Traduction par Bénédict H. Révoil.
Hachette (p. 33-46).

IV


Le bal du palais et ce qui s’y passa.


Le bal qui eut lieu dans le palais, quoique moins nombreux que la réception du mâtin, fut néanmoins une fête brillante. À côté de la salle de danse, se trouvait une petite pièce tendue de soie vérte brochée, et que l’on appelait Ja chambre verte À cause de cette décoration. À la lueur des bougies, dont l’éclat était tempéré par des abat-jours, on pouvait apercevoir une très-belle femme assise dans un fauteuil. Cette femme était vêtue d’une robe de velours violet, de la nuance particulièrement adoptée pour les habits royaux. Son cou, d’une délicatesse extrême, ne perdait rien au contact d’un double rang de perles admirables dont il était entouré. Le collier de Saint-Georgés brillait : sur ses épaules potelées ; son corsage, décolleté selon la mode du temps, faisait ressortir la beauté parfaite de son buste. Ce corsage était garni d’une dentelle de point fort roide, comme aussi ses manches qu’elle portait courtes, autre mode qui lui était avantageuse, car elle avait des bras d’une rondeur et d’une blancheur sans égales. Ses cheveux fort beaux, et d’un brun foncé, se trouvaient séparés sur le sommet du front ; sa coiffure échafaudée en larges boucles sur le haut de la tête, était retenue par derrière avec un cordon de perles aussi belles que celles de son collier, et les cheveux retombaient sur ses épaules en spirales soyeuses. Le teint frais et rosé de la grande dame ne devait point son éclat à l’art ; ses traits étaient réguliers, sa bouche petite et gracieuse, son menton parfait, ses yeux agréables, et pourtant leur éclat était terni par une légère contraction des paupières et une certaine lourdeur dans les sourcils, qui imprimaient à sa physionomie une expression presque farouche.

La duchesse de Marlborough s’exprime de la manière suivante dans le portrait qu’elle nousa laissé de la reine Anne :

« Il y avait dans son regard quelque chose de majestueux et un sentiment de tristesse et de sévérité qui dénotaient clairement la mélancolie de son âme et de son caractère. »

Mais celle qui trace ce portrait l’écrivit après avoir, par sa propre imprudence, amené la tristesse et la sévérité sur le front de sa souveraine.

Les manières d’Anne étaient pleines de dignité, de grâce et d’aisance, et son embonpoint, loin de la déparer, ajoutait à la majesté de son maintien. La reine était de moyenne taille. Dans une position moins élevée, Anne eût êté admirée pour ses talents et ses attraits. Dans sa jeunesse, elle avait dansé à merveille : elle chantait eñ s’accompagnant elle-même sur la guitare, instrument alors fort en vogue, dont elle avait joué à la perfection : sa voix était claire et harmonieuse, et, particularité digne de remarque (car de nos jours l’héritière du trône d’Angleterre lui ressemble sur ce chapitre), elle adressait souvent d’admirébles discours au parlement.

Nous avons déja parlé des vertus privées de la reine Anne, qui était un modèle d’affection conjugale ; elle avait le cœur plein d’amabilité, de dévouement, de charité, et connaissait à fond l’économie, car ses caisses étaient toujours pleines. Elle aimait les lettres et se montra zélée pour le bien de l’Église. La générosité avec laquelle elle renonça à ses dimes et redevances au profit des pauvres curés, imposa au clergé d’Angleterre le devoir de se souvenir éternellement de son nom avec gratitude. À l’époque où nous sommes arrivés, elle entrait dans sa quarante-troisième année,

Non loin de la reine, son époux, le prince Georges de Danemark, jouait au piquet avec M. Harley. Une simple esquisse suffira pour faire connaître ce prince : d’une santé robuste, ayant de grands traits assez beaux et l’air ouvert, il paraissait préférer le jeu et les plaisirs de la table aux soins et aux angoisses de la royauté. À part son indolence et son apathie politique, ce prince avait d’excellentes qualités, car on citait son humanité, sa justice, son affabilité, et il avait sincèrement à cœur la prospérité du royaume. Il donnait rarement des conseils à la reine, et s’interposait fort peu entre elle et ses ministres ; mais lorsqu’il le faisait, ses avis étaient toujours pris en considération. Son caractère inspirait plus d’estime que de respect. Anne le chérissait pour les qualités de son cœur, mais elle prisait peu son intelligence.

Le mari de la reine était vêtu de velours noir : on voyait briller une étoile de diamants sur sa poitrine, et il portait le cordon bleu de l’ordre de la Jarretière.

Là duchesse d’Ormond, lady Portmore et lady Rivers étaient de service près de la reine, et quelques pas en avant de ces dames, et tout près de Sa Majesté, se tenait Abigaïl Hill, avec laquelle Anne causait.

Les chanteurs de l’Opéra italien venaient de donner un concert dont la reine s’était fort divertie ; il était terminé, et Anne parlait encore du plaisir qu’il lui avait causé, quand la duchesse de Marlborougb parut dans le grand salon.

« Ah ! vous voici enfin ? lui dit Anne ; je craignais de ne pas voir Votre Grâce ce soir.

— Votre Majesté sait que je n’aime pas la musique, répondit la duchesse ; aussi ai-je retardé mon arrivée jusqu’à la fin du concert, qui, j’en étais sûre, devait avoir lieu à dix heures.

— Mieux vaut certainement arriver tard que jamais, reprit Anne ; mais j’ai regretté votre absence, et j’ai compris qu’il manquait quelqu’un près de moi.

— Votre Majesté est bien bonne, répondit la duchesse avec ironie, et je crains qu’elle ne soit en ce moment bienveillante aux dépens de sa sincérité. J’ai peine à croire que vous vous soyez aperçue de mon absence, lorsque je vous trouve en compagnie d’une personne qui maintenant vous plaît plus que moi.

— Parlez-vous d’Abigaïl ? répliqua la reine en rougissant presque. Cette charmante enfant m’a été en effet d’une société agréable, car elle a autant de goùt pour la musique que j’en ai moi-même, et nous nous entretenions ensemble sur les jolis airs que nous venons d’entendre.

— Je suppose que Votre Majesté a appris l’aventure qui est arrivée ce matin à Abigaïl, en se rendant à la réception ? fit la duchesse, avec un sentiment de malice.

— Oh ! oui, répondit la reine, et j’ai pris des mesures pour que le conflit qui s’est élevé entre le marquis de Guiscard et M. Masham n’eût pas d’autres suites.

— Votre Majesté est très-prévoyante, ajouta la duchesse. Mais je trouve qu’il eût été plus convenable que la jeune personne me rendît compte à moi, sa parente, de cet événement extraordinaire.

— J’ai cru faire mon devoir en en faisant part à Sa Majesté, repartit Abigaïl, et je ne me serais nullement mélée de la querelle si je n’avais craint qu’il n’arrivât un malheur…

— À M. Masham, riposta malicieusement la duchesse en achevant la phrase d’Abigaïl. Mais vous avez pris un soin superflu ; le marquis de Guiscard est venu me faire ses excuses au sujet de ce qui s’est passé, et je dois avouer que ses explications m’ont paru satisfaisantes. Il prétend qu’ayant mal interprété ses intentions, vous l’avez traité d’une façon qui l’a exasperé jusqu’à la violence, et il désire vous en exprimer ses regrets.

— Je ne me suis pas méprise un seul instant sur ses intentions, reprit Abigaïl d’une voix ferme.

— Si vous voulez par ces paroles nous insinuer qu’il est amoureux de vous, continua la duchesse, je dois vous dire que vous avez raison. Car il m’a fait l’aveu de sa passion, en me priant instamment de plaider sa cause. Pour ma part, je trouve que ses offres ne sont pas à dédaigner, et, en ma qualité de parente, je serais chärmée de voir conclure cette alliance. Ainsi donc, si vous n’avez point d’objection, ma cousine, Sa Majesté, j’en suis persuadée, ne refusera pas son consentement.

— Je ne le refuserais certainement pas, si j’étais sûre que le bonheur d’Abigaïl en dépendit, répliqua la reine. Mais ici, il ne me paraît pas que ce soit le cas ; je m’imagine, au contraire, qu’une défense de moi lui plairait bien davantage.

— Votre Majesté a bien raison, s’écria Abigaïl ; et alors même que vos ordres voudraient me contraindre à épouser le marquis de Guiscard, je crois que je pourrais difficilement me décider à obéir.

— Votre dévouement ne sera pas mis à une épreuve si cruelle, ajouta la reine en souriant.

— Mais cependant le marquis ne doit pas être repoussé avec tant de précipitation, répliqua la duchesse. Vous avez été fort impolie envers lui ce matin, Abigaïl, et sa courtoisie méritait d’être mieux accueillie.

— Un rôle qu’on a créé soi-même est facile à jouer, dit Abigaïl. Que Votre Grâce sache que le cocher de lady Rivers a avoué qu’il s’était laissé séduire par le marquis, et n’avait agi que d’après ses instructions.

— Oh ! c’est un imposteur ! s’écria impétueusement la duchesse. Le fait d’ailleurs peut s’éclaircir à l’instant ; le marquis est là. La reine lui permet-elle de paraître devant elle ?

— Mon Dieu… oui, répliqua la reine avec une répugnance visible, si Votre Grâce le veut absolument…

— Oui, je le veux ! » reprit la duchesse ; et entrant sur-le-champ dans la salle de danse, elle revint presque aussitôt, suivie de Guiscard.

Malgré toute son effronterie, le marquis parut confondu ; il jeta un regard inquiet sur la reine, puis sur Abigaïl, et se prit à trembler sous le regard fixe et méprisant dont cette dernière l’accabla.

« Ma cousine Abigaïl déclare que vous aviez corrompu le cocher de lady Rivers, dans le but de faire naître le tumulte qui a eu lieu ce matin. Cela est-il vrai ? demanda la duchesse au nouveau venu.

— Je dois être franc, répliqua Guiscard d’un air candide, cela est vrai ; le sentiment qui m’a guidé, je le confesserai avec la même franchise, c’est ma vive passion pour miss Abigaïl. Je me flattais, à l’aide de ce stratagème, de faire sur son esprit une impression favorable. L’insuccès de mon entreprise est une punition suffisante pour ma témérité. »

Il y eut un moment de silence pendant lequel la reine et la duchesse de Marlborough échangèrent un regard rapide.

« Vous avez eu tort, marquis, dit enfin la première : mais le motif de votre action atténue la faute que vous avez commise.

— Je n’ai, madame, pour justifier ma conduite et me servir d’excuse, que l’entraînement de mon indomptable passion, poursuivit le marquis d’un air contrit, et je supplie miss Hill de me pardonner.

— Je vous pardonnerais de grand cœur, répondit Abigaïl, si j’étais sûre qu’à l’avenir une pareille scène ne se renouvelât pas.

— M’acceptez-vous pour médiateur, Abigaïl ? fit la duchesse.

— Votre Grâce perdrait san temps, répliqua celle-ci. Je suis surprise qu’un homme du caractère du marquis s’obstine à persévérer là où il n’a aucune chance de succès. Le duc de Marlborough pourrait lui dire qu’une retraite habile vaut une victoire. Qu’il se retire donc à cette heure, puisqu’il peut le faire avec honneur.

— Avez-vous une réponse à faire, marquis ? dit la reine en souriant.

— Certainement, madame, dit Guiscard humilié en s’inclinant ; mais un grand monarque de mon pays, qui était réputé pour connaitre à fond le sexe faible, dit un jour certaine phrase qui est devenue une maxime :


Souvent femme varie,
Bien fol est qui s’y fie.


J’ai fait par moi-même l’expérience de cette vérité, et j’avoue que le refus d’aujourd’hui ne me décourage point.

— Je vous interdis, toutefois, une nouvelle tentative à l’avenir, dit la reine.

— Fort bien, madame ; mais si j’obtiens le consentement de la belle Abigaïl elle-même ? répondit Guiscard,

— En cas, fit la reine, l’interdit serait levé.

— Elle vous appartiendra, dit à voix basse la duchesse à Guiscard.

— Je connais celle sur qui je m’appuie, répliqua le marquis sur le même ton, et je me ferais plus à la parole de Votre Grâce qu’à toutes les promesses de la belle elle-même.

— Et bien vous feriez ! » riposta la duchesse avec un sourire. Au moment où elle prononçait ces mots, le comte de Sunderland entra suivi de Masham. Ce dernier paraissait fort animé.

« Ah ! monsieur Masham ! s’écria la reine, vous arrivez à propos ; je veux vous réconcilier avec le marquis de Guiscard.

— Votre Majesté est bien bonne, répliqua Masham, mais nous nous sommes déjà réconciliés.

— Je suis heureuse de l’apprendre, reprit la reine, car j’ignorais que vous vous fussiez rencontrés.

— Pardon, madame ! répondit Masham ; nous avons dîné ensemble à Marlborough-house, et nous sommes les meilleurs amis du monde. Au lieu de nous disputer, nous avons ri du meilleur cœur de l’aventure du matin, et, si j’avais connu le motif véritable du marquis, je ne serais pas intervenu.

— En vérité ! s’écria Abigaïl avec un regard de désappointement mal déguisé.

— Certes, vous ne prétendez pas dire, monsieur Masham, fit la reine, qu’il ait pu justifier sa conduite ?

— Je n’ai pas besoin de rappeler à Votre Majesté qu’en amour comme en guerre tous les moyens sont bons, répondit Masham en s’inclinant profondément.

— Vous êtes incompréhensible, monsieur, fit Abigaïl d’ua ton piqué.

— Hélas ! je ne suis pas la seule personne incompréhensible dans ce monde, miss Hill, répondit Masham.

— Il y a ici, ce me semble, un malentendu, interrompit Harley, qui venait de finir sa partie de piquet ; puis-je raccommoder les choses ?

— Là où les autres échouent, M. Harley réussira sans doute, répliqua la duchesse avec ironie.

— J’essayerai à tous hasards, madame, réplique le $ecrétaire. Vous avez l’air troublé, ma chère ? ajouta-t-il en s’adressant à Abigaïl.

— Pas le moins du monde, mon cousin, répondit-elle vivement.

— Et vous ? demanda-t-il à Masham.

— Oh ! certainement non, répondit-il aussi, à part le regret d’avoir, comme un sot, empêché une plaisanterie.

— Il y a, je vous assure, quelques explications à vous donner, et je suis sùr que miss Hill s’en chargera.

— Vous prenez une peine inutile, monsieur, reprit froidement Masham, j’ai reçu toutes les explications que je désirais.

— Et moi je n’en ai point à donner, riposta Abigaïl en feignant l’indifférence.

— Vous êtes habile, monsieur le secrétaire, dit la duchesse en riant, et il faut avouer que vous êtes expéditif à mettre les gens d’accord.

— Peut-être réussirai-je mieux, interrompit la reine avec bonté.

— Non, vraiment, Majesté s’écria Abigaïl ; je commence, après tout, à croire que j’ai eu tort au sujet du marquis de Guiscard.

— Elle cède ! dit la duchesse bas au marquis.

— Non, répliqua-t-il de même ; elle a dit cela uniquement pour mortifier Masham.

— Qu’importe, si vous atteignez votre but ? repartit la duchesse. Abordez-la hardiment ; si vous irritez Masham de façon à ce que la réconciliation soit impossible, tout ira bien.

— Voici ma main en témoignage de pardon, dit Abigaïl à Guiscard.

— Vous avez lort, cousine, murmura Harley, et vous vous repentirez de ce que vous faites.

— Non, certes, » lui dit-elle sur le même ton.

Cette conversation aparté fut interrompue par le marquis, qui s’approcha des deux interlocuteurs. Il prit la main d’Abigaïl et la porta respectueusement à ses lèvres.

« Vous aviez raison, c’est une coquette, dit Masham à Sunderland, assez haut pour être entendu.

— Vous le voyez vous-même, ce n’est pas difficile à découvrir, lui répondit le comte. | — Maintenant que je tiens votre main, mis Hill, me permettez-vous de la garder pour la danse ? fit le marquis.

— Oui ! si Sa Majesté le permet, dit Abigaïl d’un air indécis.

— Vous voyez, madame, que la jeune personne consent, dit Guiscard à la reine. Je me flatte, par conséquent, que vous me ferez la grâce de lever votre interdiction.

— Abigaïl est libre, » répliqua Anne ; et elle ajouta à voix basse en s’adressant à la jeune fille : « M’est avis que vous faites mal de danser avec lui.

— J’ai mes raisons pour en agir ainsi, madame, » fit Abigaïl du même ton. Puis en passant, elle dit à la hâte à Harley : « J’ai réussi à lui faire de la peine.

— Bien mieux, vous l’avez perdu ! répondit celui-ci avec colère.

— Eh bien, n’importe ! mon cœur ne saignera pas pour lui, » répliqua-t-elle ; et faisant une profonde révérence à la reine, Abigaïl s’en alla joyeusement avec Guiscard.

« Sur mon âme, je commence moi-même à croire que c’est une coquette, grommela Harley ; elle fera échouer tous nos plans. Allons ! il faut décidément que je parle à Mashan.

— Je vais passer dans la salle de bal, fit alors la reine, qui se leva et prit le bras de son royal époux. Votre Grâce me suit-elle ? »

La duchesse s’inclina et tendit la main à Masham en lui disant :

« Venez, monsieur, venez avec moi. »

Et elle suivit la reine au bal, après avoir jeté un regard de triomphe sur le secrétaire désappointé.

Une seconde tentative faite par Harley, dans le but de réconcilier Abigaïl avec Masham, fut aussi infructueuse que la première ; le jeune gentilhomme était si révolté, qu’il s’occupa exclusivement de la belle comtesse de Sunderland. Celle-ci, ayant reçu les instructions de sa mère, encouragea ses attentions avec une grâce toute particulière, et finit par l’emmener souper chez elle avec le comte.

Harley, déçu du côté de Masham, se tourna vers Abigaïl ; mais la pauvre enfant se laissait entraîner par le marquis, riant aux éclats de ses bons mots, et paraissant si satisfaite de lui, que le secrétaire, tout dérouté, se mit à réfléchir sérieusementà la marche qu’il devait suivre.

« Si réellement Guiscard lui plaît, se disait-il à part lui, il faut m’y prendre à l’avance afin de m’en faire un ami ; et pourtant, je ne saurais le croire. Elle m’a avoué que Masham lui plaisait, et ses yeux en disaient encore plus que ses paroles. À vrai dire, sa conduite est incompréhensible. Il est vrai que d’une heure à l’autre les femmes ne savent pas ce qu’elles veulent. Comment pourrais-je exiger qu’elle füt meilleure que les autres ? Dès qu’une femme se mêle d’une affaire, on peut être sùr qu’elle ne réussira pas. Je me soucie fort peu de Masham, mais je le préférerais à cet intrigant français, qui saura promptement perdre Abigaïl et se ruiner lui-même. C’est bien aussi parce que la duchesse sait tout cela qu’elle le protége.

Allons ! allons ! il faut faire cesser ces folies. » Ce n’était pourtant pas chose facile, car Abigaïl s’obstinait à ne pas comprendre les coups d’œil et à ne pas écouter les reproches de Harley, et il fut obligé de se retirer tout confus, car il se sentait épié par la duchesse. Ce fut donc en exhalant sa colère et en prononçant de sourdes malédictions contre le beau sexe qu’il revint à la chambre verte alors déserte, afin de mieux méditer sur ce qui venait de se passer, et de trouver les moyens d’user de représailles envers son ennemi.

Pendant qu’il était ainsi occupé, Guiscard entra dans le salon en compagnie du comte de Briançon. Ce dernier se jeta sur une chaise auprès de la table, et fit semblant d’examiner les cartes du jeu de piquet, tandis que le marquis s’avançait rapidement vers Harley.

« Eh ! quoi, marquis, s’écria celui-ci, vous avez donc déjà quitté votre belle danseuse ? je vous croyais rivés l’un à l’autre pour toute la soirée :

— Miss Hill a rejoint la reine, répondit Guiscard ; et, vous voyant entrer ici, j’ai voulu saisir une occasion favorable pour vous dire deux mots, monsieur Harley. »

Le secrétaire s’inclina avec une certaine roideur.

« J’ai lieu de croire que mes assiduités ne sont point désagréables à miss Hill, poursuivit le marquis. Vous êtes son cousin, monsieur Harley.

— Miss Hill disposera d’elle-même sans me consulter, marquis, répliqua le secrétaire avec une certaine sécheresse, et vous feriez micux de vous adresser à la duchesse de Marlborough, sa parente au même degré que moi.

— Je suis sûr de l’assentiment de la duchesse, répliqua Guiscard ; et si je désire savoir par moi-même de quel œil vous verriez cette union, c’est parce qu’ayant pour vous, monsieur Harley, une profonde estime, je ne voudrais rien faire qui vous fût désagréable.

— L’alliance est trop avantageuse et trop illustre pour ne pas être flatteuse pour moi, marquis, fit Harley d’un ton railleur.

— À part mes sentiments à l’égard de miss Hill, continua Guiscard sans paraître le comprendre, un des principaux charmes de ce mariage à mes yeux, si j’avais le bonheur d’obtenir la main de mis Hill, c’est qu’il me mettrait à même, monsieur Harley, de vous servir aussi efficacement que je désire le faire.

— En vérité, marquis, j’ai pour vous une retonnaissance que je ne saurais exprimer, répliqua Harley avec l’accent d’une incrédulité méprisante. À vrai dire, cependant, je crains que votre bonne intelligence avec certaine grande dame, dont la manière de voir diffère de la mienne en bien des choses, ne paralyse bientôt vos intentions bienveillantes.

— Je vous assure, monsieur Harley, qu’il n’y a aucune intelligence bonne ou mauvaise entre la duchesse et moi, répliqua Guiscard ; et y en eût-il, ajouta-t-il en baissant la voix et prenant l’air cunfidentiel, je ne me considère pas comme engagé à rien. La duchesse se sert de moi pour ses projets personnels, et par conséquent je ne lui dois rien ; mais je saurais me montrer reconnaissant envers celui qui me servirait dans un but plus désintéressé.

— Pour trouver à la cour un ami désintéressé, marquis, il vous faudrait une lanterne plus claire que celle de Diogène, répliqua Harley sans réprimer un sourire moqueur ; si je vous aidais, ce serait pour les mêmes motifs que la duchesse.

— Eh bien ! j’y consens ; le voulez-vous ? demanda avidement Guiscard.

— Bah ! s’écria Ilarley ; quelle confiance peut-on avoir à vos promesses ?

— Le lieu où nous sommes n’est pas propice aux explications, monsieur, répliqua Guiscard d’une voix rapide et en réprimant la force de ses paroles ; mais quoique ma conduite puisse me donner l’apparence d’un homme à double face, vous prouverai facilement ma sincérité. Je sais que nous sommes d’accord sur plusieurs points ; nous avons l’un et l’autre une estime secrète pour une famille exilée…

— Silence ! interrompit Harley, qui mit un doigt sur ses lèvres en lui montrant de l’œil le comte de Briançon, qui leur tournait le dos, et paraissait toujours absorbé par l’examen de ses cartes.

— Il ne nous entend pas, fit Guiscard, et il nous entendrait, que ce serait sans danger : Briançon a toute ma confiance. Quand il vous plaira, je vous prouverai ma bonne foi de façon à vous satisfaire, mais en même temps je vous supplie de compter sur moi. Des raisons de haute politique, que vous devez comprendre, m’ont forcé de feindre de m’unir à la duchesse. Aujourd’hui je souhaite vous persuader que, sans votre consentement, je n’obtiendrai jamais la main de miss Hill.

— Il serait impoli de vous contredire, marquis, dit le secrétaire ; mais vraiment, je ne crois pas que sans moi vous puissiez l’obtenir.

— Alors, écoutez-moi, monsieur Harley ; si je réussis par vos soins, je me dévoue corps et âme à vos intérêts, et ce ne sera pas de ma faute si vous ne supplantez point Godolphin…

— Tandis que vous et Mme la marquise supplanteriez le duc et la duchesse de Marlborough. Eh ! marquis, sur ma foi, Saint-James aura son Concini et sa Galigaï, et notre gracieuse souveraine sera une seconde Marie de Médicis.

— Monsieur ! s’écria Guiscard offensé.

— Je plaisante, fit Harley en reprenant son sérieux ; il faut que je réfléchisse à vos propositions. Vous me prenez au dépourvu. Venez me voir demain, et je vous donnerai ma réponse.

— À quelle heure ? demanda le marquis.

— Vers midi, répliqua Harley.

— Je n’y manquerai pas, fit Guiscard ; mais songez, monsieur, qu’il dépend de vous maintenant d’avoir en moi un ami sûr ou un ennemi implacable.

— Je vous comprends à merveille, marquis, répondit Harley ; à présent, séparons-nous, On pourrait nous surprendre. Ah ! voici la duchesse !

— Comment, marquis ? une conférence secrète avec sir Harley ! s’écria la duchesse en entrant dans la chambre verte. Je suis certaine qu’il s’agit d’une trahison.

— Pas contre Votre Grâce, en tous cas, fit Guiscard avec un aplomb imperturbable, ni même contre personne. Sir Harley me parlait avec bonté de mes assiduités auprès de miss Hill.

— Et vous le croyez ? répliqua la duchesse. S’il dit vrai, il a donc changé d’avis depuis une heure.

— Oh ! les changements subits ne sont pas rares, répondit le secrétaire. Votre Grâce ne l’ignore pas.

— Vous avez raison, répliqua-t-elle ; et il est bon de savoir tout d’abord à qui l’on a affaire, ajouta-t-elle en regardant Guiscard : on ne saurait alors être trompé.

— Sans doute, » observa le marquis, en ajoutant mentalement : « Voici qu’elle me soupçonne ! »

Au même instant la reine et les dames de sa cour, ainsi que le prince et sa suite, revinrent dans la chambre verte, et, tandis que la souveraine se replaçait dans son fauteuil, la duchesse s’approcha du comte de Sunderland, et lui dit à voix basse :

« Je viens de surprendre par hasard certaines propositions odieuses que Guiscard faisait à Harley ; je ne sais si celui-ci les a accueillies, mais il est clair qu’on ne peut se fier au marquis.

— Il y a longtemps que j’aurais pu dire cela à Votre Grâce ; toutefois il vous sera aussi utile qu’un autre pour faire réussir vos projets actuels, et il sera plus facile ensuite de s’en débarrasser. Je serais enchanté s’il pouvait entraîner Harley à se liguer avec lui. Nous serions alors sûrs du mariage et du renvoi immédiat d’Abigaïl. Pour tâcher d’en arriver là, permettez-moi de vous supplier de ne laisser ni Harley ni Guiscard s’apercevoir que vous soupçonnez leur intimité : ils vous épient tous deux. »

À ces mots, la duchesse quitta son gendre, fit un signe au marquis qui s’approcha, et causa avec lui d’un ton si nonchalant et si amical, le félicitant de ses succès près d’Abigaïl, qu’elle le dérouta complétement. Quant à Harley, il ne se laissa pas prendre à ce manége. Il avait une trop grande habitude de la dissimulation pour être confiant ; aussi se dit-il à lui-même :

« Je ne suis pas sa dupe. J’ai deviné au regard de la duchesse, lorsqu’elle est entrée dans le salon, qu’elle nous avait entendus, ou tout au moins qu’elle avait des soupçons. Guiscard lui paraît être un traître, et, si elle a changé de tactique, c’est probablement par le conseil de Sunderland ; mais cela ne signifie rien avec moi. Laissons-les croire que je suis d’accord avec cet intrigant français. Il ne faut jamais, lorsque la chose est possible, laisser échapper l’occasion de jouer un bon tour à ses adversaires. »

Dans ce même instant la reine se retirait dans ses appartements, et la foule des invités ne tarda pas à quitter le palais. Quant à la duchesse, elle rentra à Marlborough-house, charmée du résultat de ses intrigues.