XIX


Marlborough et Godolphin demandent à la reine le renvoi de sir Harley.


La reine et le prince entrèrent ensemble dans la bibliothèque du château, vaste et belle salle aux murailles élevées, construction élégante qui avait été faite sous le règne de Charles II et quelque peu modifiée par les ordres de Guillaume III. Le plafond était à demi cintré et les corniches richement fouillées. Les fenêtres, de forme carrée et d’un ordre sévère, aux encadrements entourés d’arches rondes, soutenues par des pilastres dans le genre italien, s’ouvraient sur les jardins du palais.

Entre chacune des arches il y avait un buste sur un piédestal. Les armoires remplies de livres se trouvaient placées entre les fenêtres et formaient de charmants réduits pour la lecture. La muraille opposée aux ouvertures de la salle était tapissée de plans et de cartes. En un mot, la bibliothèque passait pour être la plus agréable retraite de tout le palais.

Sir Harley attendait la reine avec la plus vive impatience, et il ne fit rien pour lui cacher sa joie lorsqu’elle parut à l’entrée de la salle. Après avair rendu son salut au diplomate, Anne s’assit près d’une petile table ronde, sur laquelle se trouvait placé tout ce qu’il fallait pour écrire. Derrière cette table il y avait un grand paravent du Japon ; le prince resta debout près de la reine, le bras appuyé sur le dos de sa chaise.

« Il est temps, madame, dit Harley en parlant avec énergie et précipitation, de prendre une décision positive. Il faut que moi et Saint-John nous nous retirions, ou bien que Godolphin et Marlborough nous cèdent la place. Cette mesure ne saurait être éludée. Je sais de source certaine que pendant le conseil qui, comme le sait Votre Majesté, a été convoqué pour ce matin, mes deux collègues ont l’intention de donner leur démission si je ne suis pas renvoyé. C’est donc une lutte de puissance entre nous. Si je suis soutenu par Votre Majesté, je me fais fort des résultats.

— J’espère, monsieur, que vos ennemis n’exécuteront point leur menace, répliqua Anne fort alarmée de ce qu’elle entendait dire. Nous sommes dans un très-mauvais moment pour changer le ministère.

— Il faut tâcher d’éviter cela, si c’est possible, dit le prince Georges, tout en prenant une énorme prise de tabac.

— Il ne reste aucun moyen de faire autrement, répliqua Harley ; il faut affronter cette rupture, et je dois avouer que je n’éprouve aucune des appréhensions dont Votre Majesté semble être assaillie. Sans doute, il y aura une rumeur générale dans le premier moment, mais elle cessera promptement. La popularité de Marlborough commence à décliner. La guerre des Pays-Bas a trop duré, les fortunes particulières ont été trop lourdement imposées pour compléter les subsides exigés ; aussi tous ceux qui raisonnent n’ont pas tardé à ouvrir les yeux sur les causes de cette mesure vexataire, et l’on a reconnu, à cette heuro où les éblouissements de la victoire se sont évanouis, que ce passe-temps si coûteux n’a d’autre but que d’enrichir le commandant en chef, le comte de Rochester, qui prêtera son appui à la nouvelle administration, sa propose de demander pourquoi on attaque la France du côté de la Hollande au lieu de le faire du côté de l’Espagne, but principal de la guerre. Nous remporterons là des succès plus importants si nous avons une armée plus considérable que celle que commande le brave et téméraire comte de Péterborough. L’opinion publique se prononce contre la continuation de la guerre. Nous avons acheté nos triomphes trop cher, et, si la populace bruyante perd Marlborough, son idole, on peut à un prix moins élevé lui acheter un nouveau hochet. Quant à lord Godolphin, sa retraite, n’en déplaise à Votre Majesté, sera à peine sentie, car c’est un homme facile à remplacer…

— Par monsieur Harley ! riposta le prince avec ironie.

— Non, Votre Altesse, par un homme plus habile, répliqua Harley, par lord Poulet. Je serai satisfait de rester au poste que j’occupe aujourd’hui, ou de remplir tout autre dans lequel je pourrais servir Sa Majesté. La reine n’a-t-elle pas exprimé le désir qu’en cas de changement je devinsse chancelier de l’Échiquier ?

— Afin de mieux tenir le vrai pouvoir en main, murmura le prince.

— On pourrait à l’instant former un ministère tory, dont Rochester, Nothingham, Haversham et Darlmouth seraient membres. Tout aussitôt les projets favoris de Votre Majesté seraient mis à exécution, vous ne seriez plus contrecarrée avec arrogance et persistance, comme vous l’avez été par les whigs insolents et despotes.

— Monsieur, dit Anne, vous faites de belles promesses,

— Je ne promets rien que je ne puisse tenir, madame, reprit Harley, et je jure aussi à Votre Altesse, ajouta-t-il en s’adressant au prince, de la délivrer des sarcasmes auxquels elle a été en butte, au sujet de son administration de l’amirauté. Votre Altesse doit dejà aux tories un peu de bienveillance, pour un service spécial qu’ils lui ont rendu, et que je ne veux pas rappeler ici.

— Je n’oublie pas le riche douaire qu’ils m’ont alloué au cas où ma chère reine viendrait à décéder avant moi, mais j’espère, monsieur, que je n’en profiterai pas, répliqua le prince avec un salut ironique. Je ne vois pas l’opportunité de conseiller à la reine de vous soutenir en ce moment, la circonstance est critique, et la plus légère erreur pourrait amener les plus dangereuses conséquences.

— Sa Majesté décidera, répliqua Harley ; j’ai employé auprès d’elle tous les arguments que je croyais justes.

— Sans doute, mon inclination m’attire vers vous, dit Anne.

— En ce cas, ma gracieuse souveraine, répondit Harley en pliant le genou devant elle, n’hésitez pas ; consultez votre propre bonheur, votre propre grandeur, et n’oubliez pas que, si Mariborough et Godolphin se retirent, la duchesse en fera aussi autant de son côté.

— Il suffit, monsieur, répliqua la reine ; relevez-vous, je suis toute décidée et je vous soutiendrai.

— Prenez le temps de réfléchir ! s’écria le prince.

— J’ai réfléchi, reprit la reine ; quoi qu’il en puisse advenir, M. Harley est sûr de mon appui. »

En ce moment, un huissier entra pour annoncer à la reine que le duc de Marlborough et lord Godolphin réclamaient d’elle une minute d’audience, Anne jeta sur Harley un regard significatif.

« Je vais me retirer, dit le secrétaire d’État. Il vaudrait mieux leur laisser ignorer que je viens d’avoir une entrevue avec la reine.

— Vous ne pouvez vous retirer sans traverser la pièce où ils attendent, répliqua la reine.

— Que faire ? s’écria le prince. Restez, alors. Ah ! voici un meilleur plan ! Peut-être, monsieur Harley, consentirez-vous à passer derrière ce paravent ? »

Harley se prêta de bonne grâce à ce tour d’écolier, et, au moment où l’huissier sortait, il prit place dans sa cachette. Un instant après, l’huissier introduisit le duc de Marlborough et lord Godolphin.

Le commandant en chef avait l’air grave, et la tristesse habituelle du grand trésorier avait pris une nuance de sévérité.

Le maintien de Godolphin, sans être hautain, était froid et repoussant. Il haïssait tellement la flatterie ou ce qui y ressemblait, qu’il dédaignait même la simple politesse, et souvent il estimait plus qu’elle ne le méritait la brusquerie qu’il prenait pour de la sincérité. Son teint était presque noir, et ses sourcils touffus ajoutaient à la dureté de sa physionomie. La taille de ce personnage était un peu au-dessous de la moyenne, et, quoiqu’il eût plus de soixante ans, il paraissait plein de vigueur au moral aussi bien qu’au physique. Vêtu avec simplicité, Godolphin portait un habit complet couleur de tabac d’Espagne, et une perruque assez rude qui s’harmeniait à merveille avec son teint.

Godolphin était un des meilleurs, sinon un des plus grands premiers ministres qui aient jamais eu en main le timon des affaires politiques de l’Angleterre. Il avait modestement refusé le poste éminent qu’il occupait, lorsqu’il lui avait été offert ; Marlborough le força à l’accepter, en déclarant que, si les subsides qu’il lui fallait n’étaient point réglés par Godolphin, il renoncerait à commander l’armée. Les revenus de l’État furent si bien augmentés par ce grand financier, qu’en dépit des dettes contractées par la nation, l’argent placé dans les fonds publics recevait cinq pour cent d’intérêts. À vrai dire, cet homme se faisait remarquer par une probité incorruptible dans l’administration du trésor qui lui était confié, et personne n’eût pu l’accuser d’aucune vénalité dans la distribution des places ; et cependant, malgré la rigide économie de son train de maison, Godolphin se retira des affaires aussi peu riche qu’il l’était en y entrant. Il se refusa même à solliciter la pension de retraite qui lui avait été promise et qu’on lui devait.

Après les salutations d’usage, salutations accomplies de part et d’autre avec plus de froideur et de cérémonie que de coutume, le duc de Marlborough prit la parole.

« C’est avec infiniment de regret que nous nous présentons devant Votre Majesté, le lord trésorier et moi, pour vous conseiller une règle de conduite qui, nous avons lieu de le craindre, se trouve en opposition avec vos inclinations. Néanmoins il est de notre devoir de donner à la rcine des avis, et nous ne reculons pas devant cette tâche, quelque pénible qu’elle puisse être. Nous avons depuis peu découvert avec chagrin que Votre Majesté nous avait retiré sa confiance, à nous ses conseillers éprouvés et responsables, pour l’accorder à une persunno bien peu digne d’une pareille distinction. Chaque fois que Votre Majesté recevait en conférence particulière la personne en question, nous étions, nous, complétement exclus de sa présence. Si nous sommes mal informés, que Votre Majesté daigne nous le dire.

— Si c’est à M. Harley que Votre Grâce fait allusion, je conviens que je lui ai assez fréquemment permis de venir me visiter, répliqua la reine en s’éventant avec impatience.

— On ne nous a donc point trompés, reprit Marlborough. Puisque Votre Majesté admet le fait, nous lui demandons le renvoi de M. Harley.

— Vous demandez ! répéta Anne avec hauteur ; mais voyons, pour quels motifs demandez-vous ce renvoi ?

— Les voici, madame, dit à son tour Godolphin, qui s’avança vers la reine. En accordant sa protection à un homme si parfaitement connu pour ses intrigues avec la France, vous humiliez votre cabinet, vous en diminuez la puissance, et vous augmentez en même temps la confiance de nos adversaires.

— Vous ne parlez pas avec votre calme habituel, milord, fit aigrement la reine ; serait-ce la jalousie qui vous agiterait ainsi ?

— J’aurais pu espérer que mes longs services me mettraient à l’abri d’une accusation indigne de moi, répliqua Godolphin ; mais, si Votre Majesté a oublié ce que je vaux, je n’ai point oublié, moi, le loyal dévouement que je vous ai voué, et c’est au nom de ce dévouement que je viens vous conjurer de ne point livrer l’honneur et la sécurité du pays à ce traître, qui vous trahira comme il nous a trahis.

— Quoique nous n’ayons encore rien pu tirer de ce misérable Grey, la créature de sir Harley, pour l’accuser hautement, dit Marlborough, il est néanmoins bien certain que cet homme a livré à la France les secrets de notre cabinet. Cela m’est suffsamment prouvé par les lettres que voici, fi-il en tendant des papiers à la reine. On les a trouvées entre les mains de deux contrebandiers nommés Vallière et Beïra, qu’on vient d’arrêter. Harley employait, disait-on, ces hommes à savoir ce qui se passait sur les côtes de France, tandis que leur mission réelle nous est maintenant prouvée saus qu’elle puisse être contestée. Il est vrai que la correspondance est si habilement faite, qu’elle ne peut compromettre Harley ;  : mais il lui est toutefois impossible de nier sa culpabilité : c’est donc pour ce motif, madame, comme aussi pour sa trahison envers nous, ses collègues, que nous demandons que M. Harley soit renvoyé du service de Votre Majesté.

— Et si je refuse de me soumettre à votre demande, qu’arrivera-t-il ? dit la reine en agitant son éventail avec violence, tandis qu’Harley épiait, derrière son paravent, l’effet que produirait cette question sur le duc.

— Si, après ce qui a été dit, Votre Majesté reste insensible au préjudice que vous porte le personnage en question, nous ne pourrons que déplorer cet aveuglement volontaire, reprit avec fermeté Marlborough ; mais nous devons prendre soin de notre honneur et de notre réputation. Nous vous annonçons donc très-respectueusement qu’aucune considération ne pourra nous entraîner à servir plus longtemps l’Angleterre à côté d’un homme que nous déclarons indigne du contact de gens d’honneur.

— Le duc de Marlborough, madame, a dignement exprimé mes sentiments personnels, ajouta lord Godolphin.

— Vous agirez donc d’après la détermination que vous n’avez si respectueusement énoncée, milords, si vous le juger à propos, répliqua la reine en se levant avec dignité ; mais je ne veux pas renvoyer M. Harley.

— Yotre Majesté daignera-t-elle m’écouter ? fit le prince.

— Non, si Votre Altesse prétend appuyer les accusations de ces messieurs, dit la reine avec sévérité.

— Bravo ! j’ai gagné la partie, se dit à lui-même Harley derrière son paravent.

— Votre Majesté voudra bien en ce cas se rappeler que nous sommes contraints de quitter son service, » dit Marlborough d’une voix ferme, mais qui paraissait pourtant chagrine.

Et saluant profondément, il se retira suivi de Godolphin.

« Que de remerciments ne dois-je pas à Votre Majesté ? s’écria Harley en s’élançant hors de sa cachette.

— Je ne comprends pas comment j’ai osé résister à leurs attaques, dit Anne, qui se laissa tomber sur un fauteuil. Ma tête est en feu…

— Et la mienne aussi. Ah ! s’écria le prince, vous n’avez pas voulu m’écouter lorsqu’il en était temps encore !

— Vous avez agi noblement, avec courage, madame, ajouta Harley ; mais, pour assurer la victoire, il faut tenir bon.

— Oui ! vous avez raison, répondit Anne en se levant ; rendons-nous sans tarder au conseil. »