ΣΩΖΕΙΝ ΤΑ ΦΑΙΝΟΜΕΝΑ
◄  I. La science hellénique II. LA PHILOSOPHIE DES ARABES ET DES JUIFS. III. La scolastique chétienne du Moyen-Âge  ►



II
La Philosophie des Arabes et des Juifs.

Avec autant de persévérance que de succès, le génie géométrique des Grecs s’était efforcé à décomposer le mouvement compliqué et irrégulier de chaque astre errant en un petit nombre de mouvements circulaires simples. Leur génie logique et métaphysique s’était appliqué, de son côté, à l’examen des compositions de mouvements imaginées par les astronomes ; après quelques hésitations, il s’était refusé à regarder les excentriques et les épicycles comme des corps doués, au sein des cieux, d’une existence réelle ; il n’avait voulu y voir que des fictions de géomètres, propres à soumettre au calcul les phénomènes célestes ; pourvu que ces calculs s’accordassent avec les observations, pourvu que les hypothèses permissent de sauver les apparences, le but visé par l’astronome était atteint ; les hypothèses étaient utiles ; seul le physicien eût été en droit de dire si elles étaient ou non conformes à la réalité ; mais, dans la plupart des cas, les principes qu’il pouvait affirmer étaient trop généraux, trop peu détaillés pour l’autoriser à prononcer un tel jugement.

Les Arabes n’ont pas reçu en partage la prodigieuse ingéniosité géométrique des Grecs ; ils n’ont pas connu davantage la précision et la sûreté de leur sens logique. Ils n’ont apporté que de bien minces perfectionnements aux hypothèses par lesquelles l’Astronomie hellène était nue à résoudre en mouvements simples la marche compliquée des planètes. Et d’autre part, lorsqu’ils ont examiné ces hypothèses, lorsqu’ils ont tenté d’en découvrir la véritable nature, leur vue n’a pu égaler en pénétration celle d’un Posidonius, d’un Ptolémée, d’un Proclus ou d’un Simplicius ; esclaves de l’imagination, ils ont cherché à voir et à toucher ce que les penseurs grecs avaient déclaré purement fictif et abstrait ; ils ont voulu réaliser, en des sphères solides roulant au sein des cieux, les excentriques et les épicycles que Ptolémée et ses successeurs donnaient comme artifices de calcul.

Le besoin de discuter les hypothèses astronomiques paraît, d’ailleurs, s’être développé tardivement en l’esprit des astronomes arabes. Pendant longtemps, ceux qui ont étudié l’Almageste se sont bornés à rexposer, à le résumer, à le commenter, à construire des tables qui permissent d’en appliquer les principes, mais sans examiner en aucune façon le sens et la nature des suppositions qui portent tout le système de Ptolémée. En vain chercherait-on dans les écrits d’Aboul Wéfa, d’Al-Fergani, d’Al-Battâni le moindre aperçu touchant le degré de réalité qu’il convient d’attribuer aux excentriques et aux épicycles. La Science traversait alors une de ces périodes où l’esprit de ses adeptes, pleinement adonné au soin de perfectionner les applications des théories et les méthodes d’observation, n’a ni le loisir, ni le désir de discuter la solidité des fondements mêmes de l’édifice scientifique. Au cours de son développement, elle a rencontré à plusieurs reprises de telles périodes, durant lesquelles sommeille le sens critique ; mais bientôt ce sens s’éveille à nouveau, plus ardent à discuter les principes des doctrines physiques qu’à en déduire de nouvelles conséquences.

Pour découvrir un auteur qui ait discuté la nature des mécanismes conçus par Ptolémée, il nous faut franchir un long intervalle de temps et arriver jusqu’à la fin du IXe siècle.

À cette époque, le savant et fécond astronome sabian Thâbit ibn Kourrah composa un traité dans lequel il s’efforçait d’ attribuer aux cieux une constitution physique qui pût s’accorder avec le système de Ptolémée. Ce traité ne se trouve pas parmi les écrits du même auteur dont les traductions latines sont parvenues jusqu’à nous ; mais il nous est connu par les dires de Maïmonide et d’Albert le Grand, qui l’ont eu en mains. Nous savons que Thâbit ibn Kourrah formait les cieux au moyen d’orbites sphériques solides, creuses ou pleines, roulant au sein d’un fluide éthéré capable de condensation et de dilatation.

Les tendances qui avaient porté Thâbit ibn Kourrah à matérialiser les hypothèses de Ptolémée, à les dépouiller de la forme purement abstraite et géométrique en laquelle les astronomes grecs les avaient conçues, pour les réaliser et les incarner en des corps solides ou fluides, continuèrent à diriger les efforts de divers penseurs musulmans. Plus d’un siècle après la mort de Thâbit, nous les voyons orienter les recherches d’Ibn-al-Haitam, celui-là même dont l’Optique, sous le nom de Perspective d’Al-Hazen, eut tant de vogue au Moyen-Âge et jusqu’à la Renaissance.

Le Résumé d’Astronomie d’Ibn-al-Haitam, composé en arabe, a été traduit en hébreu par Jacob ben Machir (Prophatius), puis d’hébreu en latin par Abraham de Balmès. En passant par ces deux versions successives, le préambule qu’Ibn-al-Haitam avait composé pour son traité s’est transformé en un extraordinaire galimatias ; néanmoins, parmi les innombrables non-sens qui émaillent ce proœmium[1], on découvre quelques phrases, à peu près intelligibles, où transparaît la pensée de l’auteur. Nous y voyons l’astronome arabe s’élever contre ceux qui, pour rendre compte des mouvements célestes, « construisent des démonstrations abstraites au moyen du mouvement d’un point idéal sur les circonférences de cercles fictifs… De telles démonstrations ne sont intelligibles que pour l’objet que ces auteurs ont voulu atteindre, pour la mesure qu’ils avaient définie et décrite… Les mouvements des cercles et le point fictif que Ptolémée avait considérés d’une manière entièrement abstraite, nous les placerons en des surfaces sphériques ou planes qui seront animées des mêmes mouvements. Cela, en effet, constitue une représentation plus exacte et, en même temps, plus claire à l’intelligence… Nos démonstrations seront plus courtes que celles où l’on fait seulement usage de ce point idéal et de ces cercles fictifs… Nous avons examiné les divers mouvements qui se produisent à l’intérieur des orbes, de telle sorte que nous fassions correspondre à chacun de ces mouvements le mouvement simple, continu et éternel d’un corps sphérique ; et tous ces corps, attribués ainsi à chacun de ces mouvements, il sera possible de les mettre simultanément en action, sans que cette action soit contraire à la position qu’on leur a donnée, sans rien rencontrer qui les heurte, les comprime ou les brise d’aucune manière ; de plus ces corps, en leurs mouvements, demeureront continus avec la substance interposée… »

Thâbit ibn Kourrah, Ibn-al-Haitam sont de la même famille intellectuelle qu’Adraste d’Aphrodisie et que Théon de Smyrne ; des hypothèses abstraites, réduites à de simples fictions géométriques, ne sauraient les satisfaire, si propres soient-elles à sauver les phénomènes ; mais lorsqu’ils ont représenté ces hypothèses au moyen de corps solides qui se laissent tourner et sculpter, qui puissent rouler les uns sur les autres, leur imagination, dont les besoins sont assouvis, se prend pour la raison et croit avoir pénétré la nature même des choses.

En tout temps, il s’est rencontré de tels esprits. Il en fut donc aux époques qui suivirent Ibn-al-Haitam. En la préface de sa traduction du Résumé d’Astronomie, Prophatius nous dit[2] qu’un homme « venu d’une terre éloignée, qui trouvait les démonstrations du livre d’Al-Fergani en discordance avec la nature des choses existantes, l’a pressé de traduire » l’ouvrage d’Ibn-al-Haitam. Les agencements d’orbes solides que cet ouvrage proposait, en développant d’ailleurs une pensée de Simplicius, allaient fournir des modèles mécaniques du système de Ptolémée, et, par là, contribuer grandement à assurer le triomphe de ce système parmi les Chrétiens d’occident. Les hypothèses développées en ce traité n’allaient pas tarder, cependant, à être attaquées au nom des principes de la Physique, et cela précisément parce qu’elles avaient prétendu représenter la nature des choses.

On peut, en effet, regarder les hypothèses de l’Astronomie comme de simples fictions mathématiques que le géomètre combine afin de rendre les mouvements célestes accessibles à ses calculs ; on peut y voir aussi la description de corps concrets, de mouvements réellement accomplis. Dans le premier cas, une seule condition est imposée à ces hypothèses, celle de sauver les apparences ; dans le second cas, la liberté de celui qui les imagine se trouve beaucoup plus étroitement limitée ; s’il est, en effet, l’adepte d’une philosophie qui prétende connaître quelque chose de la céleste essence, il lui faudra mettre ses hypothèses d’accord avec les enseignements de cette philosophie.

Ptolémée et les penseurs hellènes qui sont venus après lui ont adopté, au sujet des hypothèses astronomiques, la première de ces deux opinions. Ils ont pu, dès lors, sans souci des diverses Physiques dont ils disputaient entre eux ou avec leurs contemporains, composer leurs théories géométriques ; ils ont pu choisir leurs suppositions sans se mettre en peine de rien, si ce n’est de l’accord entre les résultats de leurs calculs et les données des observations.

Au contraire, avec Thâbit ibn Kourrah, avec Ibn-al-Haitam, les astronomes arabes ont voulu que les hypothèses qu’ils formulaient correspondissent à des mouvements véritables de corps solides ou fluides réellement existants ; dès lors, ils ont rendu ces hypothèses justiciables des lois posées par la Physique.

Or la Physique professée par la plupart des philosophes de l’Islam était la Physique péripatéticienne, la Philosophie que Sosigène et Xénarque avaient depuis longtemps opposée à l’Astronomie des excentriques et des épicycles, montrant que la réalité de celle-ci ne se pouvait concilier avec la vérité de celle-là. Le réalisme des astronomes arabes devait nécessairement provoquer les Péripatéticiens de l’Islam à une lutte ardente et sans merci contre les doctrines de l’Almageste.

La lutte dura pendant tout le xiie siècle.

Maïmonide nous apprend qu’Ibn Bâdja (l’Avempace des Scolastiques latins) avait rejeté les épicycles comme incompatibles avec les principes de la Physique d’Aristote. Au dire d’Averroès et d’Al Bitrogi, Abou Bekr ibn Tofaïl (l’Abou Bacer de l’École) était allé plus loin ; il avait tenté de construire une Astronomie d’où les épicycles et les excentriques fussent également bannis.

Averroès avait été tout particulièrement soumis à l’influence des sages qui repoussaient les hypothèses de l’Almageste. « Par sa philosophie[3], il relève directement d’Ibn Bâdja ; Ibn Tofaïl fut l’artisan de sa fortune. » Sa formation intellectuelle le prédisposait donc à la lutte contre le système de Ptolémée.

Il n’y était pas moins disposé par son admiration fanatique pour Aristote. Aristote, dit Ibn Roschd (Averroès) dans la préface de son commentaire à la Physique, « a fondé et achevé la Logique, la Physique et la Métaphysique. Je dis qu’il les a fondées, parce que tous les ouvrages qui ont été écrits avant lui sur ces sciences ne valent pas la peine qu’on en parle et ont été éclipsés par ses propres écrits. Je dis qu’il les a achevées, parce qu’aucun de ceux qui l’ont suivi jusqu’à notre temps, c’est-à-dire pendant près de quinze cents ans, n’ont pu rien ajouter à ces écrits, ni y trouver une erreur de quelque importance. »

Celui qui avait écrit ces lignes ne pouvait manquer de regarder comme erronées toutes les suppositions qu’Hipparque et Ptolémée avaient substituées aux principes posés dans le Περἱ Οὑραυοῦ. Aussi le commentaire au De Caelo, composé par Averroès, ne se contente-t-il pas d’exposer le système des sphères homocentriques et de l’appuyer de toutes les raisons que peut fournir la Physique du Stagirite ; il contient également[4] une critique très ferme et très profonde du système que développait l’Almageste ; Ibn Roschd reprend, d’ailleurs, cette critique lorsqu’il commente[5] le XIIe livre de la Métaphysique.

Nous ne pouvons suivre ici cette longue argumentation d’Averroès contre les hypothèses de Ptolémée ; nous devons nous borner à en extraire les passages où le Commentateur expose ce qu’il pense des théories astronomiques en général.

En voici un[6] qui est bien remarquable : « On ne trouve rien, dans les sciences mathématiques, qui conduise à penser qu’il existe des excentriques et des épicycles.

« Les astronomes, en effet, posent l’existence de ces orbites à titre de principes, et ils en déduisent des conséquences, qui sont précisément ce que les sens peuvent constater ; ils ne démontrent nullement que les suppositions qui leur ont servi de principes soient, en retour, nécessitées par ces conséquences.

« Or, nous savons par la Logique que toute démonstration va du mieux connu au plus caché. Si ce qui est le mieux connu est postérieur à ce qui est le moins connu, on a une démonstration en quia. Si, au contraire, ce qui est connu précède ce qui est moins connu, deux cas peuvent se présenter : il se peut que l’existence de l’objet de la démonstration soit cachée et que la cause en soit connue ; on a alors une démonstration absolue, qui fait connaître à la fois l’existence et la cause de son objet. Si, au contraire, c’est la cause de l’objet qui est inconnue, on aura seulement une démonstration en propter quid.

« Mais la théorie dont nous parlons n’appartient à aucun de ces modes de démonstration ; en cette théorie, en effet, ce sont les principes qui sont cachés ; mais ces principes ne sont nullement nécessités par les effets connus ; les astronomes se contentent de poser ces principes, bien qu’ils les ignorent.

« Si vous considérez, d’ailleurs, les effets en vue desquels les astronomes posent ces principes, vous n’y trouverez rien d’où se puisse conclure, d’une manière essentielle et nécessaire, qu’il en est ainsi. Seulement les astronomes, ayant posé des principes qui leur sont inconnus et en ayant tiré des conséquences qui sont connues, ont admis la réciproque. »

Poser a priori des hypothèses mathématiques, en tirer des corollaires qui soient la représentation fidèle des faits observés, c’est, pour l’astronome disciple de Ptolémée, l’œuvre essentielle de celui qui compose une théorie ; il serait bien fou de penser que l’expérience, alors qu’elle s’accorde avec les résultats de ses déductions, en transforme les prémisses en vérités démontrées ; rien ne prouve, en effet, que des prémisses toutes différentes n’eussent pu conduire aux mêmes conclusions ; contre une telle erreur, Averroès a raison de le mettre en garde. Mais il ne commettra pas cette erreur, il ne tournera pas dans le cercle vicieux que lui reproche le Commentateur, s’il a perçu le but véritable assigné à l’Astronomie par Posidonius, par Ptolémée, par Proclus, par Simplicius ; aux hypothèses qui portent sa théorie, il ne demandera pas d’être vraies, d’être conformes à la nature des choses ; il lui suffira que les résultats du calcul s’accordent avec ceux de l’observation, que les apparences soient sauvées.

D’une semblable théorie astronomique, Averroès ne veut pas se contenter ; il exige que la Science des mouvements célestes tire ses principes des enseignements de la Physique, et de la seule Physique qui soit véritable à ses yeux, de celle d’Aristote :

« Il faut donc[7] que l’astronome construise un système astronomique tel que les mouvements célestes en résultent et qu’il n’implique aucune impossibilité au point de vue de la Physique… Ptolémée n’a pu parvenir à faire reposer l’Astronomie sur ses véritables fondements… L’épicycle et l’excentrique sont impossibles. Il est donc nécessaire de se livrer à de nouvelles recherches au sujet de cette Astronomie véritable, dont les fondements sont des principes de Physique… En réalité, l’Astronomie de notre temps n’existe pas ; elle convient au calcul, mais ne s’accorde pas avec ce qui est. »

Averroès n’eut pas le loisir d’entreprendre la tâche qu’il jugeait nécessaire, de construire un système astronomique qui ne fût pas seulement capable de sauver les apparences mais qui reposât sur des hypothèses conformes à la nature des choses, sur des principes tirés de la Physique et de la Métaphysique d’Aristote. « Dans ma jeunesse, dit-il[8], j’espérais que cette recherche serait accomplie par moi-même ; parvenu déjà à la vieillesse, je ne l’espère plus ; mais peut-être que ces paroles inciteront quelqu’un à reprendre cette étude. » Ce vœu d’Averroès fut accompli par son contemporain et condisciple Al-Bitrogi.

Élève d’Ibn Tofaïl comme Averroès, comme lui, adversaire déterminé du système de Ptolémée, qu’il paraît surtout connaître sous la forme que lui a imposée Thâbit ibn Kourrah, Al-Bitrogi (Alpetragius) entreprend de substituer un système nouveau aux doctrines de l’Almageste. Comme Averroès, il prétend que les principes sur lesquels repose cette théorie des planètes soient prouvés par des raisons tirées de la Physique, et il n’hésite pas à intituler son traité : Planetarum theorica, physicis rationibus probala[9].

À la vérité la Métaphysique dont se réclament les principes posés par Al-Bitrogi à la base de son Astronomie n’a, avec la Philosophie première du Stagirite, qu’une assez lointaine affinité. Elle découle directement des doctrines posées en ce livre De causis que les Arabes attribuaient à Aristote, et dont la véritable origine a fait hésiter la Scolastique chrétienne, jusqu’au jour où saint Thomas d’Aquin y a reconnu une rhapsodie composée de fragments empruntés à Proclus.

Bien que la Physique qui le portait rappelât l’Académie bien plus que le Lycée, le système astronomique d’Al-Bitrogi, composé au moyen de sphères homocentriques comme celui du Stagirite, fut fort en faveur, vers la fin du Moyen-Âge et au début de la Renaissance, auprès des péripatéticiens intransigeants, plus jaloux de garder les principes du Philosophe et du Commentateur que de sauver minutieusement les phénomènes célestes.

D’ailleurs, ce système ne se contentait pas de donner satisfaction aux penseurs, disciples fidèles d’Averroès, qui voulaient fonder l’Astronomie sur des hypothèses démontrées par la Physique et conformes à la nature des choses ; il plaisait également à ceux dont l’imagination réclamait une théorie que l’on pût représenter au moyen de corps façonnés par l’art du tourneur ; et jamais cette exigence n’avait été satisfaite par des moyens plus simples, puisque neuf couches sphériques concentriques, exactement emboîtées les unes dans les autres, figuraient toute la machine céleste.

Jusqu’au temps de Copernic, l’essai d’Al-Bitrogi et les tentatives de ses imitateurs disputeront au système de Ptolémée la faveur des Averroïstes italiens ; bien souvent même, ils parviendront à ravir cette faveur.

Les Arabes semblent donc avoir unanimement admis cet axiome : Les hypothèses astronomiques doivent être conformes à la nature des choses célestes ; par là, les uns entendaient que ces hypothèses devaient être déduites d’une Physique regardée comme assurée ; les autres entendaient qu’elles se pourraient figurer au moyen de corps solides ingénieusement sculptés et agencés. Aucun ne paraît s’être élevé jusqu’à la doctrine formulée par les penseurs hellènes : Les hypothèses astronomiques ne sont pas des jugements portant sur la nature des choses ; il n’est pas nécessaire qu’elles se déduisent des principes de la Physique ni qu’elles s’accordent avec ces principes ; il n’est pas nécessaire, non plus, qu’elles se laissent figurer au moyen d’assemblages de corps solides roulant les uns sur les autres ; pures fictions géométriques, elles n’ont d’autre objet que de sauver les apparences.

Parmi les écrits composés en langue arabe, aucun ne nous présente le moindre reflet de cette doctrine, si ce n’est le grand traité de Philosophie et de Théologie que composa au douzième siècle le Juif Moïse ben Maimoun, connu sous le nom de Maïmonide. En ce Guide des égarés[10], nous trouvons divers passages où le savant rabbin nous expose ses pensées touchant les systèmes astronomiques.

L’idée qui domine toutes les discussions astronomiques de Maïmonide, idée nouvelle au sein du Péripatétisme sémitique, et qui, en ce milieu, surprend par ses allures prudemment sceptiques, c’est l’idée que Ptolémée avait indiquée, que Proclus avait développée : La connaissance des choses célestes, de leur essence, de leur véritable nature, passe les forces de l’homme ; les choses sublunaires sont seules accessibles à notre faible raison.

« Je t’ai promis, dit Maïmonide[11], un chapitre dans lequel je te parlerais des doutes graves qu’on peut opposer à celui qui croit que l’homme a embrassé par la Science l’ordre des mouvements de la sphère céleste, et que ce sont là des choses physiques qui arrivent par une loi nécessaire dont l’ordre et l’enchaînement sont clairs. J’en aborde maintenant l’exposition. »

Maïmonide alors, par une discussion très semblable à celle qu’ont menée Averroès et Al-Bitrogi, montre tout ce qu’il y a d’inadmissible, pour un adepte de la Physique péripatéticienne, en ces excentriques et ces épicycles que supposent les astronomes. Puis il ajoute[12] :

« Regarde, par conséquent, combien tout cela est obscur. Si ce qu’Aristote dit dans la Science physique est la vérité, il n y a ni épicycle ni excentrique, et tout tourne autour du centre de la Terre. Mais d’où viendraient alors aux planètes tous ces mouvements divers ? Est-il possible d’une manière quelconque que le mouvement soit parfaitement circulaire et égal et qu’il réponde en même temps aux phénomènes visibles, si ce n’est en l’expliquant par l’une des deux hypothèses ou par toutes les deux à la fois ? D’autant plus qu’en admettant tout ce que Ptolémée a dit,… les calculs faits d’après ces hypothèses ne se trouvent pas en défaut d’une seule minute… Comment se figurer sans épicycle la rétrogradation apparente d’une planète, avec ses autres mouvements ? Et comment, d’autre part, imaginer qu’il y ait dans le Ciel un roulement, un mouvement autour d’un centre non fixe ? Et c’est là une perplexité réelle. »

Par quel moyen le penseur se dégagera-t-il de cette perplexité ? Par le moyen qu’ont indiqué Posidonius, Géminus, Ptolémée, Proclus, Simplicius. Maïmonide adopte les doctrines de ces Hellènes, et les termes dont ils se sont servis pour exprimer leur idée sont presque identiques à ceux qu’il emploie pour formuler sa pensée.

Voici, par exemple, un passage[13] où Ptolémée seul est cité, mais où l’on croirait entendre les propres paroles de Simplicius :

« Sache que si un simple mathématicien lit et comprend ces sujets astronomiques dont il a été parlé, il peut croire qu’il s’agit là d’une preuve décisive pour démontrer que tels sont la forme et le mouvement de ces sphères. Cependant, il n’en est pas ainsi, et ce n’est pas là ce que cherche la Science astronomique. À la vérité, il y a de ces sujets qui sont susceptibles d’une démonstration ; c’est ainsi, par exemple, qu’il est démontré que l’orbite du Soleil décline de l’équateur, et il n’y a pas de doute là-dessus. Mais que le Soleil ait une sphère excentrique ou un épicycle, c’est ce qui n’a pas été démontré et l’Astronomie ne se préoccupe pas de cela ; car le but de cette science est de poser un système par lequel le mouvement de l’astre puisse être uniforme, circulaire, sans être jamais hâté, ni retardé, ni changé de sens, et dont le résultat soit d’accord avec ce qui se voit. En outre, l'astronome se propose de diminuer autant que possible les mouvements et le nombre des sphères ; si, par exemple, nous pouvons poser un système selon lequel les mouvements visibles de tel astre se justifient au moyen de trois sphères, et un autre système selon lequel la même chose peut se justifier à l'aide de quatre sphères, le mieux est de s’en tenir au système suivant lequel le nombre des mouvements est le moindre. C’est pourquoi nous préférons, pour le Soleil, l’excentrique à l’épicycle, comme l’a dit Ptolémée. »

D’où vient cette impuissance où gît l’astronome à transformer ses hypothèses en vérités démontrées ? Elle a pour cause le caractère borné de la Science humaine, qui ne peut atteindre à la connaissance des choses célestes. Ptolémée l’a insinué, Proclus l’a dit avec plus de force et Maïmonide le répète[14] :

« Ce que j’ai déjà dit plus haut, je le répéterai ici : C’est que tout ce qu’Aristote a dit sur les choses sublunaires a une suite logique ; ce sont des choses dont la cause est connue et qui se déduisent les unes des autres, et la place qu’y tiennent la sagesse et la prévoyance de la Nature est évidente et manifeste. Quant à tout ce qui est dans le Ciel, l’homme n’en connaît rien si ce n’est ce peu de théories mathématiques ; et tu vois ce qu’il en est. Je dirai, en me servant d’une locution poétique : Les cieux appartiennent à l’Éternel, mais la terre, il l’a donnée aux fils d’Adam (Ps. CXIV, 16), c’est-à-dire que Dieu seul connaît parfaitement la véritable nature du Ciel, sa substance, sa forme, ses mouvements et leurs causes ; mais pour ce qui est au-dessous du Ciel, il a donné à l’homme la faculté de le connaître, car c’est là son monde, et la demeure où il a été placé et dont il forme lui-même une partie. Et c’est la vérité ; car il nous est impossible d’avoir les éléments nécessaires pour raisonner sur le Ciel, qui est loin de nous et trop élevé par sa place et son rang… Mais fatiguer les esprits avec ce qu’ils ne sauraient saisir, n’ayant même pas d’instruments pour y arriver, ne serait qu’un manque de bon-sens et une espèce de folie. »

Il est donc sensé de s’efforcer à la construction d’une Physique sublunaire qui nous enseigne les véritables propriétés des éléments et de leurs mixtes ; il est insensé de tenter la construction d’une Physique céleste qui prétende, par ses principes, connaître de la cinquième essence. Telle est la conclusion à laquelle s’arrête Maïmonide.


  1. Maurice Steinschneider, Notice sur un ouvrage astronomique inédit d’Inb Haitam (Bulletino di Bibliografia e di Storia delle Scienze matematiche e fisiche pubblicato da B. Boncompagni, t. XIV, 1883, pp. 733-736).
  2. Steinschneider, loc. cit., p. 723.
  3. Ernest Renan, Averroès et l’Averroïsme, essai historique ; Paris, 1852 ; p. 11.
  4. Aristotelis De Caelo cum Averrois Cordubensis commentariis ; libri secundi summae secundae quaesitum II, comm. 32, et quaesitum V, comm. 35.
  5. Aristotelis Metaphysica cum Averrois Cordubensis expositione ; libri XII summae secundae cap. IV, comm. 45.
  6. Averroès, De Caelo, lib. II, comm. 35.
  7. Averroès, Metaphysica lib. XII, summa II, cap IV, comm. 45.
  8. Averroès, loc. cit.
  9. Alpetragii Arabi Planetarum theorica, physicis rationibus probata nuperrime latinis litteris mandata a Calo Calonymos Hebreo Neapolitano, ubi nititur salvare apparentias absque eccentricis et epicyclis. Colophon : Venetiis, in aedibus Luce antonii Junte Florentini, anno Domini MDXXXI mense Januario.
  10. Le guide des égarés, traité de Théologie et de Philosophie par Moïse ben Maimoun dit Maïmonide, publié pour la première fois dans l’original arabe et accompagné d’une traduction française et de notes critiques, littéraires et explicatives par S. Munk ; 3 vol. Paris, 1856-1857.
  11. Maïmonide, Op. cit., deuxième partie, ch. XXIII ; trad. Munk, t. II, p. 183.
  12. Maïmonide, loc. cit., pp. 192-193.
  13. Maïmonide, Op. cit., deuxième partie, ch. XI ; trad. Munk, t. II, pp. 92-93.
  14. Maïmonide, Op. cit., deuxième partie, ch. XXIV ; trad. Munk, t. II, pp. 194-195.