Saint-John en feignant l’inquiétude.

— Il a été !… oh !… oh !… » Et mistress Hyde se mit à sangloter. « Parle, Angélica, parle, car cela m’est impossible.

— Je puis à peine respirer… Monsieur, dit la jeune fille, mon père a été… ar…rê…té !

— Arrêté ! fit Saint-John avec surprise ; et pourquoi cela ?

— Pour rien, pour rien du tout, répliqua mistress Hyde. Voilà le crime dont on l’accuse…

— C’est un terrible crime, en effet, dit Saint-John en souriant ; mais on doit pourtant l’accuser de quelque chose ?

— On parle d’une conspiration, répliqua Angélica, d’une correspondance séditieuse avec les ministres français… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

— Une correspondance séditieuse avec les ministres français ? répéta Saint-John. Votre père est donc jacobite ?

— Jyste ciel, monsieur, cela n’est pas ! Mon mari n’est pas plus jacobite que vous, répliqua mistress Hyde. Mais tout cela est de la faute de M. Greg : M. Harley me comprend bien, puisque c’est un de ses employés.

— Greg ? de quoi est-il question ? demanda Harley d’un air troublé.

— Eh bien ! il a été arrété par ordre de la reine, reprit Angélica ; on l’a conduit en prison en attendant qu’on l’interroge. Bien plus, on a saisi tous ses papiers. »

Sir Harley et Saint-John échangèrent entre eux quelques regards furtifs qui trahissaient une inquiétude mal déguisée.

Guiscard s’avança à son tour d’un air consterné.

« Qu’entends-je ? Greg est arrêté ? fit-il.

— Oui, monsieur, répondit Angélica, et j’ai entendu dire à l’agent que les papiers qu’il avait saisis prouvaient la complicité de plusieurs grands personnages ; il a même prononcé votre nom.

— Mon nom ! s’écria le marquis ; mon nom ! C’est impossible ! Je ne connais point cet homme ; c’est à peine si je l’ai vu une ou deux fois !

— Voici une malencontreuse circonstance, Harley, dit Saint-John à voix basse en s’adressant à son ami.

— En effet, répliqua l’autre ; car quoique nous n’ayons rien à craindre, il faut avouer que ce misérable était de ma maison, et nos ennemis ne manqueront pas de se faire de cette circonstance une arme qu’ils tourneront contre nous.

— Quelle maudite aventure ! fit Saint-John. Du reste, ma gentille Angélica, ajouta-t-il, vous pouvez être parfaitement tranquille, il n’arrivera rien à votre père ; je vous en réponds. Mais contez-moi comment les choses se sont passées.

— Voici, monsieur, répliqua-t-elle avec empressement : un sergent, un grand homme qui a un emplâtre sur le nez et qui est laid comme le péché, est venu ce soir avec M. Proddy, cocher de la reine, faire visite à M. Greg. Ils ont été invités à rester à souper et y ont consenti. Dans le courant de la soirée, M. Greg a fait au sergent beaucoup de questions au sujet du duc de Marlborough, et M. Proddy lui a aussi adressé de nombreuses questions au sujet de la reine ; M. Greg versait à ses deux convives force eau-de-vie qui leur montait à la tête, et ils ont commencé à tenir certains propos sur la révolution. Mon père n’écoutait pas ce qu’ils disaient : il fumait tranquillement sa pipe au coin du feu, et finit même par s’assoupir. Bientôt M. Greg et ses visiteurs se sont mis à chuchoter ; il m’était impossible d’entendre ce qu’ils disaient, mais les mots suivants : Jacques III… la cour de Saint-Germain… M. Chamillard… parvinrent à mes oreilles, et j’ai eu lieu de soupçonner qu’il s’agissait de trahison.

— Certes, vous aviez raison, observa Saint-John.

— Maître Greg est un grand sot d’être aussi peu circonspect, murmura Guiscard.

— J’ai bien vu, d’après ce qui s’est ensuite passé, que le sergent et le cocher étaient des espions, poursuivit Angélica : car, après avoir causé ainsi assez longtemps, ils se sont levés en feignant de trébucher ; mais, quoique le sergent assurât qu’il était très-étourdi, je l’ai vu regarder autour-de lui avec précaution. Une demi-heure après le départ de ces deux hommes, au moment même où nous allions nous mettre au lit, on a frappé à la porte. M. Greg, qui avait affreusement pâli, hésitait à ouvrir ; mais, lorsqu’on a frappé plus fort, il a obéi. Alors un agent de la reine (c’est le titre que prenait cet homme), suivi de deux officiers de police, s’est précipité sur lui et l’a arrêté. Il s’est ensuite emparé de tous ses papiers, comme je vous l’ai déjà dit.

— L’agent a-t-il dit de quelle part il venait ? demanda Harley.

— Oui, de la part du duc de Marlborough, répliqua la jeune fille, et il a déclaré que le duc avait des preuves de la culpabilité de M. Greg. »

À ces paroles, Harley et Saint-John échangèrent de nouveau quelques signes d’intelligence, tandis que Guiscard paraissait de plus en plus sombre et agité.

« Mais sous quel prétexte a-t-on arrèté votre père ? demanda Saint-John.

— En vérité, monsieur, je n’en sais rien, répondit Angélica ; mais, au moment où les officiers l’emmenaient, il nous a recommandé de ne pas nous effrayer, car il n’avait rien à craindre, et il a ajouté que, comme la reine n’avait pas de sujet plus loyal que lui, il était sûr que son innocence serait promptement reconnue.

— Oh ! certainement elle le sera, s’écria mistress Hyde : il est aussi innocent que l’enfant renfermé dans le sein de sa mère, et je réponds de lui, moi.

— Ceci me paraît un acte arbitraire, et il sera fait une enquête sévère à ce sujet ; mais quel était votre but en venant ici, ma chère ?

— Je crains que nous n’ayons eu tort, répliqua Angélica, qui parut honteuse et rougit beaucoup ; mais nous avions, ma mère et moi, l’esprit perdu, et nous trouvant à Londres sans amis, vous croyant un gentilhomme bon et réservé, nous sommes venues dans l’espoir que vous pourriez nous protéger.

— Vous ne vous êtes point trompées, répondit Saint-John. Allons, mes chères dames, acceptez quelques rafraichissements en attendant que votre chambre soit prête ; j’essayerai demain matin de faire rendre la liberté à votre père. »

Tout en parlant ainsi, Saint-John conduisit les deux dames dans un autre appartement, où mistress Turnbull se présenta presque aussitôt pour les servir.

Dès que Saint-Jobn fut de retour au salon, il eut une conversation confidentielle et animée avec Harley.

Pendant ce temps-là, Guiscard s’assit devant une table de jeu ; mais il était si distrait qu’il perdit une somme considérable et quitta bientôt l’hôtel.

À minuit, les chaises à porteurs des dames étant arrivées, Congrève escorta mistress Bracegirdle jusque chez elle ; Maynwaring en fit autant pour mistress Oldfeld. Steele et Wycherley suivirent la chaise de mistress Manley, et, probablement à cause de leurs libations démesurées, ils trouvèrent gentil de battre le watchman, et furent jetés en prison.

Prior accompagna mistress Centlivre, qu’il appela Chloé tout le temps, lui jurant d’écrire le lendemain une ballade en son honneur.

Après sa conférence avec Saint-John, Harley chercha-partout Masham qu’il ne trouva pas, et il apprit qu’il était parti depuis longtemps.

Addison, Garth et les autres deméurèrent fort tard, et burént un autre bol de punch encore suivi de deux autres. Il était près de quatre heures lorsque Saint-John se trouva seul.