ΣΩΖΕΙΝ ΤΑ ΦΑΙΝΟΜΕΝΑ
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I
la science hellénique.

Si nous voulons trouver la source de la tradition dont nous prétendons suivre le cours, il nous faut remonter à Platon.

Reçues et mises en pratique par Eudoxe, les opinions de Platon touchant les hypothèses astronomiques ont été recueillies, dans les écrits d’Eudoxe, par un disciple immédiat d’Aristote, Eudème ; celui-ci les a rapportées au second livre de son Ἀστρολογικη ἱστορία ; Sosigène, philosophe et astronome qui fut le maître d’Alexandre d’Aphrodisie, les a empruntées à cette Histoire astrologique et les a transmises à Simplicius, de qui nous les tenons[1].

Voici donc en quels termes se trouve formulée, au Commentaire de Simplicius, cette tradition platonicienne : « Platon admet en principe que les corps célestes se meuvent d’un mouvement circulaire, uniforme et constamment régulier[2] ; il pose alors aux mathématiciens ce problème : Quels sont les mouvements circulaires, uniformes et parfaitement réguliers qu’il convient de prendre pour hypothèses, afin que l’on puisse sauver les apparences présentées par les planètes ? Τίνων ὑποτεθέντων δι᾿ὁμαλῶν καὶ ἐγκυκλιων καὶ τεταγμένων κινὴσεων δυνήσεται διασωθῆναι τὰ περὶ τοὺς πλανωμένους φαινόμενα ; »

Le but de l’Astronomie est ici défini avec une extrême netteté ; cette science combine des mouvements circulaires et uniformes destinés à fournir un mouvement résultant semblable au mouvement des astres ; lorsque ses constructions géométriques assignent à chaque planète une marche conforme à celle que révèlent les observations, son but est atteint, car ses hypothèses ont sauvé les apparences.

Ce problème est bien celui qui a sollicité les efforts d’Eudoxe et de Calippe ; sauver les apparences (σώζειν τὰ φαινόμενα) est le seul objet en vue duquel ils aient combiné leurs hypothèses ; lorsque Calippe a modifié en quelques points la combinaison de sphères homocentriques qu’Eudoxe avait agencée, c’est uniquement parce que les hypothèses de son prédécesseur ne s’accordaient pas avec certains phénomènes, et qu’il a voulu que ces phénomènes fussent sauvés à leur tour.

Si l’astronome doit se déclarer pleinement satisfait lorsque les hypothèses qu’il a combinées ont sauvé les apparences, l’esprit humain n’est-il pas en droit d’exiger autre chose ? Ne peut-il découvrir et analyser quelques caractères de la nature des corps célestes ? Ces caractères ne peuvent-ils lui servir à marquer certains types auxquels les hypothèses astronomiques devront nécessairement se conformer ? Ne devra-t-on pas, dès lors, déclarer irrecevable une combinaison de mouvements qui ne pourrait s’ajuster à aucun de ces types, lors même que cette combinaison sauverait les apparences ?

À côté de la méthode de l’astronome, si nettement définie par Platon, Aristote admet l’existence et la légitimité d’une telle méthode ; il la nomme la méthode du physicien.

Lorsqu’il compare en sa Physique[3], la méthode du mathématicien et la méthode du physicien, le Stagirite pose certains principes qui s’appliquent, assurément, à la question dont nous venons de parler, mais qui ne permettent pas d’en pousser fort loin l’analyse. Il remarque que le géomètre et le physicien considèrent souvent le même objet, qu’ils étudient la même figure ou le même mouvement, mais qu’ils le considèrent à des points de vue différents. Cette figure, ce mouvement, le géomètre les contemple en eux-mêmes et d’une manière abstraite ; le physicien, au contraire, les étudie comme la limite de tel corps, le mouvement de tel mobile.

Ce trop vague enseignement ne nous permet pas de saisir pleinement la pensée d’Aristote touchant la méthode de l’astronome et la méthode du physicien ; si nous voulons vraiment pénétrer cette pensée, il nous faut examiner comment elle a été mise en pratique en l’œuvre même du Stagirite.

Eudoxe qui l’a précédé de peu et dont il a longuement étudié les théories, Calippe qui fut son contemporain et son ami, ont exactement suivi la méthode de l’astronome, telle que Platon l’avait définie ; cette méthode est donc parfaitement familière à Aristote. Mais, de son côté, il en pratique une autre. Il exige que l’Univers soit sphérique, que les orbes célestes soient solides, que chacun d’eux ait un mouvement circulaire et uniforme autour du centre du Monde, que ce centre soit occupé par une Terre immobile. Ce sont autant de conditions restrictives qu’il impose aux hypothèses des astronomes, et il n’hésiterait pas à rejeter une combinaison de mouvements qui prétendrait s’affranchir de quelqu’une de ces conditions. S’il les impose, cependant, ce n’est pas qu’elles lui semblent indispensables pour sauver les apparences que les observateurs constatent ; c’est qu’elles sont exigées, selon lui, par la perfection de l’essence dont les cieux sont formés et par la nature du mouvement circulaire. Tandis qu’Eudoxe et Calippe, suivant la méthode de l’astronome, contrôlent leurs hypothèses en examinant si elles sauvent les apparences, Aristote prétend diriger le choix de ces hypothèses par des propositions qu’ont justifiées certaines spéculations sur la nature des corps ; sa méthode est celle du physicien.

À côté de la méthode de l’astronome, y a-t-il avantage à introduire cette nouvelle méthode qui, par une autre voie, se propose de résoudre le même problème ? On en pourrait douter si la méthode de l’astronome était capable de donner une réponse exempte d’ambiguïté à la question que Platon lui a posée. Mais s’il n’en est pas ainsi, s’il est possible de sauver également les apparences au moyen de diverses combinaisons de mouvements circulaires et uniformes, comment choisira-t-on entre ces hypothèses différentes, mais également satisfaisantes au jugement de l’astronome? Ne faudra-t-il pas, pour ce choix, recourir à la décision du physicien dont la méthode apparaîtra, dès lors, comme le complément indispensable de la méthode astronomique ?

Or il est possible de sauver également les apparences par des combinaisons différentes de mouvements circulaires et uniformes. Le sens géométrique des Grecs était trop aiguisé pour que cette vérité ait pu leur demeurer longtemps cachée ; de très anciens systèmes astronomiques, celui de Philolaüs par exemple, n’avaient pu germer qu’en des esprits bien convaincus de ce principe : Un même mouvement relatif peut être obtenu au moyen de mouvements absolus différents.

En tous cas, une circonstance se présenta où les astronomes durent acquérir une conscience particulièrement nette de cette vérité : Des hypothèses différentes peuvent être également propres à représenter les phénomènes. Cette circonstance s’offrit au cours des recherches d’Hipparque.

Hipparque a prouvé, en effet, que l’on pouvait également représenter la marche du Soleil ou bien en supposant que cet astre décrivît un cercle excentrique au Monde, ou bien en admettant qu’il fût porté par un cercle épicycle, pourvu que la révolution de cet épicycle s’effectuât précisément dans le temps que son centre parcourait un cercle concentrique au Monde.

Hipparque semble avoir été grandement frappé de cette concordance entre les résultats de deux hypothèses très différentes. En son enseignement que Théon de Smyrne nous a conservé, Adraste d’Aphrodisie rappelait ce sentiment éprouvé par Hipparque : « Hipparque, disait-il[4], a fait remarquer qu’elle est digne de l’attention du mathématicien, la recherche de l’explication des phénomènes à l’aide d’hypothèses si différentes, celle des cercles excentriques et celle des cercles concentriques parcourus par des épicycles. »

Il n’y a assurément qu’une seule hypothèse qui soit conforme à la nature des choses (κατὰ φύσιν). Toute hypothèse astronomique qui sauve les phénomènes concorde avec celle-là en toutes les conséquences qui peuvent être comparées aux observations ; c’est ce que les Grecs entendaient en disant de diverses hypothèses qui engendrent le même mouvement résultant qu’elles s’accordent entre elles par accident (κατὰ συμβεβηκὸς).

« Il est évidemment conforme à la raison[5] qu’il y ait accord entre les deux hypothèses des mathématiciens sur les mouvements des astres, celle de l’épicycle et celle de l’excentrique ; l’une et l’autre s’accordent par par accident avec celle qui est conforme à la nature des choses, ce qui faisait l’objet de l’admiration d’Hipparque. »

Entre ces diverses hypothèses qui s’accordent entre elles par accident, qui sauvent également les phénomènes, qui, par conséquent, sont équivalentes au jugement de l’astronome, quelle est celle qui est conforme à la Nature ? C’est au physicien de décider. Si nous en croyons Adraste[6], Hipparque, plus expert en Astronomie qu’en Physique, se serait montré inhabile à justifier cette décision :

« Il est clair que, pour les motifs expliqués, des deux hypothèses, dont chacune est la conséquence de l’autre, celle de l’épicycle paraît la plus commune, la plus généralement admise, la plus conforme à la nature des choses. Car l’épicycle est un grand cercle d’une sphère solide, celui que la planète décrit dans son mouvement sur cette sphère, tandis que l’excentrique diffère entièrement du cercle qui est conforme à la nature et est plutôt décrit par accident. Hipparque, persuadé que le phénomène se produit ainsi, vante l’hypothèse de l’épicycle comme sienne propre et dit qu’il est probable que tous les corps célestes sont uniformément placés par rapport au centre du Monde et qu’ils lui sont semblablement unis. Mais lui-même, ne connaissant pas suffisamment la Physique, n’a pas bien compris quel est le vrai mouvement des astres, qui est d’accord avec la nature des choses, ni celui qui est par accident, et qui n’est qu’une apparence. Il pose cependant en principe que l’épicycle de chaque planète se meut sur un cercle concentrique et que la planète se meut sur l’épicycle. »

En prouvant que deux hypothèses distinctes pouvaient s’accorder par accident et sauver également toutes les apparences du mouvement solaire, Hipparque a grandement contribué à délimiter exactement la portée des théories astronomiques. Adraste s’est attaché[7] à prouver que l’hypothèse de l’excentrique était une conséquence de l’hypothèse de l’épicycle ; Théon démontre que l’hypothèse de l’épicycle peut, inversement, être considérée comme une conséquence de l’hypothèse de l’excentrique. Ces propositions mettent en évidence, selon lui, l’impossibilité où se trouve l’astronome de découvrir l’hypothèse vraie, celle qui est conforme à la nature des choses : « À quelque hypothèse que l’on s’arrête,[8] les apparences seront sauvées ; c’est pour cela que l’on peut considérer comme vaines les discussions des mathématiciens, dont les uns disent que les planètes ne sont emportées que sur des cercles excentriques, dont les autres prétendent qu’elles sont portées par des épicycles, et d’autres encore qu’elles se meuvent autour du même centre que la sphère des étoiles fixes. Nous démontrerons que les planètes décrivent par accident ces trois sortes de cercles, un cercle autour du centre de l’Univers ou un cercle excentrique ou un cercle épicycle. »

Si la décision qui détermine l’hypothèse vraie échappe à la compétence de l’astronome, de celui qui se contente de combiner les figures abstraites du géomètre et de les comparer aux apparences décrites par l’observateur, elle est donc réservée à celui qui a médité sur la nature des corps célestes, au physicien ; celui-là seul est apte à poser les principes à l’aide desquels l’astronome discernera l’ hypothèse vraie parmi plusieurs suppositions également propres à sauver les phénomènes. Voilà ce que le stoïcien Posidinius affirmait dans ses Μετεωρολογιχα. Geminus, dans un commentaire abrégé des Météores de Posidonius, reproduisait cette doctrine ; et, afin d’éclairer la comparaison entre le mathématicien et le physicien qu’Aristote avait donnée, au second chapitre du IIe livre des Physiques, Simplicius reproduisait le passage écrit par Géminus.

Voici ce passage[9] :

« Il appartient à la Théorie physique d’examiner ce qui concerne l’essence du Ciel et des astres, leur puissance, leur qualité, leur génération et leur destruction ; et, par Jupiter, elle a aussi pouvoir de donner des démonstrations touchant la grandeur, la figure et l’ordre de ces corps. L’Astronomie, au contraire, n’a aucune aptitude à parler de ces premières choses ; mais ses démonstrations ont pour objet l’ordre des corps célestes, après qu’elle a déclaré que le Ciel est vraiment ordonné ; elle discourt des figures, des grandeurs et des distances de la Terre, du Soleil et de la Lune ; elle parle des éclipses, des conjonctions des astres, des propriétés qualitatives et quantitatives de leurs mouvements. Puis donc qu’elle dépend de la théorie qui considère les figures au point de vue de la qualité, de la grandeur et de la quantité, il est juste qu’elle requière le secours de l’Arithmétique et de la Géométrie ; et au sujet de ces choses, qui sont les seules dont elle soit autorisée à parler, il est nécessaire qu’elle s’accorde avec l’Arithmétique et la Géométrie. Bien souvent, d’ailleurs, l’astronome et le physicien prennent le même chapitre de la Science pour objet de leurs démonstrations ; ils se proposent, par exemple, de prouver que le Soleil est grand, ou que la Terre est sphérique ; mais, dans ce cas, ils ne procèdent pas par la même voie ; le physicien doit démontrer chacune de ses propositions en les tirant de l’essence des corps, de leur puissance, de ce qui convient le mieux à leur perfection, de leur génération, de leur transformation ; l’astronome, au contraire, les établit au moyen des circonstances qui accompagnent les grandeurs et les figures des particularités qualitatives du mouvement, du temps qui correspond à ce mouvement. Souvent, le physicien s’attachera à la cause et portera son attention sur la puissance qui produit l’effet qu’il étudie, tandis que l’astronome tirera ses preuves des circonstances extérieures qui accompagnent ce même effet ; il n’est point né capable de contempler la cause, de dire, par exemple, quelle cause produit la forme sphérique de la Terre et des astres. Dans certaines circonstances, dans le cas, par exemple, où il raisonne des éclipses, il ne se propose aucunement de saisir une cause ; dans d’autres cas, il croit devoir poser certaines manières d’être, à titre d’hypothèses, de telle façon que ces manières d’être une fois admises, les phénomènes soient sauvés. Par exemple, il demande pourquoi le Soleil, la Lune, et les autres astres errants semblent se mouvoir irrégulièrement ; que l’on suppose excentriques au Monde les cercles décrits par les astres, ou que l’on suppose chacun des astres entraîné en la révolution d’un épicycle, l’irrégularité apparente de leur marche est également sauvée ; il faut donc déclarer que les apparences peuvent être également produites par l’une ou l’autre de ces manières d’être, en sorte que l’étude pratique des mouvements des astres errants est conforme à l’explication que l’on aura supposée. C’est pour cela qu’Héraclide de Pont déclarait qu’il est possible de sauver l’irrégularité apparente du mouvement du Soleil en admettant que le Soleil demeure immobile et que la Terre se meut d’une certaine manière. Il n’appartient donc aucunement à l’astronome de connaître quel corps est en repos par nature, de quelle qualité sont les corps mobiles ; il pose à titre d’hypothèse que tels corps sont immobiles, que tels autres sont en mouvement, et il examine quelles sont les suppositions avec lesquelles s’accordent les apparences célestes. C’est du physicien qu’il tient ses principes, principes selon lesquels les mouvements des astres sont réguliers, uniformes et constants ; puis, au moyen de ces principes, il explique les révolutions de toutes les étoiles, aussi bien de celles qui décrivent des cercles parallèles à l'équateur que des astres qui parcourent des cercles obliques ».

Nous avons tenu à citer ce texte en entier ; l’Antiquité ne nous en fournit aucun ou le rôle de l’astronome et le rôle du physicien soient plus exactement définis. Posidonius, pour marquer l’incapacité où se trouve l’astronome de saisir la véritable nature des mouvements célestes, invoque l'équivalence, découverte par Hipparque, entre l’hypothèse de l’excentrique et l’hypothèse de l’épicycle ; à côté de cette vérité, il mentionne, en citant Héraclide de Pont, l’équivalence entre le système géocentrique et le système héliocentrique.

Le platonicien Dercyllide, qui vivait au temps d’Auguste, avait composé un ouvrage intitulé : Περὶ του̂ ἀτπάκτου καὶ τω̂ν σφονδύλων ἐν τη̂ Πλάτωνι λεγομένων. — Des fuseaux dont il est question dans la République de Platon. Cet écrit renfermait des théories astronomiques dont Théon de Smyrne nous a conservé le résumé[10].

Sur les relations de l’Astronomie et de la Physique, le platonicien Dercyllide pense exactement comme le stoïcien Posidonius. « De même, dit-il[11], qu’en Géométrie et en Musique, il est impossible, sans faire d’hypothèses, de déduire les conséquences des principes, de même en Astronomie, il faut exposer en premier lieu les hypothèses à partir desquelles procède la théorie du mouvement des astres errants. Mais peut-être, avant toute autre chose, convient-il de poser les principes sur lesquels repose l'étude des Mathématiques, ainsi que tout le monde en convient. »

La recherche de ce qui est en repos et de ce qui est en mouvement appartient au physicien, avait affirmé Posidonius ; aussi, Dercyllide prend-il soin de placer au nombre des principes qui précèdent les hypothèses astronomiques, les propositions qui déterminent les corps absolument fixes : « Puisqu’il n’est pas conforme à la raison que tous les corps soient en mouvement ou qu’ils soient tous en repos, mais puisque les uns sont en mouvement et les autres immobiles, il faut rechercher ce qui est nécessairement en repos dans l’Univers et ce qui est en mouvement. Il ajoute qu’il faut croire que la Terre, foyer de la maison des dieux, suivant Platon, reste en repos et que les planètes se meuvent avec toute la voûte céleste qui les enveloppe. »

Ces principes que le physicien établit et formule, Dercyllide ne laisse pas au mathématicien la faculté de s’en affranchir ; celui-ci n’aurait pas le droit de poser des hypothèses destinées à sauver les apparences, si ces hypothèses contredisaient aux principes ; telle serait la supposition attribuée par Posidonius et par Géminus à Héraclide de Pont, supposition selon laquelle le Soleil serait immobile et la Terre mobile ; Dercyllide « rejette avec exécration comme opposés aux fondements de la Mathématique, ceux qui arrêtent les corps en mouvement et qui mettent en mouvement les corps qui sont immobiles par nature et par la place qu’ils occupent ».

Au nombre des principes physiques, si rigoureusement imposés au respect de l’astronome, Dercyllide ne range pas la nécessité, pour tous les mouvements célestes, de se réduire à des rotations autour du centre du Monde ; le mouvement d’une planète sur un épicycle dont le centre décrit lui-même une circonférence concentrique à l’Univers ne lui parait pas contredire à la saine Physique. « Il ne croit pas, nous dit Théonde Smyrne[12], que les cercles excentriques soient la cause du mouvement qui fait varier la distance d’une planète à la Terre. Il pense que tout ce qui se meut dans le Ciel est emporté autour d’un centre unique du mouvement et du Monde ; [il pense donc que le mouvement suivant des excentriques] que présentent les planètes, n’est pas un mouvement principal, mais un mouvement par accident ; il résulte, comme nous l’avons démontré plus haut, du mouvement par épicycle et cercle concentrique, épicycle et cercle qui sont décrits en l’épaisseur d’un orbe homocentrique au Monde. Car chaque orbe à deux surfaces, une surface intérieure qui est concave, et une surface extérieure qui est convexe ; c’est entre ces deux surfaces que l’astre se meut suivant un épicycle et un cercle concentrique ; par l’effet de ce mouvement, il décrit par accident un cercle excentrique. »

Pourquoi Dercyllide regarde-t-il comme opposé aux principes de sa Physique le mouvement d’une planète suivant un cercle excentrique au Monde ? Pourquoi, au contraire, cette même Physique admet-elle qu’une planète décrive un épicycle dont le centre parcourt un cercle concentrique à l’Univers ? Ce que Théon de Smyrne nous rapporte des doctrines de ce platonicien ne nous fournit pas de réponse formelle à cette question. Mais il est permis de supposer que les raisons invoquées par Dercyllide pour justifier son choix ne différaient pas de celles qui font adopter à Adraste d’Aphrodisie une opinion toute semblable.

Au témoignage de Théon de Smyrne[13], Adraste d’Aphrodisie attribue à chaque astre errant un orbe que contiennent deux surfaces sphériques concentriques à l’Univers. À l’intérieur de cet orbe se trouve une sphère pleine qui en occupe toute l’épaisseur. L’astre, enfin, est enchâssé en cette sphère pleine. L’orbite entraîne la sphère pleine en la rotation qu’elle effectue autour du centre du Monde, tandis que la sphère pleine tourne sur elle-même. Par ce mécanisme, la planète décrit un épicycle dont le centre parcourt un cercle concentrique au Monde.

Adraste d’Aphrodisie, et Théon de Smyrne après lui, déclarent ce mécanisme conforme aux principes de la saine Physique ; ces principes ne sont donc plus, pour eux, ce qu’ils étaient pour Aristote ; il semble qu’ils se réduisent, en la pensée de ces astronomes, à cette seule proposition : Les mouvements célestes peuvent être représentés par un assemblage de sphères solides, creuses ou pleines, dont chacune tourne d’un mouvement uniforme autour de son propre centre. « Ce qui est selon la nature, en effet, c’est que certaines lignes circulaires ou hélicoïdales ne soient pas décrites par les astres eux-mêmes, et d’eux-mêmes[14], en sens contraire du mouvement de l’Univers ; c’est qu’il n’existe pas de cercles qui tournent autour de leurs centres particuliers en entraînant des astres qui leur sont invariablement liés…… Comment se pourrait-il, en effet, que de pareils corps fussent liés à des cercles immatériels ? »

Le stoïcien Cléanthe avait répudié[15] les agencements d’orbes solides multiples par lesquels Eudoxe et Calippe rendaient compte des mouvements célestes ; selon Cléanthe, chaque astre se mouvait de lui-même, au sein du Ciel, décrivant la ligne géométrique, l’hippopède, qu’Eudoxe et Calippe lui faisaient parcourir en composant les rotations des diverses orbites. Dercyllide combattait cette manière de voir ; il exigeait que l’hippopède fût décrite par accident et que seules, les rotations uniformes d’orbes solides pussent être regardées comme des mouvements naturels.

C’est cette doctrine de Dercyllide qui inspire visiblement Adraste d’Aphrodisie et Théon de Smyrne ; avec Dercyllide, sans doute, ils l’appliquent non seulement au mouvement en forme d’hippopède, mais encore au mouvement par excentrique ou par épicycle ; ils rejettent toute théorie qui se borne à tracer à l’astre errant un chemin géométrique ; ils acceptent qu’une planète décrive un épicycle dont le centre parcourt un cercle concentrique au Monde, parce qu’ils ont découvert un procédé qui permet d’imposer à l’astre une telle trajectoire en faisant tourner sur elles-mêmes des sphères solides convenablement agencées. Une hypothèse leur semble compatible avec la nature des choses lorsqu'un habile tourneur la peut réaliser avec du métal ou du bois. Combien de nos contemporains n'ont point, de la saine Physique une autre conception !

Théon de Smyrne, d'ailleurs, avoue sans ambages l'extrême importance qu'il accorde à ces représentations matérielles ; il nous apprend[16] qu'il avait construit un agencement de sphères solides capable de figurer la théorie astronomique de Platon ; « Platon dit, en effet, qu'on ferait un travail inutile si l’on voulait exposer ces phénomènes sans des images qui parlent aux yeux. »

Théon va plus loin encore ; il attribue[17] à Platon lui-même l'opinion qui rejette le mouvement excentrique des planètes pour leur donner un mouvement suivant un épicycle dont le centre parcourt un cercle concentrique au monde.

En réalité, Platon n'avait jamais eu à formuler une telle préférence, car jamais, sans doute, ni l'hypothèse de l'excentrique, ni Thypothèse de Pépicycle ne s'était présentée à son esprit ; les révolutions homocentriques à l'Univers sont les seules auxquelles il ait jamais fait allusion dans ses écrits ; Proclus a eu grandement raison d'affirmer à plusieurs reprises[18] cette vérité.

Adraste et Théon, cependant, n'avaient pas entièrement tort en se réclamant des principes de la Physique platonicienne. Platon attribuait à chaque astre un mouvement de rotation autour de son propre centre ; il semble, dès lors, que la rotation de la sphère épicycle sur elle-même n'eût point choqué ses doctrines touchant les révolutions célestes ; il semble qull eût pu se rallier à la théorie du Soleil proposée par Hipparque. Seule, la Physique d'Aristote était vraiment incompatible avec l'existence des épicycles ; incapable d'aucune altération, inaccessible à toute violence, l'essence céleste ne pouvait, selon cette Physique, manifester d'autre mouvement que son mouvement naturel ; et son seul mouvement naturel était la rotation uniforme autour du centre de l'Univers. Pour Adraste d'Aphrodisie et pour Théon de Smyrne, vraisemblablement aussi pour Dercyllide, le mathématicien devait porter son choix sur une hypothèse astronomique qui fût conforme à la nature des choses. Mais, pour ces philosophes, cette conformité ne s'appréciait plus au moyen des principes de Physique qu'Aristote avait posés ; elle se reconnaissait à la possibilité de construire avec des sphères solides convenablement emboîtées un mécanisme qui représentât les mouvements célestes ; le mouvement d'une planète, entraînée par la révolution d'un excentrique dont le centre parcourt un cercle concentrique au Monde, se laissait ainsi figurer par l'art du tourneur ; c'était donc une hypothèse que le physicien pouvait recevoir, en dépit des propriétés de la cinquième essence péripatéticienne, tout aussi bien que le système des sphères homocentriquesd'Eudoxe, de Calippe et d'Aristote. Les progrès de l'Astronomie rendirent bientôt intenable la position prise par Adraste et par Théon. Du jour où Ptolémée, pour représenter les inégalités du mouvement planétaire, fit porter chaque planète par un épicycle dont le centre, au lieu de demeurer toujours à égale distance du centre de l'Univers, décrivait un cercle excentrique au Monde, l'agencement de sphères imaginé par Adraste d'Aphrodisie et par Théon de Smyrne devint incapable de représenter une telle marche. Cette incapacité crût à chacune des complications que Ptolémée fut contraint d'apporter aux hypothèses primitives d'Hipparque, afin que les phénomènes fussent sauvés. Assurément, un péripatéticien ne pouvait déclarer les hypothèses de la Syntaxe conformes aux principes de sa Physique, car elles ne réduisaient pas tous les mouvements célestes à des révolutions homocentriques ; mais un disciple d'Adraste et de Théon ne pouvait, davantage, les regarder comme physiquement recevables, car aucun tourneur, semble-t-il, n’en pouvait construire une représentation faite de bois ou de métal. Il est donc clair que les partisans de Ptolémée étaient tenus, sous peine de renoncer à leur doctrine, d’affranchir les hypothèses astronomiques des conditions auxquelles les physiciens les avaient, en général, asservies.

Ptolémée attribue[19] à chacun des astres errants un orbe d’une certaine épaisseur, contigu aux orbes de l’astre qui le précède et de l’astre qui le suit. Entre les deux surfaces sphériques, concentriques au Monde, qui délimitent son orbe, la planète se meut ; son mouvement résulte des hypothèses nombreuses et compliquées qui ont été exposées en la Syntaxe. Comment doit-on concevoir l’accord de ces suppositions avec les principes de la Physique ? En d’autres termes, quelles conditions la Physique est-elle en droit d’imposer aux hypothèses de l’Astronomie ? C’est une question à laquelle Ptolémée, plus géomètre et astronome que philosophe, ne s’attarde guère. Il la touche cependant en un passage[20] dont le sens paraît singulièrement fort et précis, lorsqu’on le commente en le comparant à tout ce qui vient d’être dit. L’astronome qui cherche des hypothèses propres à sauver les mouvements apparents des astres ne connaît d’autre guide que la règle de la plus grande simplicité : « Il faut, du mieux qu’on le peut, adapter les hypothèses les plus simples aux mouvements célestes ; mais si elles ne suffisent pas, il faut en prendre d’autres qui conviennent mieux. » L’exacte représentation des mouvements célestes pourra contraindre l’astronome à compliquer graduellement ses suppositions ; mais la complexité du système auquel il se sera arrêté ne pourra être un motif de rejeter ce système s’il s’accorde exactement avec les observations : « En effet, si chacun des mouvements apparents se trouve sauvé à titre de conséquence des hypothèses, qui donc pourrait trouver étonnant que, de ces mouvements compliqués, résultent[21] les mouvements des corps célestes ?

« Que l’on n’aille pas considérer les constructions que nous avons agencées, afin de juger par là les difficultés mêmes des hypothèses. Il ne convient pas, en effet, de comparer les choses humaines aux choses divines ; il ne faut pas fonder notre confiance touchant des objets si haut placés, en nous appuyant sur des exemples tirés de ce qui en diffère le plus. Y a-t-il rien, en effet, qui diffère plus des êtres immuables que les êtres continuellement changeants ? Des êtres qui sont soumis à la contrainte de l’Univers entier que les êtres affranchis même de la contrainte qu’ils exercent ? »

C’est donc folie de vouloir imposer aux mouvements des corps célestes l’obligation de se laisser figurer par des mécanismes de bois ou de métal.

« Tant que nous considérons ces représentations construites par nous, nous trouvons pénibles la composition et la succession des divers mouvements ; les agencer de telle manière que chacun d’eux puisse s’effectuer librement nous paraît une tâche impraticable. Mais si nous examinons ce qui se passe dans le Ciel, nous ne sommes plus du tout entravés par un semblable mélange de mouvements ».

Assurément, Ptolémée veut marquer, en ce passage, que les mouvements multiples qu’il compose, en la Syntaxe, pour déterminer la trajectoire d’un astre n’ont aucune réalité ; le mouvement résultant est le seul qui se produise dans le Ciel.

Parmi les mouvements que l’astronome est ainsi conduit à attribuer aux astres pour sauver les phénomènes, pourrait-il s’en rencontrer auxquels répugnerait la nature de l’essence céleste ? Nullement. « Il n’y a, dans la région où se produisent ces mouvements, aucune essence qui soit, par nature, douée de la puissance de s’opposer à ces mouvements ; ce qui s’y trouve cède avec indifférence aux mouvements naturels de chacun des astres et les laisse passer, bien que ces mouvements se produisent en des sens opposés ; en sorte que tous les astres peuvent passer, et que tous peuvent être aperçus, au travers de tous les fluides qui sont répandus d’une manière homogène. »

Malgré la concision de cet exposé, nous y percevons nettement la doctrine que Ptolémée professe touchant les hypothèses astronomiques.

Les diverses rotations sur des cercles concentriques ou excentriques, sur des épicycles, qu’il faut composer pour obtenir la trajectoire d’un astre errant sont des artifices combinés en vue de sauver les phénomènes à l’aide des hypothèses les plus simples qui se puissent trouver. Mais il faut bien se garder de croire que ces constructions mécaniques aient, dans le Ciel, la moindre réalité. L’orbe de chacun des astres errants est rempli d’une substance fluide qui n’oppose aucune résistance au mouvement des corps qu’elle baigne. Au sein de cette substance, l’astre décrit sa trajectoire plus ou moins compliquée sans qu’aucune sphère solide le guide en sa marche. Tout en professant une théorie astronomique plus savante, Ptolémée se réclame d’une Physique toute semblable à celle de Cléanthe. Il n’a cure des critiques que Dercyllide, Adraste d’Aphrodisie et Théon de Smyme adressaient à cette Physique.

L’attitude de Ptolémée à l’égard du théorème d’Hipparque marque nettement la rupture avec les principes dont se réclamaient Adraste et Théon. Le mouvement du Soleil est également sauvé soit que l’on fasse décrire à cet astre un cercle excentrique au Monde, soit qu’on le fasse tourner sur un épicycle dont le centre demeure toujours à la même distance du centre de l’Univers. De ces deux hypothèses, quelle est celle qu’une saine Physique commande d’adopter ? Selon Adraste et Théon, c’est l’hypothèse de l’épicycle, car un mécanisme formé de sphères solides emboîtées les unes dans les autres permet alors de figurer la marche du Soleil. Selon Ptolémée[22] « il est plus raisonnable de s’attacher à l’hypothèse de l'excentrique, parce qu’elle est plus simple, et qu’elle ne suppose qu’un seul et non deux mouvements. »

La doctrine exposée par Ptolémée en ce passage semble avoir été pleinement adoptée par Proclus, qui s’en occupe en diverses parties de ses écrits.

Il l’examine, en particulier, à la fin du livre où, sous le titre d’Hypotyposes[23], il présente le tableau des hypothèses astronomiques de Ptolémée.

Tout l’effort de Proclus va à établir que les mouvements hypothétiques en des excentriques et des épicycles qui, par leur composition, reproduisent le mouvement des astres errants sont de pures abstractions. Ces mouvements ne subsistent qu’en l’esprit de l’astronome ; ils ne sont rien dans les cieux. Seul, le mouvement complexe et indécomposé de chaque astre est doué de réalité.

Cette affirmation heurte directement la doctrine selon laquelle les corps célestes, par essence, ne peuvent éprouver que des mouvements circulaires et uniformes. Proclus le sait et le proclame : « Les astronomes qui ont présupposé l’uniformité des mouvements des corps célestes ignoraient que l’essence de ces mouvements est, au contraire, irrégularité. »

En vertu du principe que leur Physique a posé, ces astronomes regardent le mouvement compliqué et irrégulier d’une planète, celui qui apparaît à l’observation, comme le résultat de plusieurs mouvements simples, accomplis suivant un excentrique et un épicycle ; ceux-ci sont, pour eux, les seuls mouvements réels ; celui-là n’est qu’une apparence.

Mais au sujet de ces excentriques et de ces épicycles, deux opinions sont en présence : « Ou bien ces cercles sont simplement fictifs et idéaux ; ou bien ils ont une existence réelle au sein des sphères des astres, sphères à l'intérieur desquelles ils sont donnés. »

Si ces excentriques et ces épicycles, si les mouvements par lesquels les astres les parcourent sont de pures conceptions de l’esprit, comment seraient-ils les seuls mouvements réels et véritables, tandis que les mouvements observés ne seraient que des apparences ? Ceux qui le prétendent « oublient que ces cercles sont seulement dans la pensée ; ils font des échanges entre des corps naturels et des conceptions mathématiques ; ils donnent les causes des mouvements naturels au moyen de choses qui n’ont point d’existence en la nature[24] ».

Prendra-t-on le second parti ? Déclarera-t-on que les excentriques et les épicycles ne sont point de simples conceptions de l’esprit, mais des corps physiquement réalisés en l’essence céleste ? Ceux qui raisonnent ainsi se heurtent à des impossibilités : « En admettant, en effet, que les mouvements irréguliers des astres sont véritablement produits par ces cercles, que ceux-ci ont une existence réelle au sein des cieux, ces astronomes détruisent la continuité des sphères en lesquelles se trouvent ces cercles qu’ils meuvent les uns dans un sens, les autres en sens contraire, et ceux-ci suivant une autre loi que ceux-là. »

Les combinaisons de mouvements proposées par les astronomes étant de pures conceptions, dénuées de toute réalité, elles n’ont pas à être justifiées à l’aide des principes de la Physique ; elles doivent seulement être disposées de telle sorte que les apparences soient sauvées. Les astronomes « ne concluent pas les conséquences à partir des hypothèses, comme l'on fait dans les autres sciences ; mais prenant les conclusions pour point de départ, ils s'efforcent de construire des hypothèses desquelles résultent nécessairement des effets conformes à ces conclusions. — Οὑκ ἀπὸ τῶν ὑποθέσεων τὰ ἑξη̂ς συμπεραίνουσιν, ὡσπερ αἱ ἄλλαι επιστήμαι, ἀλλʹ ἀπὸ τω̂ν συμπερασμάτων τὰς ὐποθέσεις ἐξ ὡ̂ν ταυ̂τα δεικνύναι ἔδει πλάττειν ἐγχειρου̂σι ». Ne croyons pas, cependant, lorsque ces hypothèses nous auront permis de décomposer le mouvement complexe des astres en mouvements plus simples, que nous soyons parvenus à découvrir les mouvements réels sous des mouvements apparents ; les mouvements réels, ce sont ceux-là mêmes qui se manifestent à nous ; le but que nous aurons alors atteint est plus modeste ; nous aurons simplement rendu les phénomènes célestes accessibles aux calculs des astronomes : « Ces hypothèses sont conçues en vue de découvrir la forme des mouvements des astres, lesquels, en réalité, se meuvent conformément à ce qui paraît ; grâce à elles, on peut aborder la mesure des particularités qui s’offrent en ces astres. — Ἵνα γένηται καταληπτὸν τὸ μέτπον τῶν ἐν αὐτοῖς. »

Déjà Ptolémée avait mis les astronomes en garde contre la tentation de comparer les choses divines aux choses humaines. Ce rappel à la modestie qui sied à notre science est entendu par Proclus ; il s’accorde fort justement, d’ailleurs, avec le Platonisme du philosophe athénien :

« Par suite de notre faiblesse, dit-il[25] il s’introduit de l’inexactitude dans la suite des images par lesquelles nous représentons ce qui est. Pour connaître, en effet, il faut que nous usions de l’imagination, du sentiment et d’une foule d’autres instruments. Car les dieux ont réservé toutes ces choses à l’un d’entre eux, à la divine Intelligence.

« Lorsqu’il s’agit des choses sublunaires, nous nous contentons, à cause de l’instabilité de la matière qui les forme, de prendre ce qui se produit dans la plupart des cas. Lorsque d’autre part, nous voulons connaître les choses célestes, nous usons du sentiment, et nous faisons appel à une foule d’artifices fort éloignés de toute vraisemblance. Par suite, au sujet de chacune de ces choses, il faut nous contenter d’à peuprès (τὸ ἐγγὺς), nous qui sommes logés, comme l’on dit, au plus bas lieu de l’Univers. Qu’il en soit ainsi, cela est rendu manifeste par les découvertes que l’on fait au sujet de ces choses célestes ; car d’hypothèses différentes on tire les mêmes conclusions relatives aux mêmes objets ; parmi ces hypothèses, il en est qui sauvent les phénomènes au moyen des épicycles, d’autres au moyen des excentriques, d’autres au moyen des sphères dénuées d’astres et tournant à contre-sens[26]

« Les dieux, assurément, ont un plus sûr jugement ; mais pour nous, il faut nous contenter d’atteindre seulement l'à peu près de ces choses ; car nous sommes des hommes,… en sorte que nous parlons selon la vraisemblance et que les discours que nous tenons ressemblent à des fables. »

L’Astronomie donc ne saisit point l’essence des choses célestes ; elle en donne seulement une image ; cette image même n’est point exacte, mais seulement approchée ; elle se contente d’à peu près. Les artifices géométriques qui nous servent d’hypothèses pour sauver les mouvements apparents des astres ne sont ni vrais, ni vraisemblables. Ce sont de pures conceptions que l’on ne saurait réaliser sans formuler des absurdités. Combinés dans l’unique but de fournir des conclusions conformes aux observations, ils ne sont point déterminés sans ambiguïté. Des hypothèses fort différentes peuvent conduire à des conséquences identiques qui sauvent également les apparences. D’ailleurs, ces caractères de l’Astronomie ne doivent pas étonner. Ils marquent simplement que la connaissance de l’homme est bornée et relative, que la science humaine ne saurait rivaliser avec la science divine. Telle est la doctrine de Proclus.

Elle est bien loin, certes, de l’ambitieuse Physique qui, au Περὶ Ούπανοῦ et en la Métaphysique, prétend spéculer si profondément sur l’essence des choses célestes qu’elle parvienne à fixer les principes essentiels de l’Astronomie.

Par plus d’un point, il serait permis de la rapprocher du Positivisme ; dans l'étude de la Nature, elle sépare, comme le Positivisme, les objets qui sont accessibles à la connaissance humaine de ceux qui sont essentiellement inconnaissables à l'homme ; mais la ligne de démarcation n^a pas le même trajet pour Proclus et pour Suart Mill.

Proclus abandonne à la raison humaine l'étude des éléments et des mixtes qui forment le monde sublunaire ; de ceux-là nous pouvons connaître la nature ; nous pouvons construire une Physique des corps soumis à la génération et à la corruption. Des substances célestes, au contraire, nous pouvons connaître les phénomènes, non la nature ; le Λόγος divin peut seul comprendre cette nature.

Du jour où la même nature a été attribuée aux corps célestes et aux corps sublunaires, une telle doctrine a dû être modifiée. En étendant à tous les corps ce que Proclus réservait aux astres, en déclarant que les phénomènes produits en toute matière sont seuls accessibles à la connaissance humaine, tandis que la nature même de cette matière échappe aux prises de notre entendement, le Positivisme moderne s’est constitué.

Simplicius, esprit éclectique, et qui ne’penche point vers les solutions extrêmes, s’en est tenu à une sorte de terme moyen entre l’opinion d’Aristote et l’opinion de Proclus.

Avec Aristote, le commentateur athénien admet que le mouvement circulaire et uniforme est le mouvement essentiel des corps célestes ; il refuse seulement d’accorder au Stagirite que chaque partie de la cinquième essence tourne nécessairement autour du centre du Monde. Les mouvements irréguliers des astres errants ne sont pas, comme le prétendait Proclus, les seuls mouvements réels de ces astres. Ce sont, au contraire, des apparences compliquées, produites par la composition de plusieurs mouvements circulaires et uniformes.

Ces principes, formulés par la Physique, posent donc à l’Astronomie ce problème : Décomposer le mouvement de chaque astre errant en mouvements circulaires et uniformes. Mais, après qu’elle lui a assigné cette tâche, l’étude de l’essence céleste ne fournit pas à l’astronome le moyen de l’accomplir ; elle ne lui enseigne pas quels sont les véritables mouvements circulaires et uniformes qui, seuls, constituent la réalité sous-jacente à la marche apparente d’une planète.

L’astronome, alors, prend la question d’un autre biais. Il imagine certains mouvements circulaires et uniformes que produisent soit des sphères homocentriques dépourvues d’astres, soit des excentriques et des épicycles ; il combine ces mouvements jusqu’à ce qu’il parvienne à sauver les phénomènes. Mais une fois cet objet atteint, il doit bien se garder de croire que ses hypothèses représentent les mouvements réels des astres. Les mouvements simples qu’il a imaginés et composés entre eux ne sont pas plus les mouvements réels des corps célestes que ne le sont les mouvements irréguliers et compliqués qui se manifestent à nos sens.

Les hypothèses des astronomes n’étant point des réalités, mais seulement des fictions dont tout l’objet est de sauver les apparences, on ne saurait s’étonner que des astronomes différents tentent d’atteindre cet objet en usant d’hypothèses différentes.

Telle est, croyons-nous, la doctrine de Simplicius ; elle nous paraît clairement exprimée en divers passages de ses écrits ; voici quelques-uns de ces passages :

"Il est évident[27] que le fait de différer d’opinions au sujet de ces hypothèses ne saurait donner lieu à aucun reproche. L’objet que l’on se propose, en effet, est de savoir si, en admettant certaines suppositions, on parviendra à sauver les apparences. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si des astronomes divers se sont efforcés de sauver les phénomènes en partant d’hypothèses différentes. Δῆλον δέ, ὃτι τὸ περὶ τὰς ὑποθέσεις ταύτας διαφέρεσται οὐκ ἔστιν ἔγκλημα· τὸ γὰρ προκείμεϝόν ἐστι, τίνος ὑποτεθέντος σωθείη ἄν τὰ φαινόμενα ; οὐδὲν οὖν θαυμαστόν, εἰ ἄλλοι ἐξ ἄλλων ὑποθέσεων ἐπειράθησαν διαασῶσαι τὰ φαινόμενα. »

« Voici l’admirable problème des astronomes[28] : Ils se donnent, d’abord, certaines hypothèses ; les anciens, {{tiret|con|temporains contemporains d’Eudoxe et de Calippe, prenaient les hypothèses des sphères dites tournant à contre-sens ; au nombre de ceux-là, on doit compter Aristote qui, en sa Métaphysique, enseigne le système des sphères ; les astronomes qui sont venus après ceux-là ont posé les hypothèses des excentriques et des épicycles. À partir de ces hypothèses, les astronomes s’efforcent de montrer que tous les corps célestes ont un mouvement circulaire et uniforme, que toutes les irrégularités qui se manifestent en l’observation de chacun de ces corps, son mouvement tantôt plus rapide et tantôt plus lent, tantôt direct et tantôt rétrograde, sa latitude tantôt boréale et tantôt australe, ses stations en un même lieu du Ciel, son diamètre apparent tantôt plus grand et tantôt plus petit, toutes ces choses et toutes les choses analogues ne sont que des apparences et nullement des réalités. »

« Pour sauver ces irrégularités[29] les astronomes imaginent que chaque astre se meut à la fois de plusieurs mouvements ; les uns supposent des mouvements suivant des excentriques et des épicycles ; les autres invoquent des sphères homocentriques au Monde, que l’on nomme des sphères tournant à contre-sens. Mais de même que l’on ne regarde pas comme des réalités les stations et les mouvements rétrogrades des planètes, non plus que les additions ou les soustractions des nombres qui se rencontrent dans l’étude des mouvements, et cela bien que les astres semblent se mouvoir de la sorte, de même, une exposition conforme à la vérité n’admet pas non plus les hypothèses comme si elles étaient telles en réalité. En raisonnant sur l’essence des mouvements célestes, les astronomes démontrent que ces mouvements sont exempts de toute irrégularité, uniformes, circulaires, toujours de même sens. Mais ils n’ont pu établir avec exactitude comment les conséquences qu’entraînent ces dispositions sont seulement fictives et comment elles ne sont nullement réelles ; alors ils se contentent de juger qu’il est possible, au moyen de mouvements circulaires, uniformes, toujours de même sens, de sauver les mouvements apparents des astres errants. »

Cette doctrine de Simplicius est semblable de tout point à celle qu’avait formulée Posidonius et dont Géminus avait conservé l’énoncé. Nous n’avons donc pas à nous étonner que Simplicius ait inséré cet énoncé dans ses commentaires à la Physique d’Aristote et qu’il ait paru y voir la meilleure définition des rôles respectifs du mathématicien et du physicien.

  1. Simplicii In Aristotelis quatuor libros de Coelo commentaria ; in lib. II comm. 43 et comm. 46. (Éd. Karsten, p. 219, col. a et p. 221, col. a ; éd. Heiberg, p. 488 et p. 493).
  2. C’est-à-dire constamment de même sens.
  3. Aristote, Φυσικῆς ὰκροάσεως τὸ Β, β. Physicae auscultationis, lib. II, cap. II.
  4. Theonis Smyrnæi Platonici Liber de Astronomia…, textum primus edidit, latine vertit Th. H. Martin-Parisiis, 1849 ; cap. XXVI, p. 245. — Théon de Smyrne, philosophe platonicien, Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon, traduite pour la première fois du grec en français par J. Dupuis ; Paris, 1892. Troisième partie, Astronomie ; ch. XXVI ter, p. 269.
  5. Théon de Smyrne, Op.cit., ch. XXXII ; éd. Th. H. Martin, p. 293 éd. J. Dupuis, p. 299.
  6. Théon de Smyrne, Op. cit., ch. XXXIV ; éd. Th. H. Martin, p. 301 ; éd. J. Dupuis, p. 303.
  7. Théon de Smyrne, Op. cit, ch. XXVI ; éd. Th. H. Martin, pp. 245-247, éd. J. Dupuis, p. 269.
  8. Théon de Smyrne, Op, cit,, ch. XXVI ; éd. Th. H. Martin, pp. 221-223, éd. J. Dupais, p. 251.
  9. Simplicii In Aristotelis physicorum libros quatuor priores commeniaria, edidit Hermannus Diels, Berolini, 1882 ; pp. 291-292 (comm. in lib. II, cap. II).
  10. Theonis Smyrnaei Platonici Liber de Astronomia cum Sereni fragmento, Textum primus edidit, latine vertit, descriptionibus geometricis, dissertatione et notis illustravit Th. H. Martin ; Parisiis, 1849. Théon de Smyrne, philosophe platonicien, Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon, traduite pour la première fois du grec en français par J. Dupuis. Astronomie, chap. XXXIX, XL, XLI,XL1I, XLIII.
  11. Théon de Smyrne, Op. cit., ch. XLI ; éd. Th. H. Martin, p. 327 ; éd. J. Dupuis, p. 323.
  12. Théon de Smyrne, loc, cit., éd. Th. H. Martin, p. 331 ; éd. J. Dupuis, p. 325.
  13. Théon de Smyrne, Op. cit., ch. XXXI et ch. XXXII ; éd. Th. H. Martin, p. 275 et pp. 281-285 ; éd. J. Dupuis, p. 289 et pp. 293-295.
  14. D’après Th. H. Martin (éd. cit., p. 274, note 5), le ms. porte : τὰ ἄστρα αὐτα κατὰτ᾿ αυτὰ ; Th. H. Martin a substitué à ces derniers mots les mots κατὰ ταὐτα ; M. J. Dupuis a suivi cette leçon, qui nous semble fâcheuse.
  15. Joannis Stobari Eclogarum physicarum et ethicarum libri duo, Recensuit Augustus Meineke. Τὸ Α, Φυσικα, Κεφ. κεʹ (Liber I, Physica, cap. XXV), vol. I, p. 145 ; Leipzig, 1860.
  16. Théon de Smyrne, Op. cit., ch. XVI ; éd. Th. H. Martin, p. 203 ; éd. J. Dupuis, p. 239.
  17. Théon de Smyrne, Op. cit., ch. XXXIV ; éd. Th. H. Martin, p. 303; éd. J. Dupuis, p. 305.
  18. Progli Diadochi In Platonis Timaeum commentaria. Edidit Ernestus Diehl ; Lipsiae, 1903-1906. Βιβλίον Γ (Tim. 36 D), t. II, p. 364 ; Βιβλίον Δ (Tim. 39 DE), l. III, p. 96 ; Βιβλίον Δ (Tim. 40 CD), t. III, p. 146.
  19. Claude Ptolémée, Composition mathématique, livre IX, chapitre I ; éd. Halma, t. II, pp. 113-115.
  20. Claude Ptolémée, Composition mathématique, livre XIII, chap. II ; éd. Halma, t. II, pp. 374-375.
  21. Συμβιβηκίναι, arriver par accident, κατά συμβιβηκὸς ; en langage moderne, résulter de la composition d’autres mouvements.
  22. Claude Ptolémée, Composition mathématique, livre III, ch. IV ; éd. Halma, t. I, pp. 183-184.
  23. Hypothèses et époque des planètes de C. Ptolémée et Hypotyposes de Proclus Diadochus, traduites pour la première fois du Grec en Français par M. l’Abbé Halma ; Paris, 1820. Hypotyposes de Proclus Diadochus, philosophe platonicien, ou représentations des hypothèses astronomiques, pp. 150-151.
  24. Le texte dit : ἐκ τῶν ἐοὶκούντων ἐν τῇ φύτει ; visiblement, il faut lire : οὑκ οἰκούντων.
  25. Procli Diadochi In Plalonis Timaeum commentaria. Edidit Ernestus Diehl, Lipsiae, 1903 : Βιβλίον Β (Tim. 29 C D.), t. I, pp. 352-368.
  26. Il s’agit ici des ἀναλίττουσαι σφαῖραι considérées par Eudoxe, par Calippe et par Aristote.
  27. Simplicii In Arislotelis quatuor libros de Coelo commentaria ; in lib. I comm. 6 ; éd. Karsten, p. 17, col. b ; éd. Heiberg, p. 32.
  28. Simplicius, Op, cit., in lib. II comm. 28 ; éd. Karsten, p. 489, col. b ; éd. Heiberg, p. 422.
  29. Simplicius, Op. cit., in. lib. II comm. 44 ; éd. Karsten, p. 219, col. a ; éd. Heiberg, p. 488.