V


Coup d’œil à l’office de Marlborough-house.


Le lendemain du bal, au moment même où huit heures sonnaient à l’horloge de la vieille église de Saint-Martin (celle qui existe aujourd’hui est de construction moderne), M. Proddy, cocher de la reine, sortait des écuries royales de Charing-Cross, et se dirigeait vers Marlborough-house.

M. Proddy était un fort petit homme, mais il se considérait comme un grand personnage. Il est hors de doute que le lord trésorier était moins pénétré que lui de l’importance de sa charge et de son individualité. La nature avait été singulièrement prodigue envers lui, et, s’il n’était pas né dans une situation élevée, il avait été créé pour y parvenir. Son teint avait l’éclat de la crête d’un dindon, et sa taille, qui ne dépassait pas quatre pieds, avait les proportions de celle qu’on attribue à Bacchus.

M. Proddy avait le sentiment de ses avantages ; nul n’était plus fier que lui de ses mollets et de sa prestance, et il prenait soin par mille moyens d’entretenir la fraîcheur de ses joues. Lorsqu’il était contraint de marcher, il se pavanait avec importance, saluait légèrement les amis qu’il rencontrait, regardait dédaigneusemont les passants, s’en allait le nez au vent, ce qui lui était facile, car son nez était court et camard ; et, pour tout dire en peu de mots, son double menton lui donnait un aspect des plus imposants.

Si grand que fût le petit M. Proddy planté sur ses pieds, il était plus grand encore sur son siége. C’était un spectacle curieux de le voir assis sur la housse brodée de la voiture d’apparat de la reine, dans la gloire de sa grande livrée, la tête ornée de son tricorne galonné, le bouquet à la boutonnière et coiffé d’une perruque de filasse qui contrastait avec sa face rubiconde : on admirait malgré soi ses grosses petites jambes rivées au garde-crotte, et ses huit chevaux d’une blancheur de lait, dirigés par sa main puissante.

Dans ces moments-là, M. Proddy semblait réunir en lui seul la dignité de tous les cochers du royaume ; il était sourd aux étourdissantes acclamations de la foule enivrée ; on voyait un sourire ineffable errer dans son regard et sur ses lèvres, et de temps à autre, comme le fait un général distribuant ses ordres à ses aides de camp, il lançait une brève injonction aux grooms qui tenaient la tête des chevaux.

Il s’oublia pourtant une fois… une seule fois, et ce fut lorsque la reine alla à Saint-Paul rendre des actions de grâce à l’occasion de la victoire de Ramillies.

Près de Temple-Bar, une voix de femme l’appela par son nom ; maître Proddy leva les yeux et, reconnaissant un visage ami, il lui adressa un rapide coup d’œil. Cette infraction à l’étiquette fut de très-courte durée, et nous ne la mentionnons que pour prouver que les grands ne sont pas exempts des infirmités des simples mortels.

Nous ne suivrons pas M. Proddy le long de Pall-Mall. Vu l’heure matinale, sa toilette était un peu négligée. Il portait une jaquette de calicot blanc, des culottes de peluche ponceau et des bas tirés au-dessus du genou ; sa chemise étant déboutonnée, et sa petite perruque ne cachant que le haut de sa tête, on voyait le derrière de son cou, qui, pour la couleur et pour la forme, ressemblait à celui d’un… cochon flambé. La perruque était surmontée d’un bonnet de velours orné d’or, sur le devant duquel s’élevait une immense visière.

Arrivé à la première rue qui traversé Saint-James-Square, M. Proddy s’arrêta ; il s’adressa à un jeune décrotteur en faction dans cet endroit, avec tout l’attirail de sa profession, et lui ordonna d’aller lui chercher une mesure d’ale. Dès que maître Proddy eut en main ls précieux breuvage, il entra à Marlborough-house.

On le vit descendre quelques marches et faire halte un instant devant la porte ouverte d’une chambre qui précédait la cuisine.

Autour d’une table, où se faisait entendre un formidable cliquetis de fourchettes et de couteaux, étaient assis un grand nombre de domestiques, présidés par un gros individu à la face rougeaude, vêtu d’une toque, d’une veste et d’un tablier blancs, il s’occupait dans ce moment même à découper un magnifique aloyau de bœuf.

« C’est là un ouvrage difficile, à ce qu’il paraît, monsieur Fishwick, dit Proddy en s’adressant gracieusement au cuisinier. Voilà ce que l’un appelle bien commencer la journée.

— En effet, monsieur Proddy, en effet, répliqua Fishwick en remettant sur son crâne chauve son bonnet qu’il avait ôté pour répondre au salut du cocher royal ; ne voulez-vous pas vous asseoir, monsieur, et manger une bouchée avec nous ? ce bœuf est délicieux, il est aussi gras et aussi succulent qu’un quartier de venaison.

— J’ai bien peu d’appétit, monsieur Fisbwick, répliqua Proddy avec tristesse ; mon estomac est malade, mon cher ami…

— J’en suis fâché, dit Fishwick en branlant la tête ; car moi qui vous parle, je me croirais en mauvais état si je ne faisais pas un excellent déjeuner. Venez donc vous asseoir et essayez de manger. Voici du pâté froid ; peut-être des saucisses frites, une tranche de jambon ou un peu de langue fumée pourront vous tenter ?

— Prenez une tasse de chocolat avec moi, cela vous fortifiera, monsieur Proddy, dit à l’autre bout de la table une femme entre deux âges, à l’air égrillard, et qui paraissait être une intendante.

— Prenez plutôt une tasse de thé avec moi, monsieur Proddy, reprit une personne beaucoup plus jeune que la première, et qui par ses manières et son accoutrement ressemblait fort à une femme de chambre, c’est bon pour les nerfs.

— Je vous suis fort obligé, mistress Tipping, et à vous aussi, mistress Plumpton, répliqua Proddy ; mes nerfs ne me tourmentent pas et je n’ai pas besoin de fortifiants. Je vous remercie néanmoins de tout cœur. Mais voyez-vous, monsieur Flishwich, avec votre permission, je prendrai une tartine que j’arroserai avec l’ale que voici.

— Vous serez servi à l’instant, » s’écria le cuisinier en donnant des ordres à ses aides.

Puis il remit couteau et fourchette à un valet de pied son voisin, et s’approcha de Proddy.

« La vérité est que j’ai bu un peu trop de punch hier soir, monsieur Fishwick, dit-il à demi-voix, et cela pour souhaiter à la reine, que Dieu bénisse ! de nombreux anniversaires comme celui d’hier. J’attribue à cette cause le malaise que j’éprouve ce matin. Le sergent Scales et moi, nous avons soupé ensemble, et nous sommes mis en gaieté. Ah ! nous étions très… ronds, je vous le jure ; nous nous sommes juré fraternité l’un à l’autre, et je suis venu aujourd’hui pour causer avec lui ; c’est pardieu un homme fort instruit que le sergent Scales.

— Par la messe ! vous avez raison, répliqua Fishwich ; c’est un personnage très-spirituel, comme on dit. Il aime bien un peu trop la bouteille ; mais c’est là son seul défaut…

— Je n’appelle pas cela un défaut, Fishbwick, reprit Proddy ; le sergent Scales est comme moi, bon compagnon et joyeux convive, mais rien de plus, rien de plus !

— Ce n’est pas moi qui l’en blâmerai, fit en riant le cuisinier. Scales est toujours aimable, mais surtout lorsqu’il a le verre à la main, car alors il aime à raconter ses batailles ; j’aime mieux l’entendre narrer ce qu’il a vu et ce qu’il a fait, que de m’écarquiller les yeux à lire un journal. Que le Seigneur nous protége ! Scales a fait toutes les campagnes des Pays-Bas avec le duc, et d’autres encore, et il n’a pas moins de dix-sept blessures sur le corps ! j’en puis parler, moi, car je les ai vues. Il a une balle dans chaque jambe, une troisième à l’épaule, et vous avez dù remarquer vous-même la grande balafre qui défigure son nez. Je crois même que cet appendice avait d’abord été tranché net, et qu’ensuite il a été recollé. Quoi qu’il en soit, Scales a eu la satisfaction de tuer le dragon bavarois qui l’avait blessé. Ou assure qu’il a envoyé un grand nombre de Français au diable ; car sa haine pour nos voisins d’outre-Manche égale son amour pour l’eau-de-vie.

— Je l’en félicite, monsieur Fishwick, dit Proddy ; je hais moi-même les Français de toute mon âme !

— Le sergent est une véritable gazette, poursuivit Fishwick. Il sait raconter tout ce que le duc a dit à tel endroit, tout ce qu’il a fait à tel autre. « Il a marché là, dit-il ; il a campé ici, » ajoute-t-il encore. Scales connaît de quelles forces il disposait à telle bataille, la manière dont il a dressé sés plans, quelles habiles manœuvres il a exécutées ; comment, vu leur nombre, les Français auraient dù être victorieux, et comment au contraire ils furent battus. Enfin, il-vous démontrera, clair comme le jour, comment il se fait que le duc de Marlborough est un grand général.

— je puis vous le dire sans lui, moi, mon cher Fishwick, répliqua Proddy. C’est par son talent. C’est mon talent, à moi, qui fait que je suis meilleur cocher que tout autre. Le duc a été formé pour commander les armées, comme moi pour occuper le siége de la voiture de la reine.

— Précisément ! répondit Fishwick en réprimant à grand’peine son envie de riré. Mais je n’ai pas encore fini avec le sergent. La mémoire de cet homme est si exacte, qu’il peut vous dire combien d’ennemis ont été tués à telle bataille, quel nombre d’étendards on a conquis, la quantité de canons, de mousquets, de sabres, de baïonnettes, etc., ramassés sur le champ de bataille… Je ne serais méme pas étonné qu’il pût compter le nombre des balles.

— Morbleu ! le sergent est un homme surprenant, monsieur Fishwick, fit Proddy transporté d’admiration.

— Vous pouvez bien le dire, monsieur Proddy, ajouta le cuisinier. C’est un être surprenant ; je ne connais pas son pareil sut la terre. Vous allez voir sa chambre tout à l’heure, c’est un véritable musée.

— En effet, il m’a dit hier soir qu’il avait quelque chose à me montrer, dit Proddy.

— Et il vous a dit la vérité, répondit Fishwick. Le duc protége beaucoup Scales, et veut l’avoir constamment près de lui ; car Sa Grâce, ayant beaucoup de confiance en lui, l’emploie aux choses qui doivent être secrètes. Le sergent, de son côté, témoigne son attachement pour son noble maître d’une manière singulière ; il ne permet jamais qu’un autre que lui nettoie les bottes du duc.

— En cela il agit comme moil s’écria Proddy ; je ne souffrirais pas que personne lavât la voiture de la reine ! Le sergent est un homme selon mon cœur.

— Scales aime seulement trop à battre le tambour, et à cause de cela il ne saurait me plaire, observa mistress Tipping, qui, en sa qualité de femme de chambre, était une précieuse. Ra ta, ta, ra ta ta ta ta ta ta, etc. !… Il bat la caisse du matin au soir ; il y a de quoi briser le tympan. Je ne comprends pas que milady puisse y tenir ; je ne souffrirais pas un pareil bruit si j’étais duchesse.

— Notre gracieuse maîtresse est la femme d’un soldat, mistress Tipping, fit le cuisinier d’un ton de reproche, et notre noble maître, indulgent pour son fidèle compagnon de guerre, se prête à tous ses travers. Il faut que vous sachiez, monsieur Proddy, que le sergent était tambour autrefois, et que, quoiqu’il soit monté en grade, il aime toujours son ancien métier.

— C’est bien naturel, monsieur Fishwick, répliqua Proddy ; un vieux cocher aime toujours à faire claquer un fouet.

— Eh bien, ma chère, si vous blâmez le tambour du sergent, dit mistress Plumpton à mistress Tipping, je suis sûre que vous ne pouvez rien trouver à redire à ses chansons ; la voix de Scales est aussi mélodieuse que celle du rossignol.

— Bah ! m’est avis qu’il croasse comme un corbeau, répondit la jolie mistress Tipping ; mais on sait fort bien, mistress Plumpton, pourquoi vous trouvez les chants du Sergent si doux.

— Je voudrais bien savoir ce que vous voulez dire, madame l’impertinente ? s’écria l’intendante avec fureur.

— Fi, mesdames, fi ! s’écria Fishwich. Vous vous querellez de trop bonne heure ! M. Proddy aura une fort méchante opinion de vos caractères.

— Je serais honteuse de me disputer avec une créature comme la Tipping, s’écria mistress Plumpton. Mais je dois le dire, il fut un temps où elle aimait fort le tambour et le chant du sergent.

— Je ne m’abaisserai point à répondre à une vieille jalouse hargneuse comme la Plumpton, répliqua mistress Tipping, mais je lui rends ses odieuses insinuations. Aimer le tambour et le chant de Scales, jour de Dieu ! où en sommes-nous ? Elle va bientôt essayer de vous persuader à tous que j’aime le sergent lui-même !

— Certainement, vous l’aimez, riposta mistress Plumpton, certainement : et vous êtes jalouse de ses attentions pour moi. Et cependant, Dieu m’est témoin que je ne lui fais nullement accueil ; aussi est-ce pour cela que vous l’attaquez toujours.

— La paix, mesdames, mesdames, la paix ! faut-il donc encore vous rappeler à l’ordre ? s’écria Fishwick. Il est vraiment fâcheux qu’une question d’harmonie devienne un sujet de désaccord… Ha ! ha ! mais voici vos tartines, monsieur Proddy ; si vous désirez voir le sergent, je vais vous montrer le chemin de sa chambre. »

M. Proddy fourra l’une des deux tartines dans l’ale, en mordit une ou deux bouchées, et laissa tremper le reste dans le pot ; puis saisissant sa pipe, qu’il avait bourrée durant la précédente altercation, il suivit son guide le long du couloir qui aboutissait à un autre corps de logis.

Bientôt les oreilles des deux hommes furent étourdies par un roulement de tambour.

« Entendez-vous le sergent ? s’écria Fishwick en riant ; il ne vous sera pas difficile maintenant de trouver sa chambre. »

En disant ces mots, le cuisinier rebroussa chemin, tandis que le cocher continuait à avancer dans la direction indiquée par le bruit qui augmentait de minute en minute. Lorsqu’il atteignit la toute petite chambre d’où provenait ce tapage, il était à moitié sourd.