VI


Le sergent Scales ; comment les bottes du duc de Marlborough étaient nettoyées.


« Quel bruit épouvantable ! se dit Proddy en se parlant à lui-même. Je commence à croire que mistress Tipping a raison ; le sergent aime un peu trop son tambour. J’arrive dans un mauvais moment ; espérons que cela ne continuera pas longtemps. »

Le vacarme dura pourtant beaucoup plus que le cocher n’y comptait, et il devint enfin si intolérable, qu’il commença à craindre d’en perdre l’ouïe pour toujours ; la porte entrebâillée laissait apercevoir un homme d’une taille athlétique qui, lorsqu’il était debout, devait avoir plus de six pieds de hauteur.

Le colosse était assis sur un tabouret et tenait entre les jambes un grand tambour sur lequel il frappait à tour de bras.

Si le sergent Scales avait peu de chair, en revanche il possédait des muscles sans nombre, des mains et des pieds d’une forme sans pareille, larges comme des battoirs, un visage et toute sa personne énormes à l’avenant. Scales paraissait de force à pouvoir résister à tout. Il était visible que cet homme avait éprouvé de dures fatigues ; mais l’animation de son teint coloré de teintes foncées, pareilles à celle d’une pomme, prouvait que ni la vie militaire, ni le goût pour les liqueurs qu’on attribuait au sergent, n’avaient porté atteinte à sa bonne santé. Son nez était d’une dimension prodigieuse, circonstance à laquelle sans doute il devait la balafre qui avait failli lui enlever ce précieux organe. Grâce au talent du chirurgien, il avait évité d’être entièrement défiguré, car son nez avait été positivement tranché, et le disciple d’Esculape, qui se trouvait par hasard par là, l’avait ramassé presque aussitôt, et réappliqué à sa place ordinaire. L’appendice nasal avait heureusement repris sans se faire prier. À vrai dire, il y avait une cicatrice, mais le nez était aussi solide, aussi ornemental et aussi utile en toutes choses qu’avant l’accident.

Le sergent possédait une paire d’yeux gris, ombragés par d’épais sourcils de la même nuance ; son front élevé était sillonné de plusieurs entailles, et on voyait une large mouche noire posée au-dessous de la tempe gauche, qui signalait la place d’une récente blessure

Tout chez cet homme indiquait le sentiment de la propreté indispensable chez un militaire. Son menton exactement rasé, les rares mèches qui ornaient les deux côtés de sa tête, soigneusement poudrées, et une queue de grosseur convenable, bien droite entre ses deux épaules ; une veste d’uniforme en drap bleu, ajustée à la taille et galonnée de blanc sur les poches et autour des boutonnières ; d’étroites guètres blanches montant au-dessus du genou, des souliers carrés du bout, un col de cuir, et un petit bonnet de même matière : telle était la description exacte de la tenue du sergent Scales.

Au fond de la chambre, se trouvaient suspendues deux gravures : l’une représentait la bataille de Ramillies, où les hauts faits de l’armée anglaise étaient retracés avec une grande vigueur ; l’autre était le plan de la bataille de Blenheim. Audessous du cadre on voyait la carte de Hollande et un plan du camp et de la tranchée de Schellenberg. Entre ces différents tableaux stratégiques, on apercevait la redingote d’uniforme du sergent, minutieusement brossée, avec ses boutons brillants comme de l’argent, suspendue à une patère surmontée de son tricorne. Sur la gauche, gisait un caisson militaire, sur lequel le nom du propriétaire était inscrit. Au-dessus de cette large boîte était placée une gravure représentant la dernière visite de la reine à Saint-Paul, pour la cérémonie d’actions de grâces. En regard, se trouvait le portrait équestre du duc de Marlborough. Le duc était enveloppé d’un nuage de fumée, et commandait la charge à ses soldats. À côté de l’effigie du général, il y avait un sabre brisé, auquel sans doute se rattachait quelque souvenir historique. Au-dessous du sabre, pendaient une paire de gants de buffle tachés de sang, et une pipe de Kummer.

Çà et là s’étalaient aussi deux caricatures qui passaient pour être les portraits des maréchaux de Villars et de Tallard. Ces gravures informes étaient placées, avec intention probablement, sous celui de leur illustre vainqueur.

Du centre du plafond pendait encore une pièce de vingt-quatre soutenue par une grosse corde. Sur une petite table, à droite, étaient posés une paire de bottes à genouillères (M. Proddy devina facilement à qui elles appartenaient), un pot de cirage, une boîte remplie de brosses, une paire d’éperons, un couteau, et autres menus objets ; par terre gisait une feuille de papier rayé couverte de notes de musique récemment tracées, en tête de laquelle on lisait : « Nouvelle santé portée au duc de Marlborough en trois toasts. » Il y avait aussi une carte de Flandre et un cahier de ballades populaires.

Dès que le sergent eut suffisamment tanné à son gré la peau de son tambour, il se leva, et mettant de côté l’instrument, il prit un tablier de cotonnade et se l’attacha autour de la ceinture ; après quoi il saisit une botte qu’il commença à brosser, et, ayant toussé pour s’éclaircir le gosier, il entonna les strophes suivantes :

DÉPART DE MARLBOROUGH POUR LA GUERRE.


Elles vont commencer les grandes boucheries !
Le duc aux Pays-Bas retourne… ils sont perdus !
La guerre mettra fin aux sottes mômeries
Des aboyeurs de cour au pape tous vendus.
Marlborough n’aura pas vraiment grand’chose à faire
Pour laisser loin de lui nos généraux soumis ;
Les Hollandais fuiront : on les entendra braire
Comme des ânes noirs par des chiens poursuivis.

Vaincus à Schellenberg, ils courent en déroute ;
À Blenheim même jeu : c’était pendant la nuit !
Ramilliès a vu leur armée en déroute,
La baïonnette aux flancs Marlborough les poursuit.
Courez donc ! sauvez-vous ! gros ventrus dont la panse
Enfourne des ragoûts méprisés par les chiens ;
Marlborough court bien mieux, car il aime la danse,
Et ses braves soldats sont de bons musiciens !

C’est fort heureux pour vous, grands avaleurs de bière,
Que notre général ait repassé la mer !
Car s’il fût demeuré dans votre crapaudière,
Il vous eût écrasés ! ça vous eût fait fumer !
Oui ! tous vous savez hien que c’est un camarade
Dont les petits canons sont toujours bien fourbis,
Que Marlborough en Turc donne la bastonnade,
Et qu’à rebrousse-poil il brosse les habits !

Gredins ! je vous entends murmurer à voix basse :
« Le diable soit du duel s’il crevait, quel bonheur ! »
Mais qu’importe au héros cette vaine menace
Et ces souhaits de mort ? Lui mourir ! quelle erreur !
César victorieux que rien ne peut surprendre,
Marlborough doit finir ainsi qu’il a vécu !
La reine va bientôt le renvoyer en Flandre…
Tremblez : il vient, il voit… soudain il a vaincu !


Au moment où le militaire achevait ce dernier vers, M. Proddy entra dans la chambre.

« Votre serviteur, sergent Scales, dit-il, j’arrive : je suis homme de parole, vous le voyez.

— Je m’en aperçois, répondit le sergent ; je suis fort aise de vous voir ; comment vous portez-vous, camarade ? Excusez-moi si je ne vous serre pas la main, mais vous devez comprendre pourquoi ; je suis occupé… ah ! ah ! ah !

— Ne faites pas attention à moi, répliqua Proddy ; je n’aime pas non plus qu’on m’interrompe quand je suis en affaires ; allez toujours.

— Très-bien ! riposta le sergent ; prenez un siége, ce tabouret par exemple, si vous le trouvez à votre guise.

— Merci, fit Proddy, je préfère me placer ici ; » et posant le pot à bière sur le caisson, il s’y hissa péniblement. Lorsque le cocher royal fut commodément établi sur le meuble, le sergent poursuivit :

« Savez-vous ce que c’est que je tiens là à la main ? »

Le cocher fit un signe d’intelligence.

« Eh bien ! oui, c’est sa botte, camarade… sa botte ! s’écria le sergent avec emphase ; je voudrais bien voir qu’un autre que moi nettoyât ces bottes-là.

— C’est ce que je dis continuellement, lorsque je lave la voiture de notre auguste reine, observa M. Proddy. Je voudrais bien voir qu’un autre que moi touchât à cette voiture : c’est mon refrain de tous les jours.

— Mais le duc est le duc, s’écria le sergent, assez mécontent de la remarque.

— Et la reine est la reine, riposta M. Proddy.

— Quel est le plus grand personnage des deux ? demanda Scales avec une certaine sévérité ; répondez, s’il vous plaît.

— Comment donc ? mais la reine, assurément ! répliqua Proddy.

— Pas le moins du monde, reprit le sergent : le duc est le plus grand des deux. Où en serait la reine, sans mon illustre général ? N’est-ce pas lui qui gagne toutes ses batailles ? n’est-ce pas lui qui maintient la reine Anne sur le trône ? lui qui dirige tout ? n’est-ce pas Marlborough, camarade, qui gouverne le royaume ?

— Mais pas que je sache, répondit Proddy en ouvrant ses petits yeux de toute leur grandeur. On assure plutôt que c’est la duchesse qui gouverne.

— Ab ! maître Proddy, vous êtes un tory, fit dédaigneusement le sergent.

— J’en prends à témoin ma perruque, c’est la vérité, s’écria Proddy ; pourtant j’aime le duc ! mais je dois prendre le parti de ma royale maîtresse.

— Très-bien ! Vous avez raison, reprit le sergent après un court silence, et je vous en estime davantage. Votre main, mon brave ; et maintenant, Proddy, regardez-moi cette botte-là ! Regardez-la bien ; y voyez-vous quelque chose d’extraordinaire ?

— Au bout du pied ou au talon ? demanda le cocher.

— Il faut que vous n’ayez pas d’âme, pour me répondre ainsi, répondit le sergent. Cette botte est remarquable… très-remarquable… c’est une botte historique, je puis le dire. Elle chaussait le duc de Marlborough à la bataille de Ramillies.

— Est-il possible ! s’écria le cocher.

— Rien n’est plus vrai, répliqua Scales ; j’en pourrais dire plus long si je le voulais, mais cela suffit.

— Je suppose qu’il portait la seconde botte à la bataille de Blenheim, fit naïvement le cocher.

— Quelle bêtise ! » s’écria le sergent indigné, tout en se remettant à brosser la botte de toutes ses forces ; et, pour cacher son mécontentement, il entonna une seconde chanson.


LE ROI DES CRAPAUDS ET LA REINE GRUE[1].


Le Roi des crapauds jura, certain jour,
Croakle dom kree, croakle dom kroo !
Qu’à la reine Grue il jouerait un tour !
Blusterem boo… Trusterem through.
Par un décret royal il manda ses armées
Et tous ses généraux aux chapeaux panachés !
Il leur dit : « Nous vaincrons la race des pygmées.
Montjoie et Saint-Denis ! parbleu ! corbleu ! marchez ! »
Croakle dom kree, Croakle dom kroo.

Le combat eut lieu ! mais, qui l’aurait cru ?
Croakle dom kree ! croakle dom kroo.
Le roi batracien se trouva féru !
Blusterem boo… Trusterem through !
La reine Grue avait pour défenseur un aigle,
Bel oiseau gros et fort, possédant un grand bec,
Qui croqua bel et bien tous les crapauds… en règle
Malgré leurs sacrebleu ! et leurs cris en échec,
Croakle dom kree, Croakle dom kroo !


« Bravo, sergent ! s’écria Proddy ; vous savez aussi bien chanter que vous battez bien le tambour : le tambour est un bel instrument de guerre, sergent.

— Vous avez raison, répliqua vivement Scales : c’est l’instrument le plus harmonieux du monde, à l’exception pourtant du fifre. Mais, à mon goût, je préfère le tambour ; il vous faudrait, camarade, m’entendre exécuter les différents roulements.

— Ah ! et combien y en a-t-il, sergent ? dit Proddy.

— Je ne les ai jamais comptés, répliqua Scales, mais il est facile de le faire : Voyons ! il y a l’appel du matin, c’est-à-dire le réveil… un ; l’appel pour rassembler les troupes… deux ; la marche… trois ; on comptait un autre roulement pour faire charger les armes, autant dire… quatre ; puis la marche des grenadiers… cinq ; puis la retraite…

— Vous ne devez pas battre ce roulement-là souvent, sergent, interrompit Proddy, en insinuant un sourire.

— Très-souvent, au contraire, répliqua Scales, mais pas de la manière que vous supposez. On bat la retraite au coucher du soleil, alors qu’on forme les piquets, et de… six ; vient ensuite l’appel aux armes, l’appel pour aller à l’église, l’appel des sentinelles, l’appel du sergent, l’appel du tambour, le précurseur, qui donne aux hommes le signal de s’appréter à tirer ; la chamade, qui signifie qu’on veut parlementer ; la marche du coquin : on la bat lorsqu’un soldat est expulsé du régiment. Cela fait en tout quinze roulements.

— Vous m’étonnez ! dit Proddy ; j’aurais plutôt pensé qu’il existait quinze manières de faire claquer un fouet.

— Elles existent sans doute pour celui qui sait les découvrir, » objecta Scales d’un air de dédain.

Dans ce moment, comme il avait ciré la première botte et qu’il la trouvait à son gré, il la posa soigneusement à terre et prit en main la seconde.

« Prenez garde à ce que vous faites en ce moment, sergent ! fit Proddy ; vous salissez la carte sur laquelle vous placez votre botte.

— N’importe, camarade, répondit Scales en souriant ; ce n’est pas par hasard que la carte de Flandre se trouve à terre, ce n’est pas non plus par inadvertance que la botte du duc de Marlborough est posée dessus.

— Bon, je devine ! s’écria Proddy ; vous prétendez indiquer que le duc a mis le pied en Flandre, n’est-ce pas ?

— Précisément, répliqua le sergent, vous avez frappé aussi juste que moi, lorsqu’à la bataille de Schellenberg je visai le troupier bavarois au moment où le misérable ajustait son pistolet pour tirer à la tête du duc. Cette botte couvre positivement Bruges, Gand, Anvers, Oudenarde, Mecklin et Bruxelles, lesquelles villes ont été dernièrement conquises par Sa Grâce. Je ne fais jamais rien sans intention, camarade. Regardez ces éperons, ajouta-t-il en suspendant le frottement de ses brosses pour désigner les objets dont il parlait : vous pourriez croire que c’est par accident qu’ils sont appuyés contre les portraits de ces deux généraux français ; eh bien ! ce serait une erreur. Devinez-vous le motif qui m’a inspiré ?

— Je suppose, répliqua Proddy, que c’est afin de témoigner avec quelle persistance le duc les a aiguillonnés.

— Très-bien ! à merveille, répondit le sergent. Vous interprétez très-exactement ma pensée, camarade ; c’est un plaisir de causer avec un homme aussi intelligent que vous l’êtes. Ces deux étranges figures appartiennent à des gaillards qui nous ont donné du fil à retordre. Ils sont braves tous les deux, car il ne faut pas déprécier ses ennemis ; mais, à vrai dire, le plus brave des deux et le plus habile général est le vieux Tallerd. C’est à la bataille de Blenheim qu’on s’est bien battu. Je n’oublierai jamais ce jour de fête-là ! Je n’ai pas besoin de vous dire que c’était le 13 août 1704. Hélas ! j’ai laissé sur ce sanglant champ de bataille plusieurs amis, de braves et joyeux compagnons. Le duc lui-même l’échappa belle, comme je vais vous l’apprendre tout à l’heure. Vers les deux heures du matin, notre camp, placé entre Erlingshofen et Kessel-Ostheim, fut levé par les ordres du duc, et les troupes se mirent en mouvement. L’aile droite de l’armée était commandée par le prince Eugène, et la gauche par le duc de Marlborough. Nous marchâmes en silence et, comme le jour était sombre, l’ennemi ne s’aperçut pas de notre venue. Au moment où nous approchions, les deux généraux, suivis d’une escorte nombreuse, galopèrent au-devant de nous pour reconnaître, et de ce tertre (en disant ce mot Scales montra une place sur le plan), près de Wolperstetten, ils découvrirent tout le camp ennemi. Après une courte délibération, le duc dressa son plan de bataille. Puis, le brouillard s’étant précisément dissipé dans ce même instant, nous fûmes découverts. On donna l’alarme à l’instant, et Tallard, de concert avec l’électeur de Bavière, se prépara à soutenir le choc. Je ne vous raconterai pas en détail toutes les dispositions qui furent prises de part et d’autre, car cela ne vous intéresserait pas, et, qui plus est, vous n’y comprendriez rien. Les deux généraux avaient décidé que les deux ailes chargeraient en même temps, et, tandis que le prince Eugène s’éloignait pour aller prendre position, le duc, en attendant le signal, ordonna que le service divin fût célébré dans chaque régiment. Une fois ce devoir accompli, il établit une ambulance pour les blessés, donna ses instructions aux chirurgiens, après quoi il monta à cheval, et, passant dans les rangs, il parut satisfait de nous trouver tous avides de commencer le jeu.

« Vous n’attendrez pas longtemps, mes gars » nous dit-il.

À peine avait-il prononcé ces paroles, qu’un boulet lancé d’une des batteries vint raser la terre à côté de lui et le couvrit de poussière des pieds à la tête. Nous crûmes tous qu’il avait été touché, et nous poussâmes un cri unanime ; mais le duc secoua la poussière qui le couvrait, leva son chapeau en l’air, et partit au galop comme si rien ne lui était arrivé.

« C’est bien certainement ce que j’aurais fait à sa place, dit Proddvy en se rengorgeant ; mais je vous prie, sergent, dites-moi à qui ce sabre a appartenu ? Et il montrait l’arme brisée.

— Ce sabre, camarade, appartenait à un brave, à un vrai brave, répliqua Scales ; au général Rowe, ni plus ni moins, qui fut tué pendant la mémorable journée dont je viens de vous parler. J’étais à ses côtés lorsqu’il tomba. La brigade qu’il commandait devait traverser le Nebel, cette petite rivière que vous voyez ici (Scales en désigna la place sur le plan), et le feu de peloton fut si bien nourri, que les eaux limpides de ce courant furent teintes de sang. Il nous fut impossible de riposter par un seul coup de feu. En prenant pied sur la rive opposée, le général Rowe tira son sabre, et sous le canon des fusils ennemis, tandis que les balles sifflaient à ses oreilles aussi dru qu’une pluie de grêlons, il s’avança près des clôtures, et frappant sur les palissades un coup de plat de sabre, il donna l’ordre de tirer. Au même moment, une balle lui traversa la poitrine. Quoique blessé mortellement, le héros brandit au-dessus de sa tête la lame brisée qu’il avait cassée contre le bois, et cria à ses hommes d’avancer toujours. Le sabre alors seulement s’échappa de sa main crispée ; je le ramassai, moi, et je l’ai conservé. Pauvre diable ! s’il était mort quelques heures plus tard, je l’aurais moins regretté. Quoi qu’il en soit, le général Rowe a pu, à sa dernière heure, se réjouir de la certitude de la victoire.

— C’est une grande consolation, fit Proddy, et moi qui vous parle j’aimerais assez à mourir sous le harnais. Mais je remarque ici une paire de gants, et je suis bien sûr que ces gants-là ont aussi leur histoire.

— Certainement, répliqua Scales ; ces taches foncées que vous voyez incrustées dans la peau sont faites par du sang : c’est le mien, camarade. Ces gants appartenaient à un officier bavarois que je fis prisonnier à la bataille de Schellenberg. Il avait pris la fuite dans la direction du Danube, mais je l’atteigais au coin d’un bois et je m’emparai de lui après une lutte assez vigoureuse. Je revenais avec mon prisonnier, lorsque nous rencontrâmes deux de ses hommes. Ces animaux-là, quoique très-effrayés, firent halte en voyant ce qui arrivait. L’officier s’arracha alors immédiatement de mes mains, quoiqu’il se fût rendu, et tous les trois se préparèrent à m’attaquer. Mais, avant qu’ils eussent pu me toucher, je brülai la cervelle à l’un d’eux, et à l’aide de ma baïonnette je tins les deux autres en respect, tout en faisant mes efforts pour leur percer les côtes. Enfin le second soldat tomba, et l’officier resta seul debout. Il avait reçu de nombreuses blessures, ce qui ne l’empêcha pas de fondre sur moi comme un désespéré et de m’assener un coup terrible sur mon bonnet. Mon visage fut couvert de sang, et l’officier me saisit le cou à deux mains. Je vis alors un million de chandelles tourbillonner devant mes yeux, et je sentis ma langue sortir de ma bouche. Mais au moment où je me croyais perdu, les mains du Bavarois se détendirent ; je le repoussai et il tomba à terre roide mort. J’ai gardé ses gants tachés comme ils le sont, en souvenir de cet événement.

— Ah ! vous l’avez échappé belle, sergent, fit Proddy ; voilà une mort dont je ne me soucierais pas, cela ressemble trop à la pendaison.

— Vous préféreriez peut-être mourir comme le pauvre colonel Bingfeld, qui eut la tête emportée par un boulet de canon à la bataille de Ramillies ? demanda Scales.

— Non certes, dit vivement Proddy, tout en regardant avec une surprise alarmée la pièce de vingt-quatre suspendue au-dessus de sa tête. Est-ce que ce canon a emporté la tête de quelqu’un ?

— Oui, et ausai proprement que pourrait le faire une hache, répondit Scales.

— Miséricorde ! s’écria Proddy en portant involontairement la main à son cou et sa demandant sans doute s’il ne courait aucun danger ; si cela ne vous fatiguait pas trop, sergent, je voudrais bien entendre le récit de cet événement-là.

— Vous saurez donc, répliqua Scales, que, pendant le fort de la mêlée, le duc de Marlborough, remarquant un certain désordre parmi la cavalerie, se précipita dans cette direction, afin d’encourager ses soldats par sa présence. Mais ayant été reconnu par les dragons français, qui chargeaient nos cavaliers, le duc fut à l’instant entouré et courut le plus grand danger. La Providence avait décrété qu’il ne serait point fait prisonnier. Il s’arracha des mains de nos ennemis et sauta par-dessus un large fossé. Son chaval s’abattit et il fut lui-même précipité par terre, Une seconde suffit à son aide de camp pour lui amener un autre cheval, et le colonel Bingfield, son écuyer, lui tint l’étrier. Au moment où le duc s’élançait en selle, il poussa un cri d’horreur. Le colonel tombait à la renverse, privé de sa tête, et le duc se vit couvert de son sang et des éclaboussures de sa cervelle. J’ai plus tard déterré ce boulet, et je l’ai conservé ; ce morceau de fer avait fait pour le pauvre colonel l’office du bourreau.

— Avez-vous retrouvé la tête de ce pauvre homme ? demanda Proddy, qui avait affreusement pâli en entendant ce récit.

— Non, répliqua Scales, elle avait été écrasée.

— Juste ciel ! c’est horrible ! s’écria Proddy, qui eut besoin de recourir à son pot d’ale pour se réconforter et reprendre courage.

— Allons ! allons ! changeons de conversation ; je vais vous chanter une chanson que j’ai composée moi-même sur la botte de mon illustre général, » dit le sergent, qui entonna aussitôt les couplets suivants, dont il accompagnait le refrain en gesticulant en mesure avec sa brosse.


LA BOTTE DE MARLBOROUGH.


Boufflers, Villars, Villeroi, puis Tallard,
Grands maréchaux de France,
Ont de leur roi déployé l’étendard,
Pour prendre sa défense :
Ces quatre flandrins, d’un air jovial
Se sont dit : « Tirons la botte
Du grand Marlborough !… » Mais à ce général
Est bien hardi qui se frotte…
Frotte, frotte, frotte
La botte
Du grand général !

Les deux premiers des maréchaux français
Entrèrent en campagne :
Mais contre eux deux se tourna la succès !
Voilà ce que l’on gagne
À vouloir ainsi se montrer brutal,
Et prendre au talon la botte,
Du grand Marlborough !… car à çe général
Est bien hardi qui se frotte !
Frotte, frotte, frotte
La botte
Du grand général !

Voici Tallard, ayant pour boucliers
Les troupes des Bavières ;
Tous deux bientôt, dans leurs petits souliers,
Ont fui sur leurs derrières…
À Shlemberg, Blenheim… Aussi c’est fort mal
De vouloir tirer Ja botte
Du grand Marlborough !… car à ce général
Est bien hardi qui se frotte !
Frotte, frotte, frotte
La botte
Du grand général !

Villeroi pris pour un nouvel Hector,
Et s’estimant de même,
Vint les venger… mais, dès le prime abord,
Il changea de système,

Le voilà vaincu ! c’est vraiment fatal !
Mais pourquoi tirer la botte
Du grand Marlborough ?… car à ce général
Est bien hardi qui se frotte !
Frotte, frotte, frotte
La botte
Du grand général !

De Marlborough la botte en cuir épais
Est un chef-d’œuvre ; en somme,
Elle a souvent à messieurs les Français
Fait faire un mauvais somme.
Malheur à l’Anglais félon, déloyal,
Qui médit de cette botte !
Le grand Mariborough est notre général,
Et malheur à qui s’y frotte !
Frotte, frotte, frotte
La botte
Du grand général !

Oui ! dans l’Europe on parlera longtemps
De cette illustre gloire !
De cette botte à nos petits-enfants
Transmettons la mémoire !
Plein d’orgueil, un jour, l’homme impartial
Tout haut dira : « Quelle botte !
La botte du duc, notre grand général
Contre qui nul ne se frotte ! »
Frotte, frotte, frotte
La botte
Du grand général !

« Frottez, frottez donc ! huria Proddy, qui, dans son enthousiasme, cassa sa pipe.

— Le diable m’emportel s’écria le sergent ; je ne sais comment cela se fait, mais le souvenir des bontés du duc me fait toujours venir les larmes aux yeux. Je voudrais que vous puissiez le voir lorsqu’il visite les blessés, comme je l’ai vu maintes fois ; il prend autant soin des ennemis que de ses hommes à lui. Ah ! si vous le rencontriez aussi faisant ses rondes de nuit dans le camp, il est aussi familier, aussi… » Au moment où Scales prononçait ce dernier mot, un personnage de haute taille parut à la porte. Proddy ne put retenir un mouvement de confusion, et se hâta de se laisser glisser en bas du caisson.

— C’est le vainqueur de Ramillies en personne, lui dit Scales à voix basse ; ne craignez rien, camarade.

— Je suis aussi calme que possible, répliqua Proddy.

— Ne vous dérangez pas, fit le duc avec bonbomie ; sergent Scales, j’ai une petite commission à vous donner.

— Je suis toujours à vos ordres, général, répliqua le soldat, qui se tint au port d’arme en faisant un salut militaire.

— Qui est monsieur ? demanda Marlborough en regardant Proddy, qui imitait de son mieux le maintien du sergent, il me semble que sa physionomie ne m’est pas étrangère.

— C’est le cocher de la reine, M. Proddy, Votre Grâce, répondit Scales.

— Il me semblait en effet le reconnaître. Sa Majesté a sans doute en vous un serviteur dévoué, monsieur Proddy ? ajouta le duc.

— J’ose dire que nul ne l’est plus que moi, Votre Grâce, et cependant je ne devrais pas le dire, répondit Proddy.

— Vous connaissez le marquis de Guiscard, sergent ? dit le duc en se tournant vers ce dernier.

— Parfaitement, général.

— Savez-vous où il demeure ? continua Marlborough.

— N° 29, Pall-Mall.

— Fort bien, fit le duc. Vous allez surveiller ses mouvements, et vous saurez me dire où il ira aujourd’hui.

— Est-ce là tout, général ? N’avez-vous aucun autre ordre à me donner ? »

Le duc répondit négativement.

« Votre Grâce est sans doute informée qu’hier, dans Saint-James Street, le marquis a tenté d’enlever miss Abigaïl Hill ? observa Proddy. — On m’a conté cela en effet, fit le duc d’un air insouciant, mais j’ai tout lieu de croire que ce n’est pas vrai.

— Je demande pardon à Votre Grâce, mais le fait est authentique, répliqua Proddy ; j’en ai appris tous les détails par des témoins oculaires : un ecclésiastique de campagne, M. Hyde, sa femme et sa fille, qui logent chez un de mes amis, M. Greg. Ils m’ont conté tout cela eux-mêmes.

— Ah ! s’écria vivement le duc, ce M. Greg n’est-il pas secrétaire de sir Harley ?

— Oui, en effet, Votre Grâce, répliqua Proddy.

— Le voyez-vous souvent ? demanda Marlborough.

— Quelquefois, Votre Grâce ; il vient causer avec moi pour savoir ce qui se passe au palais. C’est comme cela que nous avons fait connaissance. Il se montre toujours très-curieux de savoir si Sa Majesté parle du prétendant.

— Mais que pouvez-vous lui dire ? demanda le duc en feigoant la plus grande insouciance,

— Presque rien, Votre Grâce, répliqua Proddy. De temps en temps, j’entends dire un mot au palais, mais cela n’en vaut vraiment pas la peine.

— Ne me disiez-vous pas hier soir que vous vous étiez engagé à remettre à Sa Majesté une lettre de M. Greg ? dit Scales à brûle-pourpoint.

— Une lettre à Sa Majesté ! s’écria le duc en fronçant les sourcils. Qui oserait… ?

— Oh ! M. Greg m’en a bien souvent supplié, balbutia Proddy, et à la fin j’ai consenti…

— Avez-vous cette lettre sur vous ? demanda le duc.

O-u-i, murmura le cocher, en accentuant chaque son.

— Donnez-la-moi, fit Marlborough.

— Faut-il le fouiller, général ? s’écria Scales brusquement.

— Oh ! c’est inutile, sergent, répondit Proddy, qui remit au duc un pli qu’il tira du fond de son bonnet.

— Vous ignorez sans doute le danger que vous avez couru, observa sévèrement le duc. Ce Greg est soupçonné d’être l’agent du prétendant, et on éroit qu’il correspond avec M. de Chamillard, secrétaire d’État du roi de France, dans le but de trahir les secrets de notre cabinet. Si cette lettre avait été remise, tout me porte à croire que vous auriez été pendu haut et court.

— Pitié ! pitié ! Votre Grâce ! s’écria Proddy qui tremblait de la tête aux pieds. J’ai péché par ignorance, par pure ignorance ! Le sergent sait que je hais le prétendant et les papistes autant que j’abomine Satan et ses œuvres, et je suis prêt à combattre jusqu’à mon dernier souffle pour soutenir l’hérédité protestante.

— Si vous gardez le silence, il ne vous arrivera rien, dit Marlborough.

— Je serai muet comme la tombe, répliqua Proddy.

— Gardez-vous d’effrayer Greg, poursuivit le duc ; je présume fort qu’il n’est pas seul dans cette machination, et il est nécessaire de s’assurer de tous les coupables ; vous pouvez lui dire en toute sùreté de conscience que sa lettre a été remise à la reine, car je la lui remettrai moi-même en mains propres.

— J’obéirai aux ordres de Votre Grâce, quels qu’ils soient, s’écria le cocher en se remettant un peu de son épouvante.

— Cela suffit, reprit le duc, je prends acte de votre dévouement ; mais je dois vous dire que la moindre indiscrétion vous serait fatale. Retenez bien votre langue. Vous dites que Greg loge des amis chez lui, un curé de village et sa femme, n’est-ce pas ? Il faudra les surveiller aussi.

— Je puis assurer Sa Grâce que ceux-là ne sont pas des traitres : j’en jurerais sur la Bible.

— Je crains qu’il ne soit très-facile de vous duper, mon brave homme, ajouta le duc ; mais nous verrons. Sergent, venez me trouver à deux heures, et vous saurez me dire ce que vous avez appris sur le compte du marquis.

— Malepeste ! s’écria Proddy ; mais j’y pense maintenant, Greg connaît le marquis, je les ai vus ensemble, aussi bien qu’un certain Claude Baud, secrétaire du comte de Briançon.

— En vérité ! fit le duc, le complot prend de la consistance ! Sergent, accompagnez ce soir le cocher, et voyez ce que vous pourrez tirer de Greg. En cas de revers, vous savez ce qu’il y a à faire. Monsieur Proddy, je ne pourrais assez vous recommander la prudence. »

En disant ces mots, le duc sortit de la chambre.

« Miséricorde ! s’écria Proddy en se laissant tomber sur le tabouret, quelle frayeur j’ai eue ! Une correspondance clandestine avec le prétendant ! une affaire qui mène droit au gibet ! et moi, pauvre innocent, qui me laissais entraîner ainsi à mon insu… Oh ! seigneur Dieu |

— Silence n’oubliez pas les recommandations de Sa Grâce. Ne dites pas à âme vivante un mot de ce que vous avez entendu. Ne vous parlez pas à vous-même, car vous ne pouvez avoir aucune confiance en vous. Avant de sortir, il me faut appeler M. Timperley, le valet de chambre de Sa Grâce, afin de lui remettre les bottes de mon général. »

  1. Les Anglais ont toujours appelé les Français mangeurs de grenouilles. C’est ainsi que l’on peut expliquer la chanson du sergent Scales, qui plaisante sur les ennemis de la Grande-Bretagne, comme il le fait sur la reine, car la qualification de grue (crane en anglais) peut être prise en mauvaise part, surtout si l’on songe au peu d’esprit attribué à la reine Anne par ses contemporains. (Note du traducteur.)