ΣΩΖΕΙΝ ΤΑ ΦΑΙΝΟΜΕΝΑ/III

ΣΩΖΕΙΝ ΤΑ ΦΑΙΝΟΜΕΝΑ
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III
La Scolastique chrétienne du Moyen-Âge.


Quelle doctrine astronomique convient-il d’adopter ? Faut il user du système de Ptolémée ? Faut-il se fier à la théorie d’Al-Bitrogi ? Les constructions géométriques proposées par l’Almageste sont admirablement propres à sauver les phénomènes ; à l’aide de ces constructions, les calculateurs ont pu dresser des tables qui annoncent les moindres détails des mouvements célestes, et les désaccords sont imperceptibles entre les indications de ces tables et les données de l’observation ; mais les hypothèses sur lesquelles reposent ces constructions n’ont pas été établies par la Physique péripatéticienne et, qui plus est, cette Physique produit des arguments propres à les renverser. La doctrine d’Al-Bitrogi, au contraire, a demandé à une Physique qu’elle croit aristotélicienne de jeter les fondements sur lesquels elle est assise ; mais ses déductions se sont arrêtées bien avant qu’elles n’aient produit des résultats susceptibles d’être comparés aux observations ; elles n’ont pas été poussées jusqu’à la construction de tables et d’éphémérides, en sorte que l’on ne saurait dire si cette doctrine suffit à sauver les phénomènes.

Entre ces deux systèmes astronomiques, la Scolastique chrétienne du xiiie siècle est en balance, poussée vers celui-là par la vive curiosité qui lui faic souhaiter une science naturelle conforme aux enseignements de l’expérience, entraînée vers celui-ci par son respect pour la Métaphysique du Philosophe. Parmi les maîtres de cette Scolastique, il en est pour lesquels la solution de ce dilemme est impliquée dans la réponse à cette question : Quelle valeur convient-il d’attribuer aux hypothèses de l’Astronomie ?

Frère Bernard de Verdun, en son Tractatus super totam Astrologiam[1], expose très complètement le débat entre les deux systèmes astronomiques ; après quoi il donne gain de cause au système de Plotémée. Pour lui, les hypothèses qui portent ce système sont véritables ; et leur vérité est démontrée par l’accord qui, depuis si longtemps, se maintient entre leurs conséquences et les mouvements observés. On les doit considérer comme des vérités de fait dont la certitude, immédiatement fournie par l’expérience sensible, échappe à toute démonstration parce qu’elle lui est antérieure et qu’elle la commande :

« Le premier procédé [la théorie d’Al Bitrogi], dit-il[2], est impossible ; il ne suffit pas à sauver les phénomènes précédemment énumérés, phénomènes que tout homme raisonnable est tenu d’admettre. Il reste donc que le second procédé, celui qui consiste à supposer un excentrique, un épicycle et des orbes multiples, … soit nécessaire. Par ce procédé, tous les inconvénients dont nous venons de parler sont évités, toutes les apparences énumérées au chapitre précédent sont sauvées ; en le prenant pour principe, on peut déterminer et prévoir tout ce qu’il est possible de connaître relativement aux mouvements célestes, aux distances et aux grandeurs des corps célestes ; et, jusqu’aujourd’hui, toutes ces prévisions se sont montrées exactes, ce qui n’arriverait pas si ce point de départ était faux ; car, en toute matière, une erreur petite au début devient grande à la fin.

« Tout ce qui apparaît dans les cieux est d’accord avec ce procédé, tandis que cela contredit au précédent. Comme, d’ailleurs, il est nécessaire de s’en tenir aux vérités d’observation qui ont été précédemment énumérées, il faut bien accorder aussi l’exactitude de ce procédé, et cela par la même nécessité qui nous contraint d’admettre les mouvements célestes en toute la nature. En faveur de quelques raisons sophistiques, nier ce qui est plus certain que toute raison, cela est absurde ; c’est sottise semblable à celle de ces anciens qui, en vertu de quelques sophismes, niaient le mouvement, et toute espèce de changement, et la pluralité des êtres, toutes choses dont la fausseté et la contradiction sont manifestes à notre sens. Ces choses-là, en effet, ne sauraient être démontrées, pas plus que l’on ne peut démontrer que le feu est chaud, ni que toute existence implique la substance et l’accident ; c’est le sens qui nous assure qu’il en est ainsi. Aussi le Philosophe déclare-t-il que nous connaissons ces choses avec plus de certitude qu’aucune raison n’en saurait donner ; et il ajoute qu’il ne saurait convenir d’en chercher des raisons ; car tout raisonnement de notre part présuppose le sens. »

Si nombreuses et si précises qu’aient été les confirmations qu’une théorie a reçues de l’expérience, jamais les hypothèses qui portent cette théorie n’acquièrent la certitude des vérités de sens commun ; ce serait grave erreur que de le penser, et Frère Bernard de Verdun se montrait fort naïf en adoptant cette opinion ; pour en tenir une semblable à notre époque, après que l’histoire a vu crouler tant de théories longtemps admises sans conteste, il faudrait une naïveté plus grande encore ; combien de nos contemporains, cependant, et qui se croient esprits forts, accordent aux théories scientifiques la confiance déraisonnable que leur donnait l’humble franciscain du xiii siècle !

C’est folie de croire que le contrôle de l’expérience peut transformer en vérités d’immédiate aperception les hypothèses sur lesquelles repose une théorie ; c’est folie plus grande encore de s’attacher à un système métaphysique au point d’en maintenir les conséquences en dépit des démentis de l’expérience ; c’est l’excès, cependant, auquel paraît s’être porté Roger Bacon.

Nous savons que Roger Bacon avait inséré, en une partie, aujourd’hui perdue, de l’Opus minus, un exposé des mouvements des corps célestes. Des considérations, trop éloignées de notre objet pour trouver place en cet article, nous portent à reconnaître cet exposé en un fragment de la marquetterie que Bacon a composée avec diverses parties de ses ouvrages antérieurs et qu’il a intitulée : Communia naturalia.

Le premier des trois chapitres qui composent ce fragment[3] est consacré à la comparaison des deux systèmes astronomiques de Ptolémée et d’Al-Bitrogi. Ce chapitre, où se trouvent textuellement enchâssés des passages très caractéristiques du Tractatus super totam Astrologiam de Bernard de Verdun, a parfois l’allure d’une polémique dirigée contre cet ouvrage[4]. « Ceux, dit Bacon, qui ont l’intention de détruire les épicycles et les excentriques, disent qu’il vaut mieux sauver l’ordre de la Nature et contredire au sens, qui se trouve si souvent en défaut, surtout dans les cas où intervient une grande distance ; il vaut mieux, à leur avis, laisser sans solution quelque sophisme difficile à résoudre que de supposer sciemment ce qui est contraire à la Nature. »

Poursuivant son exposé, Bacon revient à cette même pensée qu’il semble bien, cette fois, faire sienne : « Les mathématiciens-physiciens, ceux qui suivent les voies de la Nature, s’efforcent sans doute, tout comme les mathématiciens purs, qui ignorent la Physique, de sauver les apparences ; mais ils s’efforcent en même temps de sauver l’ordre et les principes de la Physique ; au contraire les mathématiciens purs les détruisent. Il semble donc qu’il vaut mieux, en nos suppositions, imiter les physiciens, dussions nous faire défaut en la solution de quelques sophismes tirés moins de la raison que du sens. »

Celui qui traçait ces lignes est celui que l’on représente souvent comme le redoutable adversaire de la Cosmologie déductive du Péripatétisme, comme le précurseur de la méthode expérimentale !

Malgré sa prédilection pour l’Astronomie fondée sur des principes de Physique, c’est-à-dire pour l’Astronomie d’Al-Bitrogi, prédilection qui refuse de se rendre même au démenti des faits, Bacon est bien obligé de reconnaître « que l’on ne trouve ni instruments, ni canons, ni tables construits en vue de soumettre au contrôle des faits les hypothèses des physiciens » ; il est bien obligé d’avouer que l’objet de toute théorie astronomique est de fournir des calculs conformes aux observations. « Il est une chose qu’il faut savoir et qui mérite attention : Bien que les mathématations purs, d’une part, et, d’autre part, ceux qui savent la Physique, proposent des procédés divers pour sauver ce qui apparaît dans les corps célestes, cependant, ils tendent tous à un seul et même but, bien que par des voies diverses ; ce but est de connaître les positions des astres fixes ou errants par rapport au zodiaque ; ainsi donc, bien qu’ils ne s’accordent pas sur la voie à suivre, ils admettent tous que le chemin suivi doit aboutir à la même fin et au même terme. »

On s’étonnerait assurément que Bacon s’en fût tenu à l’attitude qu’il avait momentanément adoptée en ce passage de l’Opus minus, qu’il eût persisté à mettre la Cosmologie d’Al-Bitrogi au-dessus du contrôle de l’expérience. En fait il n’a pas tardé à abandonner cette folle position.

Nous avons exhumé récemment une partie fort importante, et inconnue jusqu’ici, de l’Opus tertium ; dans le manuscrit[5] qui la conserve, cette partie du dernier ouvrage que Roger Bacon ait adressé au pape Clément IV est ainsi intitulée : Liber tertius Alpetragii. In quo tractat de perspectiva : De comparatione scientie ad sapientiam : De motibus corporum celestium secundum Ptolomeum. De opinione Alpetragii contra opinionem Ptolomei et aliorum. De scientia experimentorum naturalium. De scientium morali. De Alkimia. Comme le fait prévoir ce titre, ce fragment de l’Opus tertium discute très longuement les deux systèmes astronomiques qu’ont proposés Ptolémée d’une part, et Al-Bitrogi d’autre part. Cette discussion, à peine modifiée, Bacon l’a insérée dans ses Communia naturalium[6] ; il l’a placée immédiatement avant la discussion tirée de l’Opus minus, sans souci des illogismes flagrants que cette interversion de l’ordre chronologique introduisait en son exposé.

Au cours de cette discussion, Bacon laisse bien souvent percer son désir de conclure en faveur de la doctrine d’Al-Bitrogi ; il finit cependant par reconnaître[7] qu’elle est incompatible avec un certain nombre de faits ; ces faits sont ceux qu’en l’Opus minus, il avait traités de sophismes ; ce sont ceux qu’en son Tractatus super totam Astrologiam, Frère Bernard de Verdun avait énumérés et donnés comme l’ensemble des apparences essentielles que toute théorie astronomique était tenue de sauver.

Non moins que les imprudentes certitudes de Bernard de Verdun, les variations de Roger Bacon révèlent l’ignorance où ces deux Franciscains se trouvaient touchant la véritable nature des théories astronomiques ; la sagesse d’un Simplicius ne paraît pas être venue jusqu’à eux.

Leur bienheureux frère Bonaventure semble avoir perçu une sorte de reflet de cette sagesse ; il en use, d’ailleurs, contre ceux qui, forts des confirmations de l’expérience, prétendent transformer le système de Ptolémée en vérité démontrée :

« Au jugement des sens, dit le Docteur Séraphique[8], il semble que la supposition des mathématiciens soit la plus exacte, car les déductions et les jugements qu’ils fondent sur cette supposition ne les conduisent à aucune conséquence erronée touchant les mouvements des corps célestes. Toutefois, au point de vue de la réalité, il n’est pas nécessaire que cette position soit plus vraie [secundum rem tamen non oportet esse vertus) ; car le faux est souvent un moyen de découvrir la vérité ; il semble que le philosophe de la nature use d’une méthode et d’une supposition plus raisonnables. »

Entre le système de Ptolémée, qui sauve les apparences en rejetant les principes de la Physique péripatéticienne, et le système des sphères homocentriques qui s’appuie sur ces principes mais qui ne s’accorde pas avec les faits, saint Bonaventure ne sait où porter son choix ; il se souvient alors de l’enseignement des penseurs hellènes ; ceux-ci ont enseigné que l’accord de l’observation avec les corollaires d’une théorie n’assurait pas la vérité des hypothèses sur lesquelles repose cette théorie ; peut-être, en effet, les apparences pourraient-elles être sauvées au moyen d’autres hypothèses ; il place donc son espérance en l’invention de quelque nouveau système où les principes du physicien et les observations de l’astronome seraient également sauvegardés.

Si ce sentiment se devine seulement dans l’ouvrage du Docteur Séraphique, il s’affirme dans les écrits du Docteur Angélique.

En ses leçons sur le De Caelo et Miindo d’Aristote, Thomas d’Aquin esquisse les fondements philosophiques d’une théorie astronomique ; cette théorie n’admet que des rotations uniformes autour du centre de l’Univers. Cette théorie des révolutions célestes sauve tous les principes de la Métaphysique péripatéticienne ; s’accordet-elle également avec les observations astronomiques ? Thomas d’Aquin sait bien qu’il n’en est rien *. Déjà Eudoxe, Calippe et Aristote ont été obligés, pour représenter les divers accidents du cours des planètes, de compliquer extrêmement le système des sphères homocentriques, et plusieurs des complications qu’ils ont introduites ne trouvent point leur justification dans la philosophie du Stagirite. A plus forte raison on peut en dire autant des excentriques et des épicycles imaginés par Hipparque et par Plotémée. Quelle créance convient-il d’accorder à ces hypothèses sur lesquelles reposent les divers systèmes astronomiques ? Déjà Averroès avait insisté sur ce fait que les considérations par lesquelles les géomètres les justifient n’ont rien d’une démonstration logique. La critique d’ Averroès semble avoir inspiré à saint Thomas la réflexion suivante : « Les suppositions que les astronomes ont imaginées ne sont pas nécessairement vraies ; bien que ces hypothèses paraissent sauver les phénomènes (salvare apparentias)^ il ne faut pas affirmer qu’elles sont vraies, car on pourrait peut-être expliquer les mouvements apparents des étoiles par quelque autre procédé que les hommes n’ont point encore conçu. »

Cette réflexion, d’ailleurs, il l’avait déjà formulée auparavant ’, quoique d’une manière un peu plus concise, alors qu’il exposait cet axiome fondamental d’Aristote : Tout mouvement circulaire simple se fait autour du centre du Monde.

<^ En effet, une roue qui se meut autour de son propre centre ne se meut pas d’un mouvement purement circulaire ; son mouvement se complique de montée et de descente.

a Mais il semble, selon cette remarque^ que les corps célestes ne sont pas tous mus de mouvement circulaire. En . Sangti Thomas Aquinatis Expositio super libro de Caelo et Mundo ; in lib. H lectio XVII.

. Thomas d’Aquin, Op. cit., in lib. I, lect. III. effet, selon Ptoléinée,les mouvements des planètes s’accomplissent selon des épicycleset des excentriques.et ces mouvements-là ne se font point autour du centre du Monde, qui est le centre de la Terre ; ils se font autour de certains autres centres.

<’ 11 faut observer, à ce propos, qu’Aristote n’admettait pas qu’il en fût ainsi ; il supposait, comme les astronomes de son temps, que tous les mouvements célestes sont décrits autour du centre de la Terre. Plus tard, Hîpparqueet Ptolémée imaginèrent les mouvements des excentriques et des épicycles pour sauver ce qui se manifestait au sens dans les corps célestes. Cela n’est donc point chose démontrée ; c’est seulement une certaine supposition {Unde hoc non est demonstratum^ sed suppositio quœdam). Si toutefois cette supposition était vraie, les corps célestes continueraient à se mouvoir autour du centre du Monde par le mouvement diurne, qui est le mouvement de la sphère suprême ; celle-ci entraîne tout le Ciel dans sa révolution. » Les hypothèses qui portent un système astronomique ne se transforment pas en vérités démontrées par cela seul que leurs conséquences s’accordent avec les observations ; Thomas d’Aquin le déclare après Averroès, bien que sous une forme moins rude ; et ce principe de Logique lui paraît sans doute fort essentiel, car il le formule encore en un autre endroit* :

(( On peut, de deux manières différentes, rendre compte d’une chose ; une première manière consiste à établir par une démonstration suffisante l’exactitude d’un principe dont cette chose découle ; ainsi, en Physique, on donne une raison qui suffit à prouver l’uniformité du mouvement du Ciel. Une seconde manière de rendre raison d’une chose consiste non point à en démontrer le principe par preuve suffisante, mais à faire voir quels effets s’accordent avec un principe posé d’avance ; ainsi, en Astrologie, on rend compte des excentriques et des épicycles par le fait qu’au moyen de cette hypothèse, on peut sauver les apparences . Sancti Thomae Aquinatis Summa theologica^ 1, 32, I, ad. 2. sensibles touchant les mouvements célestes ; mais ce n’est pas là un motif suffisamment probant, car ces mouvements apparents se pourraient peut-être sauver au moyen d’une autre hypothèse. »

En ces divers passages, saint Thomas d’Aquin adopte les idées que nous avons entendu exprimer par Simplicius ; il emprunte presque les termes dont celui-ci s’était servi. Nous reconnaissons ici les marques bien visibles d’une influence exercée par le commentateur grec sur le commentateur scolastique. D’ailleurs, cette influence n’est point niable ; en ses Leçons sur le De Caelo et Mundo d’Aristote, saint Thomas d’Aquin cite, à plusieurs reprises *, les commentaires que Simplicius avait composés sur le même ouvrage.

Les principes posés par saint Thomas d’Aquin après Simplicius ont permis aux astronomes d’user sans scrupule des hypothèses de Ptolémée pour étudier les mouvements apparents des astres, alors même que leurs opinions métaphysiques les eussent contraints de rejeter ces hypothèses. Ainsi Jean de Jandun, grand admirateur d’Aristote et d’Averroès, adopte cependant, avec tous les astronomes de son temps, la seule théorie a^tronomique qui fournisse aux observateurs et aux calculateurs des canons et des éphémérides. Il affirme *, « avec Ptolémée et tous les astronomes modernes », qu’il est nécessaire de supposer l’existence d’excentriques et d’épicycles. « En effet, il faut admettre au sujet des corps célestes les hypothèses qui permettent de sauver les phénomènes {salvare apparentias) observés depuis longtemps et constatés sans qu’aucune erreur soit à craindre, lorsqu’il est impossible, sans recourir à ces hypothèses, de sauver ces phénomènes et d’en rendre raison. » Mais de ce que « ces orbites déterminent exactement les lieux et les mouvements des planètes, de ce qu’elles conviennent parfaitement au calcul et à la construction des (1) Voir, en particulier : In lib. l lect. VI et in lib. U iect. iV. (2) JoANNis DE Janduno Acutissimae quaestiones in duodecim libros Metaphysicae ad Aristotelis et magni Commentatoris intentionem ab eodêm exactissime disputatae ; lib. XII, quaest. XX. tables des mouvements célestes », en résulte-t-il qu’elles aient une existence essentielle et réelle, in esse et secundum rem ? Peu importe à l’astronome. « Il lui suffit de savoir ceci : Si les épicycles et les excentriques existaient, les mouvements célestes et les autres phénomènes se produiraient exactement comme ils se produisent ; et cela, par le fait seul que l’on supposerait de tels excentriques et de tels épicycles, que d’ailleurs ces orbites existent réellement parmi les corps célestes ou qu’ils n’existent pas ; cela suffit à l’astronome en tant qu’astronome, car l’astronome n’a pas à se soucier du pourquoi (unde) ; pourvu qu’il ait le moyen de déterminer exactement les lieux et les mouvements des planètes, il ne demande pas si cela provient ou non de l’existence réelle de telles orbites dans le Ciel ; cette recherche regarde le physicien ; car une conséquence peut être exacte lors même que son antécédent serait impossible. »

Cela s’écrivait vers l’an 1330 à l’Université de Paris.

La fin du Moyen-Âge s’écoule sans que l’enseignement de cette Université nous apporte aucun nouveau document relatif à la valeur des hypothèses astronomiques ; au xive siècle, à Paris, la science des mouvements célestes traverse une de ces périodes de paisible possession où nul ne discute plus les principes sur lesquels reposent les théories, où tous les efforts tendent à en perfectionner les applications. Le système de Ptolémée était alors admis sans conteste.

Les écoles italiennes de la même époque ne nous ont guère fourni de témoignages intéressants ; l’étude de la science astronomique y est alors moins avancée qu’à Paris ; la faveur va surtout à l’Astrologie et l’on y discute peu de la nature et de la valeur des hypothèses que l’on emploie. Pierre de Padoue, dit aussi Pierre d’Abano, fait cependant exception.

Quelque temps après l’an 1303, il avait rédigé son célèbre Conciliator differentiarum philosophorum et medicorum dont la vogue fut extrême et qui valut à l’auteur d’être surnommé Petrus Conciliator. Il avait formé le projet de composer un écrit analogue, consacré à l’Astronomie et intitulé Lucidator Astronomiae. Cet ouvrage fut-il jamais achevé ? Nous l’ignorons. En tous cas, la Bibliothèque Nationale possède^^1 le texte manuscrit du Proœmium et des premiers chapitres ou, comme dit Petrus Padubanensis, des premières différences ; ce fragment fut composé en 1310 ; malheureusement, le copiste — il se nommait Petrus Collensis — était scribe aussi maladroit qu’ignorant latiniste.

Pierre d’Abano est un compilateur ; il ne faut pas lui demander des principes logiques parfaitement fermes et clairs ; toutefois, lorsqu’il discute^^2 les hypothèses relatives aux excentriques et aux épicycles, il est visiblement dirigé par les enseignements d’une certaine philosophie et, non moins visiblement, cette philosophie est celle de Ptolémée.

Il rappelle^^3 que « selon l’opinion d’Aristote et de Ptolémée, la nature et l’art s’efforcent toujours de parvenir à leurs fins par les moyens les plus courts ; que c’est un péché de faire par de nombreux intermédiaires ce que l’on peut faire par des intermédiaires en nombre moindre, comme il apparaît au premier livre des Physiques ; que, selon Ptolémée, les hypothèses des excentriques et des épicycles se conforment à ce principe, car toute l’action de la céleste machine se trouve parfaitement reproduite en n’employant que dix-huit mouvements ».

Après avoir longuement exposé les divers systèmes proposés par les astronomes, il ajoute^^4 : « Nous avons donc montré brièvement qu’aucune des opinions précédentes ne peut sauver d’une manière parfaite ce qui apparaît à l’astrologue, bien que certains systèmes entraînent des conséquences plus absurdes que celles qui découlent d’autres systèmes. »

Toutefois « il convient d’acquiescer de préférence au

1. Bibliothèque nationale, fonds latin, ms n° 2598, fol. 99, ro, à fol. 125, vo.

2. Petri Padubanensis Lucidator Astronomiae ; diff. IV a : An sit ponere eccentricos et epicyclos ? Ms. cit., fol. 112, col. c, ad fol. 116, col. c.

3. Pierre d’Abano, loc, cit., fol. 112, col. c.

4. Pierre d’Abano, loc. cit., fol. 115, col. a. système de Ptolémée et de ses disciples qui supposent des excentriques et des épicycles, car ils rendent suffisamment compte des apparences, et cela par le moindre nombre de mouvements ».

Pierre d’Abano invoque alors l’autorité de Simplicius, puis il continue en ces termes[9] : « Ce qui me confirme en cette supposition, c’est qu’elle emploie, pour réaliser le mouvement céleste, le plus petit nombre d’organes : j’estime, en effet, que l’on ne doit pas composer le mouvement en question avec un grand nombre d’éléments lorsque l’on peut le construire plus brièvement et plus rapidement ; l’art démontre, d’ailleurs, la justesse de cette considération. C’est aussi que cette supposition sauve les apparences mieux que toutes les autres, comme on le voit à l’aide des instruments. C’est enfin qu’elle parvient mieux que les autres, par ses calculs, à découvrir les durées de révolution des orbes et des planètes. »

Ces divers passages écrits par Pierre d’Abano résument la Philosophie scientifique des astronomes chrétiens du Moyen-Âge ; cette Philosophie elle-même se condense en deux principes :

Les hypothèses astronomiques doivent être les plus simples possibles.

Elles doivent sauver les phénomènes le plus exactement possible.

  1. Tractatus optimus super totam Astrologiam editus a Fratre Bernardo de Virduno professore de ordine fratrum minorum (Bibliothèque nationale, fonds latin, mss. n°7383 et n°7334).
  2. Bernard de Verdun, Op. cit., distinctio IIIa, capitulum 4um.
  3. Incipit liber primus communium naturalium Fratris Rogeri BaconIncipit secundus liber communium naturalium, qui est de celestibus, aut de celo et mundoIncipit quinta pars secundi libri naturalium… Capitulum xviium (Bibliothèque Mazarine ms. No3576, fol. 130).
  4. Depuis la rédaction de ce travail, de nouvelles recherches nous ont convaincu que ce sont les écrits de Roger Bacon qui ont précédé et inspiré le traité de Bernard de Verdun ; ce que nous disons ici de l’opposition entre les opinions de ces deux Franciscains n’en subsiste pas moins.
  5. Bibliothèque nationale, fonds latin, ms. No 10264, fol. 186, recto, à fol. 220, recto.
  6. Fratris Rogeri Bacon Communium naturalium, liber secundus ; partis quintæ capp. II ad VI ; Bibliothèque Mazarine, ms. No 3576, fol. 120 à fol. 130.
  7. Bibliothèque nationale, fonds latin, ms. No 10264, fol. 206. Bibliothèque Mazarine, ms. No 3576, fol. 129.
  8. Célébrât issi mi Patris Domini Bonaventurae Doctoris Seraphici In secundum librum Sentenltarum disputaia ; dist. XIV, pars II, qaaest. II : Utrum luminaria moveantur in orbibus suis moUbua propriis.
  9. Pierre d’Abano, loc. cit., fol. 115, col. b.