IX


Influence de la duchesse de Marlborough sur la reine.


Sir Harley et miss Abigaïl Hill ne s’étaient point revus depuis le bal.

Le même jour où viennent de se passer les différents incidents rapportés dans le chapitre qui précède, le secrétaire royal, enveloppé dans une houppelande, longeait, vers les onze heures du soir, le mur du jardin du palais, du côté du parc de Saint-James ; il s’avança ainsi jusqu’à l’endroit où s’ouvrait la petite porte du parc. À peine eut-il atteint cette ouverture, que la grille fut entre-bâillée, sans doute par Abigaïl ; mais la nuit était trop sombre pour qu’on pût rien distinguer clairement. Sir Harley se trouva introduit dans le jardin sans savoir par qui.

Celle qui lui servait de guide ne prononça pas une parole, mais elle prit à la hâte une allée qui aboutissait au palais, et, tandis que le secrétaire la suivait d’un pas pressé, elle franchit une porte ; lorsque le cavalier fut entré à son tour, elle la forma et poussa le verrou sans bruit. Traversant ensuite un corridor, elle monta un escalier aboutissant à une chambre où il y avait de la lumière.

« Je suis presque épouvantée de ce que j’ai osé faire, dit Abigaïl en se laissant tomber sur une chaise ; car, quoique je sache bien que c’est un service que je rends à la reine, cependant une entrevue clandestine, surtout à une heure si avancée, me paraît fort compromettante.

— Vous n’avez aucun motif d’être effrayée, répondit Harley en se débarrassant de sa houppelande sous laquelle il était revêtu d’un grand habit de magnifique velours bleu. Si quelqu’un a le droit d’avoir peur, c’est moi, ajquta-t-il en rajustant devant un miroir son jabot de dentelle et sa perruque un peu dérangée par sa course.

— Votre visage ne montre pourtant pas beaucoup d’inquiétude, observa Abigaïl en riant.

— Il est vrai que je n’éprouve aucune appréhension, répliqua Harley ; ma seule pensée en ce moment est un sentiment de reconnaissance envers vous.

— Un ministre, dit-on, ne se souvient jamais des services qu’on lui rend, reprit Abigaïl.

— Ceci peut être exact pour quelques autres de mes collègues, mais non pour moi, au moins quant à ce qui vous regarde, répondit Harley. Mais puis-je vous demander, ma gracieuse cousine, si vos intentions sont toujours les mêmes, relativement au jeune Masham ?

— Je ne sais, fit négligemment Abigaïl, L’avez-vous vu aujourd’hui ?

— Non, dit Harley ; mais j’ai rencontré la marquis de Guiscard.

— Quel odieux coquin ! remarqua Abigaïl.

— Ainsi donc, vous ne l’aimez pas ? s’écria Harley en feignant le plus grand étonnement.

— Moi ! l’aimer ! mais je ne puis le souffrir ! riposta Abigaïl d’une voix brève.

— Bon ! Et pourtant il est persuadé du contraire, dit Harley.

— Vous connaissez les motifs qui m’ont fait agir, répliqua Abigaïl. J’étais fâchée contre Masham, et j’ai voulu le piquer au vif.

— Vous avez si bien réussi, que je crains que vous ne l’ayez éloigné de vous à tout jamais, dit Harley.

— Oh ! quelle idée ! mon cousin, fit Abigaïl. Lui, me délaisser ! Il reviendra demain à mes pieds.

— Êtes-vous bien sûre de votre fait ? reprit Harley. Allons ! je crois deviner que vous avez eu de ses nouvelles.

— Mon Dieu, non ! Il ne m’a pas écrit une ligne, répliqua-t-elle. Mais écoutez-moi, mon cousin, il faut bien nous comprendre. Jusqu’à présent je n’ai fait aucun pacte avec vous ; c’est grâce à moi que vous allez voir la reine ; mais si vous désirez que cette entrevue se renouvelle, il faut que vous secondiez mes projets sur Masham. J’ai dit que je comptais l’avoir à mes pieds demain ; c’est à vous de l’y amener.

— Mais, ma cousine…

— Pas de mais, interrompit Abigaïl d’un ton péremptoire. Il faut m’obéir, ou bien, plus d’entrevues particulières. Je ne promets pas de pardonner à M. Masham ; je ne dis pas non plus que je consentirai par la suite à accepter ses soins ; mais je brûle du désir de l’humilier, de le tourmenter ; bref, il faut qu’il soit ici demain à mes pieds, plein d’amour et de repentir.

— Je ferai de mon mieux, ma cousine, mais…

— Votre mieux ne me suffit pas, s’écria Abigaïl. Il faut que cela soit, vous dis-je, ou vous ne verrez pas la reine ce soir. Je vous prouverai que j’ai une volonté très-arrêtée.

— Eh bien donc, je vous donne ma parole que cela sera, reprit Harley. Êtes-vous satisfaite ?

— Parfaitement, fit Abigaïl. Maintenant suivez-moi, la reine nous attend. »

En disant ces mots, la jeune fille guida sir Harley à travers un étroit corridor, et pénétra dans une antichambre au bout de laquelle il y avait une porte. Elle frappa légèrement, une voix douce lui répondit d’entrer, et bientôt Abigaïl et son compagnon se trouvèrent en présence de la reine.

Anne était assise dans un fauteuil, et avait devant elle un tabouret de velours.

Elle était vêtue d’une robe de satin blanc garnie des plus riches dentelles. Elle portait sur l’épaule le cordon bleu, et sur sa poitrine une étoile de diamants.

L’appartement dans lequel Anne se tenait, petit cabinet parfaitement convenable pour l’entrevue qui allait avoir lieu, était fort peu meublé, et ne contenait pas d’autre siége que celui que Sa Majesté occupait. Quelques tableaux ornaient les murs ; le plus apparent de tous était un portrait du prince Georges de Danemark.

« J’ai ardemment désiré cette entrevue, madame, dit Harley en s’avançant vers la reine et en lui faisant un profond salut ; car, quoique mon devoir de sujet fidèle et dévoué m’ait depuis quelque temps suggéré l’intention d’entretenir Votre Majesté sur des matières qui me tiennent fort au cœur, à vrai dire, l’occasion de m’expliquer entièrement m’avait manqué jusqu’à ce jour. À l’heure qu’il est je puis parler ouvertement, si votre gracieuse Majesté m’en accorde la permission.

— Je suis convaincue de votre loyauté et de votre dévouement, monsieur Harley, et j’eutendrai avec plaisir ce que vous avez à me dire, répliqua Anne.

— Eh bien donc, madame, dit Harley, j’envisage votre présente situation avec une douleur inexprimable, Pardonnez-moi ma hardiesse ; mais, si je ne vous disais pas la vérité, il ne me servirait à rien d’avoir l’honneur de vous parler. Je le ferai donc à tous hasards. Une femme ambitieuse et violente, que vous avez daigné distinguer par vos préférences, a abusé de vos bontés, à ce point que vous n’êtes plus la seule souveraine de votre royaume.

— Voici en effet, monsieur, répondit Anne, un langage téméraire ; et, en disant ces mots, elle frappait de petits coups avec son éventail, ce qui était chez elle un geste de mécontentement.

— Je vois que j’offense la reine, poursuivit Harley ; mais je supplie Sa Majesté de m’entendre : rien de ce que je puis dire n’est trop fort, lorsque la duchesse de Marlborough proclame en tous lieux que vous ne pouvez rien faire sans elle.

— Serait-il vrai ? dit la reine, en frappant encore plus fort avec son éventail. Il est temps alors de lui imposer silence.

— Oh ! oui, madame, et le temps presse ! répliqua Harley ; il le faut pour vous-méme et pour le bien-être de la nation si cruellement opprimée par cette femme insatiable, qui, en dépit des faveurs sans nombre que Votre Majesté lui a prodiguées, se plaint d’être mesquinement récompensée.

— Je savais que la duchesse était ingrate, dit la reine indignée ; mais je ne croyais pas que ce fût à ce point.

— Mais ce dont moi et les sujets loyaux de Votre Majesté se plaignent principalement, poursuivit Harley, c’est que l’impérieuse duchesse, par ses menaces ou autrement, vous contraint à des actes que vous-même désapprouvez, et qui sont diamétralement opposés aux intérèts du pays. Pour ce motif, si ce n’est pour d’autres, je conjure Votre Majesté de la congédier.

— J’y songerai, monsieur, dit la reine indécise ; dans tous les cas, cette disgrâce ne peut être immédiate.

— Oh ! si ce n’est pas aujourd’hui que Votre Majesté renvoie la duchesse, ce ne sera jamais, s’écria vivement Harley. Excusez-moi, je vous en supplie, et n’attribuez mon importunité qu’à mon zèle. Si vous voulez être vraiment reine, il faut que la duchesse parte ; cette femme s’interpose entre vous et votre noblesse, entre vous et vos parlements, entre vous et votre peuple. L’idée d’adopter la ligne de conduite que je blâme si fort dans cette orgueilleuse personne, est bien loin de ma pensée ! Dieu me préserve de vouloir vous faire entendre des menaces ; mais mon devoir envers Votre Majesté m’oblige à lui dire que, si elle ne se défait pas de la duchesse, elle déplorera cet acte de faiblesse. Le caractère inipérieux de cette femme vous cause, madame, des tracas incalculables : ne voyez-vous pas déjà les maux qu’il a produits ?

— Si, vraiment, monsieur ; je comprends tout cela et j’en suis fort affligée, répliqua Anne. Ah ! que ne m’est-il facile de me débarrasser d’elle ! mais la scène sera terrible !

— Non, madame, si vous daignez suivre mes conseils, dit Harley. Je vous ai déjà fait savoir par Abigaïl que j’étais prêt à entreprendre votre délivrance, et j’ai dressé à cet effet un plan que je vais vous soumettre. S’il est suivi exactement, ajouta-t-il en dépliant une feuille de papier, la duchesse vous évitera la peine de la renvoyer, car elle se retirera volontairement.

— Parlez donc, s’écria la reine. Ah ! ajouta-t-elle au même instant, effrayée d’entendre le bruit d’une clef qui tournait dans la serrure. Là ! vers cette porte dérobée, c’est elle !

— Malédiction ! » vociféra Harley en froissant le papier qu’il tenait dans ses mains.

Au moment où il proférait cette exclamation, une petite porte de côté s’ouvrit toute grande, et la duchesse se précipita dans la chambre.

« Ainsi, monsieur Harley, s’écria-t-elle, vous êtes ici ! Je ne voulais pas le croire ; mais au reste rien n’arrête les fourbes.

Comment Votre Majesté consent-elle à donner audience secrètement à cet intrigant ? »

Après s’être donné le plaisir de jouir pendant quelques secondes de la confusion du groupe que sa présence inattendue venait de surprendre, la duchesse, jetant un regard de mépris et d’indignation sur Harley, s’avança vers la reine, et lui dit de l’accent du reproche le plus amer :

« Les choses en sont-elles là, madame ? est-ce la récompense méritée par mes longs et loyaux services ?

— Que voulez-vous dire, duchesse ? demanda Anne, qui essayait en vain de déguiser son embarras.

— Laissez de côté toute feinte, madame, répliqua la duchesse avec dédain. La ruse désormais est inutile. Je sais comment, par qui et pour quoi M. Harley a été amené ici. Le stratagème est digne de lui et de son hypocrite alliée ; mais il est indigne, bien indigne de vous. Quel peut être le but d’une entrevue ménagée d’une manière si clandestine ? de quoi peut-il être question lorsque la reine d’Angleterre rougit, oui, rougit d’être surprise ?

— Assez, duchesse ! assez ! s’écria Anne avec colère.

— Non, je parlerai, madame, repartit l’audacieuse sujette. Dussent ces paroles être les dernières qu’il me soit permis de prononcer devant vous, je veux prouver à Votre Majesté à quel point elle a été trompée par cet intrigant à double face, par cet insidieux personnage qui demeure stupéfié par ma présence, tandis que tout à l’heure il osait lever bien haut la tête en ces lieux. Ce misérable renégat, dis-je, qui aujourd’hui vient à vous, eût accepté avec joie telles conditions que j’eusse voulu lui faire. Mais j’ai rejeté ses offres avec dégoût ; je n’ai pas voulu me servir de lui, même comme d’un instrument. Pour se venger, il recourt aux plus ignobles machinations, et s’introduisant en présence de Votre Majesté, par des moyens que lui seul ou quelque autre aussi vil que lui pourrait employer, il insinue à votre oreille des paroles empoisonnées, qui par bonheur sont impuissantes à nuire, quelque désir qu’il ait eu de rendre le venin mortel ! Que cet homme me donne un démenti, s’il le peut.

— Certes oui, je le ferai ! répliqua Harley, qui avait eu le temps de se remettre. Je donne à madame un démenti des plus formels. Votre Majesté a entendu la duchesse jusqu’au bout, tant mieux ! car elle a été pour le gain de ma cause le meilleur avocat que j’eusse pu choisir. Je laisse pour ce qu’elles valent ses accusations contre moi, aussi fausses que puériles, je les repousse et les méprise, et je veux simplement demander à Votre Majesté si la plainte que j’ai portée contre elle n’est pas complétement justifice par sa conduite présente ? L’accent, le langage, le maintien de madame, sont-ils ceux d’une sujette en présence de sa souveraine ? De quel droit est-elle venue vous interrompre ? ce n’est point à la duchesse de Marlborough à dicter à Votre Majesté quelles personnes elle doit recevoir, et à quelle heure elle peut les admettre ; la duchesse ne doit pas non plus s’immiscer contre votre gré dans vos entretiens particuliers. Puisqu’elle savait que j’étais ici avec votre gracieuse permission, elle eût dû se tenir soigneusement à l’écart. Je suis donc ravi qu’elle soit venue, et je suis heureux de me rencontrer face à face avec elle sous les yeux de Votre Majesté, pour lui dire qu’elle manque de gratitude et de respect à votre égard ; et je répète le démenti formel que je donne à ses assertions, en la défiant de les prouver.

— Vous mentez ! cria la duchesse, qui, transportée de fureur, frappa Harley au visage avec son éventail.

— Duchesse, vous vous oubliez ! dit la reine d’un ton bref rempli de dignité.

— Je me vois contraint de demander à Votre Majesté la permission de me retirer, dit Harley, dont le visage devint livide d’une colère contenue. La langue de la duchesse est assez tranchante, comme vous avez pu l’entendre ; mais, dès qu’elle emploie des armes dont je ne puis me servir, la lutte devient trop inégale pour que je puisse continuer à la soutenir.

— Et moi je vous prie de rester, monsieur, dit Anne avec instance, et, si la duchesse tient le moins du monde à me plaire, elle vous demandera pardon de sa violence.

— Je suis désolée de désobéir à Votre Majesté, répondit la duchesse, mais je n’en ferai rien tant que M. Harley ne rétractera pas ses odieux mensonges. Vraiment ! lui demander pardon ! Certes, non ! qu’il porte comme il pourra le coup qu’il a reçu. Il a supporté bien d’autres insultes en silence, j’en suis sûre. Du reste, j’ai encore deux mots à lui dire. Sa présence clandestine en ces lieux et les artifices dont il a fait usage auprès de Votre Majesté sont un manque de foi positif envers le cabinet auquel il appartient, et la seule alternative honorable qui lui reste est une retraite immédiate.

— Je prendrai la liberté de garder mon poste, en dépit de Votre Grâce, aussi longtemps que je pourrai être utile au service de Sa Majesté, répliqua Harley.

— C’est tout ce qu’on peut attendre d’un homme tel que vous, monsieur, dit la duchesse. Mais peu importe, vous n’en serez pas moins renvoyé.

— Votre Grâce pourrait l’être avant moi, reprit Harley.

— Cessez cette altercation, dit alors Anne avec autorité.

— Je demande très-humblement pardon à Votre Majesté pour la part que j’ai été obligé d’y prendre, continua Harley, et, si j’ose la prolonger de quelques minutes, c’est qu’après les scandaleuses observations de la duchesse, je crois nécessaire de m’expliquer. Votre Majesté appréciera si en effet j’ai employé d’odieux moyens pour parvenir jusqu’à elle. Si je n’ai pu agir plus ouvertement, c’est que la duchesse vous ayant entourée de ses créatures, je n’aurais jamais pu réussir. À cette heure, la publicité de l’entrevue que Votre Majesté daignait m’accorder ce soir est un fait qui vous prouve à quel excès la duchesse pousse les ressources de son système d’espionnage.

Et maintenant, madame, avec votre gracieuse permission, je continuerai ce que je vous disais lorsque nous avons été interrompus. Vous avez vous-même exprimé le besoin de secouer le joug que votre facile bonté vous a imposé.

— Ceci ne saurait être vrai, madame, s’écria la duchesse ; dites-lui qu’il ment… démentez cet homme.

— Le silence de Sa Majesté répond suffisamment de ses intentions, reprit Harley. Votre Grâce ne voit-elle pas que par son indomptable orgueil, sa violence et sa rapacité, elle s’est aliéné l’affection d’une trop indulgente maîtresse ? Il a fallu pour vous maintenir où vous êtes l’inépuisable bonté dont vous avez abusé. Mais je vous dis en présence de la reine, et en son nom, que c’est sa volonté et son désir que vous vous retiriez.

— Ah ! s’écria la duchesse avec un rugissement de lionne.

— Monsieur Harley, vous allez trop loin ! dit la reine effrayée.

— Non, Majesté, répliqua Harley ; je prends tout sur moi. Je veux dire à cette femme si hautaine que son règne est fini, que vous êtes décidée à vous délivrer de l’esclavage dans lequel elle vous tient et à être enfin la grande reine que vous devriez être, et que vous êtes. Une minute de courage vous sauvera. Le premier pas est fait, la scène que vous redoutiez a eu lieu. Ordonnez-lui de sortir, de vous rendre ses charges, et alors vous serez réellement maîtresse de votre royaume ; ordonnez, madame !

— La reine ne prononcera jamais ce mot, monsieur ! dit la duchesse du ton de la plus grande arrogance.

— L’affranchissement de Votre Majesté ne tient plus qu’à un fil, murmura bien bas Abigaïl ; rappelez-vous tout ce que vous avez souffert.

— Duchesse, dit la reine d’une voix émue, il faut…

— Avant que vous acheviez, madame, interrompit la duchesse, laissez-moi vous dire deux mots. Ne craignez rien, je ne m’abaisserai pas à me comparer aux personnes que j’ai trouvées près de vous. Elles n’ont à mes yeux d’autre importance que celle que Votre Majesté daigne leur accorder. Je ne vous rappellerai pas combien toutes les facultés de mon intelligence ont été constamment consacrées à votre service ; comment, depuis le jour de votre avénement, je n’ai eu qu’une pensées : votre gloire.

— Oui, sans oublier de temps à autre une arrièrepensée pour vos grandeurs personnelles, ajouta Harley avec ironie.

— Je ne vous rappellerai pas les services de mon illustre époux à Londres comme hors du royaume, sur les champs de bataille, poursuivit la duchesse, sans daigner remarquer le sarcasme du secrétaire royal. Je me bornerai à faire appel à l’amitié dont j’ai été honorée durant de longues ânnées et qui a rapport aux affaires domestiques et non à la politique. Les sentiments les plus intimes ont été échangés entre nous, madame. Nous avons partagé les joies et les afflictions. Nous avons l’une et l’autre pleuré ensemble la perte d’un fils chéri. L’amour avait aplani la distance. Mistress Freeman et mistress Morley étaient jadis bien chères l’une à l’autre.

— Oh ! oui, oui ! dit Anne avec émotion.

— Ce temps-là est-il donc oublié ? demanda la duchesse.

— C’est la faute de mistress Freeman si le souvenir en est passé, répliqua la reine, car c’est elle qui force son amie à cet oubli.

— Elle fera telle expiation que son amie désirera, dit la duchesse d’un ton repentant. Qui plus est, elle lui promettra de ne plus jamais l’offenser à l’avenir.

— Est-il possible ! s’écria Anne. Oh ! si cela était vrai !…

— N’en doutez pas ! répliqua la duchesse en se jetant aux genoux de la reine, qui la releva sur-le-champ et l’embrassa tendrement.

— Chère mistress Freeman ! s’écria Anne.

— Très-chère mistress Morley ! s’écria la duchesse.

— Voici un coup de théâtre qui a tout perdu, murmura Harley en lançant à Abigaïl un regard significatif, Madame, ajouta-t-il en s’adressant à la reine, je pense que ma présence n’étant plus ni nécessaire ni désirable, je puis me retirer…

— Avant que vous ne sortiez, monsieur, j’insiste pour qu’il y ait une réconciliation entre vous et la duchesse, dit la reine. Oui ! duchesse, vous avez eu tort, c’est donc à vous à faire les avances… Quoi, vous hésitez ? Mistress Freeman refuse-t-elle la requête de mistress Morley ?

— Ah ! je ne puis résister à cet appel, répliqua la duchesse ; j’ai été trop prompte, monsieur Harley, ajouta-t-elle en lui tendant la main.

— Je prends la main de Votre Grâce comme elle m’est offerte, » reprit M. Harley en s’avançant vers elle ; puis il ajouta à voix basse : « Ce second coup est vraiment plus lourd que le premier. »

La duchesse, qui l’entendit, se prit à sourire d’un air de triomphe.

« Dorénavant, toute hostilité doit cesser entre vous, dit la reine.

— Oh ! très-volontiers, à condition que cette entrevue sera la dernière que M. Harley aura en particulier avec Votre Majesté, répondit la duchesse.

— Très-volontiers aussi, à condition que Votre Grâce continuera à être aussi aimable qu’elle l’est en ce moment, dit Harley. Mistress Freeman est infiniment préférable à la duchesse de Marlborough.

— Puisque la paix est rétablie, je me retire, fit la reine en souriant.

— Eh quoi ! partir sans consacrer quelques instants à une causerie intime avec votre pauvre Freeman si fidèle ? dit à demi-voix la duchesse d’un ton câlin.

— Demain, répondit la reine ; je suis trop fatiguée maintenant ; cette entrevue a épuisé mes forces. Bonsoir, monsieur Harley ; Abigaïl m’accompagne et reviendra vous reconduire dans un instant. »

Tout en parlant ainsi, la reine Anné rendit au ministre le profond salut qu’il venait de lui faire, et se retira avec sa suivante.

La duchesse et Harley se regardèrent fixement et en silence pendant quelques instants.

« Il faut que l’un ou l’autre de nous renonce à cette lutte, monsieur Harley, dit enfin la duchesse d’une voix ferme.

— Ce n’est pas moi qui essayerai de conseiller Votre Grâce, répliqua-t-il, mais je dois lui avouer que je ne compte nullement me retirer.

— Alors, je sais ce qui me reste à faire ! ajouta la duchesse.

— Je présume qu’il n’y a aucun espoir d’alliance ? fit le secrétaire royal de sa voix la plus mielleuse,

— Une alliance avec vous ? jamais ! » s’écria dédaigneusement la duchesse.

En ce moment Abigaïl reparut.

« Je souhaite le bonsoir à Votre Grâce, dit cérémonieusement Harley.

— Bonsoir, monsieur, répliqua la duchesse ; j’aviserai à ce que ce soit la dernière fois qu’on vous voie en ces lieux.

— Ne prenez nul souci de ces paroles, dit Abigaïl dès qu’ils eurent quitté l’appartement, la reine est tout autant votre amie que par le passé ; suivez aveuglément mes injonctions touchant M. Masham, et vous aurez une seconde audience aussitôt que vous la désirerez. »