X


Masham provoque le marquis de Guiscard dans le café de Saint-James. Le duel.


Abigaïl avait fait sur Masham une impression plus profonde qu’il ne voulait se l’avouer à lui-même. Le jeune homme ne pouvait résister au charme de cette séduction que des caprices fréquents augmentaient encore. Une longue promenade dans le parc n’ayant pu distraire Masham, il s’en alla au café de Saint-James, où il trouva le comte de Sunderland causant avec uu gentilhomme fort bien fait et à l’air remarquablement intelligent, qu’il connaissait très-bien pour se nommer M. Arthur Maynwaring.

Ce gentilhomme était issu d’une branche d’une très-ancienne famille du Cheshire, établie à Ightfield dans le Phropshire, et qui était alliée du côté maternel avec les anciennes et puissantes familles des Egerton et des Cholmoudely.

M. Maynwaring était aussi distingué par ses belles manières et son éducation que par son esprit, son instruction et ses talents ; il traitait admirablement les matières politiques, et passait, avec raison, pour être un satirique émérite et un excellent critique. Ses jugements faisaient autorité pour tout ce qui avait rapport au savoir et au bon goût. Maynwaring avait été récemment nommé au poste d’auditeur par lord Godolphin. Il siégeait au Parlement en qualité de membre pour Preston dans le Lancashire, et, comme la duchesse de Marlborough l’honorait de sa confiance, il lui servait fréquemment de secrétaire particulier. Maynwaring avait environ quarante ans, faisait partie du kit-cat-club, et en était le principal ornement.

Le comte et son compagnon se retournèrent lorsque Masham entra ; un je ne sais quoi dans leurs manières fit soupçonner au jeune homme qu’il était question de lui dans leur entretien.

Il ne se trompait pas ; car, au moment où il passait dans une autre partie de la salle, Sunderland l’appela et lui dit : « Nous parlions de vous, Masham, et j’ai bien fait rire Maynwaring en lui contant ce qui s’est passé hier soir au palais.

— C’est bien là la manière d’agir de miss Abigaïl avec tout le monde, fit Maynwaring en riant encore, et je suis persuadé que, malgré l’accueil encourageant qu’elle a fait à Guiscard, qui a désormais le droit de se croire le préféré, elle lui adressera à peine aujourd’hui un regard encourageant. Qui donc voudrait se faire l’esclave d’une créature aussi capricieuse ?

— Ce ne sera pas moi ! » fit Sunderland en riant du bout des lèvres.

Masham ne put réprimer un soupir.

« Pour l’honneur de notre sexe, j’espère que vous ne lui laisserez pas deviner le pouvoir qu’elle exerce sur vous, dit Maynwaring qui avait remarqué l’émotion du pauvre amoureux.

— Si Masham se croit en danger, dit Sunderland, il n’a qu’à s’absenter de la cour pendant quelques jours.

— Ce serait une folie ! reprit Maynwaring ; on se permettrait une foule de quolibets sur son compte, et le ridicule le perdrait. Non, Masham doit faire bravement face à l’ennemi.

Le vrai moyen de mortifier la coquette sera d’affecter une indifférence parfaite, et, quelques séductions qu’elle emploie, il doit y demeurer insensible.

— J’aimerais mieux essayer de la blesser au cœur comme elle m’a blessé moi-même, répondit Masham.

— Vous n’êtes pas assez maître de vous pour tenter cela, ajouta Maynwaring. L’indifférence réelle ou feinte est votre seule ressource. Il est amoureux d’elle, continua-t-il à voix basse en s’adressant à Sunderland, au mounent où Mashans s’éloigna d’eux.

— C’est bien facile à voir, répondit l’autre sur le même ton ; s’ils se trouvent ensemble, la réconciliation est infaillible. C’est à nous d’y mettre ordre. Abiyaïl est tout à fait compromise avec Guiscard. Ah ! si nous pouvions faire disparaître Masham pendant une semaine !

— Oui, mais il ne voudra pas partir, dit Maynwaring en riant.

— Ah ! messieurs, vous vous amusez encore à mes dépens, dit Masham, qui se rapprocha des deux interlocuteurs.

— Bah ! je disais simplement à Sunderland, répondit Maynwaring, que je croyais qu’on avait beaucoup exagéré l’influence de miss Abigaïl sur la reine.

— C’est aussi mon avis, répliqua le comte. Guiscard espère assurer sa fortune à venir en s’unissant à elle, mais il reconnaîtra plus tard son erreur. Et d’abord, tout naturellement, elle perdra sa place en se mariant.

— Il se pourrait que non, observa Masham.

— Oh ! c’est inévitable, reprit Maynwaring ; mais d’ailleurs qu’importe ? l’aventurier français n’aura que ce qu’il mérite.

— Je ne me soucierais nullement de la perte de cette place, si Abigaïl avait du cœur, soupira Masham. Mais il est évident qu’elle n’en a pas.

— Pas plus que Guiscard ; aussi seront-ils bien assortis. Eh ! pardieu ! voici le marquis lui-même. »

À ce même instant, Guiscard, accompagné de Saint-James et de Prior, entra dans le café. Tandis que les nouveaux arrivants s’approchaient, Saint-John s’écria d’un ton jovial :

« Bonjour, messieurs, bonjour ! j’ai à vous appreudre une nouvelle qui va vous charmer tous, et vous particulièrement, Masham. Nous allons voir un mariage à la cour.

— Un mariage ! s’écria Maynwaring. Et qui donc se marie ?

— M. le marquis de Guiscard épouse la belle Abigaÿl Hill, répliqua Saint-John. Le marquis est prêt à recevoir vos félicitations.

— Est-ce donc décidé ? demanda Masham avec une émotion mal comprimée.

— M. Saint-John va peut-être un peu trop loin, en disant que tout est déjà arrangé, répondit Guiscard. Je me flatte, toutefois, que ce mariage ne tardera pas à se faire.

— Recevez nos compliments et nos vœux pour l’accomplissement de vos désirs, marquis, lui dirent à la fois Sunderland et Maynwaring.

— Par le ciel ! Masham, s’écria Prior, pourquoi donc n’offrez-vous pas aussi vos souhaits de bonheur au marquis ? Notre ami sera, avant peu, un homme puissant, et il est toujours prudent d’adorer le soleil levant.

— L’adore qui voudra ; quant à moi, je n’attends rien de lui, répliqua le jeune écuyer, qui s’éloigna d’un air boudeur.

— Un rival dédaigné ! dit Sunderland à Guiscard. Ah ! marquis, vous êtes un heureux mortel !

— Il a un bonheur insolent ! s’écria Maynwaring. À propos, marquis, vous n’avez pas encore fait votre choix entre les tories et les whigs, que je sache ?

— Si fait, pardon, fit Prior ; Guiscard est des nôtres, et, si dans un mois d’ici Sunderland trouve quelqu’un à sa place, il saura qui l’y aura mis. »

Un formidable éclat de rire répondit à cette saillie.

« Messieurs, dit Masham en se rapprochant vivement et en regardant autour de lui d’un air mécontent, je souhaiterais connaître la cause de votre gaieté. »

Un fou rire unanime fut la seule réponse.

« Ma parole ! notre ami Masham s’imagine aujourd hui que tout le monde rit de lui, dit Sunderland. Bien au contraire, mon cher garçon, nous éprouvons une grande affliction pour ce qui vous touche. Ah ! ah ! ah !

— Votre gaieté est peu fondée, milord, répliqua Masham d’un air sérieux. Il vous convient de croire Guiscard sur parole lorsqu’il se dit accepté par miss Hill. Soit ! mais moi, j’en doute.

— Comment cela, monsieur ? fit le marquis.

— Et non-seulement j’en doute, poursuivit Masham en élevant la voix avec emphase, mais je crois que tout ceci est faux ! »

Les rires cessèrent à l’instant, et quelques autres personnes qui se trouvaient par hasard dans le café se rapprochèrent du groupe.

« Oh ! mon cher Masham, dit Maynwaring, l’humeur que vous cause le succès de notre ami vous entraîne trop loin. Allons, marquis, il faut avoir des égards pour des sentiments méconnus.

— J’y consens très-volontiers, répliqua Guiscard, et je suis tout disposé à considérer cette insulte comme non avenue : Masham ne savait pas ce qu’il disait.

— Vous ne vous retirerez pas ainsi de ce mauvais pas, marquis, répondit Masham bouillant de colère ; je répète… je répète volontairement que vous avez dit une imposture.

— Monsieur Masham espère, en me coupant la gorge, faire disparattre l’obstacle qui le sépare de miss Hill, ajouta Guiscard qui comprimait sa fureur ; mais je déjouerai ses calculs.

— Vous avez tout à fait tort, Masham, reprit Sunderland en prenant à part le jeune écuyer ; sur mon honneur, vous avez tort ! En admettant que ce Français vantard se soit avancé plus que de raison, vous allez mettre le comble au triomphe d’Abigaïil, si vous agissez en don Quichotte à propos d’elle. Laissez-moi raccommoder les choses ; je puis le faire sans vous compromettre.

— Je ne rétracterai ce que j’ai dit que si miss Hill me confirme elle-même, de sa propre bouche, le récit du marquis, répliqua Masham les dents serrées.

— Allons donc… mais vous savez bien que c’est impossible ! dit le comte ; soyez donc raisonnable. » ` Le jeune écuyer fit un signe négatif.

« Puisqu’il n’y a pas de remède, messieurs, je vois qu’une rencontre entre vous est devenue inévitable, dit Sunderland.

— Très-certainement, milord, répliqua le marquis ; nous nous battrons, et je me flatte que personne n’interviendra ; nous sommes tous ici hommes d’honneur. »

Il y eut un léger murmure d’assentiment parmi les spectateurs, et ceux qui étaient étrangers se retirèrent sur-le-champ.

« Monsieur Maynwaring, dit Masham puis-je compter sur vous comme sur un ami ?

— Sans nul doute, lui fut-il répondu, quoique, à vrai dire, j’aimerais mieux que mon concours servit à arranger les choses pour un autre dénoûment. Mais puisqu’il faut que cela soit, je me ferai un plaisir de vous assister.

— J’en conclus que je puis de même compter sur monsieur Saint-John ? » dit le marquis.

Saint-John s’inclina.

« Dans quel endroit, et à quelle heure, messieurs, la rencontre aura-t-elle lieu ? demanda-t-il.

— Aussi matin qu’il plaira au marquis, répliqua Masham, et dans Hyde-Park, s’il n’y voit aucun inconvénient.

— Parfait ! Hyde-Park me conviendra aussi bien que n’importe quel autre endroit, répondit Guiscard, et plus ce sera de meilleure heure, mieux cela vaudra ; car, comme je ne compte pas me coucher avant de m’être battu, je me reposerai plus tôt.

— Les préliminaires du duel étant ainsi réglés, messieurs, dit Saint-John, je pense que vous pouvez demeurer ensemble sans qu’il y ait aucun inconvénient, et par conséquent, je vous prie tous les deux de me faire compagnie ce soir à souper ; j’invite aussi tous nos amis ici présents. Quelques beaux esprits ont promis de se joindre à nous ; et, lorsque je vous aurai dit que j’attends mistress Bracegirdle et mistress Oldfield, je n’aurai plus, je suppose, besoin de vous presser davantage. »

Tous les gentilshommes présents acceptèrent avec enthousiasme cette invitation, à l’exception de Masham, qui se proposait de refuser ; mais Maynwaring lui ayant soufflé à l’oreille que son refus pourrait être mal interprété, il se rendit, quoique avec répugnance, et, après quelques propos en l’air, toute la compagnie se dispersa.