Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Serpentines

SERPENTINES

Ce nom de serpentine vient de la variété des petites taches que ces pierres présentent lorsqu’elles sont polies, et qui sont assez semblables aux taches de la peau du serpent. La plupart de ces pierres sont pleinement opaques ; mais il s’en trouve aussi qui ont naturellement une demi-transparence, ou qui la prennent lorsqu’elles sont amincies : ces serpentines demi-transparentes ont plus de dureté que les autres, et ce sont celles qui approchent le plus du jade par ces deux caractères de demi-transparence et de dureté[1] ; d’ailleurs elles diffèrent des autres serpentines et ressemblent encore au jade olivâtre par leur couleur verdâtre, uniforme, sans tache et sans mélange d’autres couleurs, tandis qu’il y a des taches en grand nombre et de couleurs diverses dans toutes les serpentines opaques. Celles qui sont demi-transparentes, étant plus dures que les autres, reçoivent un beau poli, mais toujours un peu gras comme celui du jade ; elles sont assez rares, et les naturalistes qui ont eu occasion de les observer en distinguent deux sortes, toutes deux à demi transparentes lorsqu’elles sont réduites à une petite épaisseur : l’une paraît composée de filaments réunis les uns contre les autres, et présente une cassure fibreuse ; on l’a trouvée en Saxe, près de Zœblitz, où elle a été nommée pierre néphrétique à cause de sa grande ressemblance avec le jade verdâtre qui porte aussi ce nom[2] ; l’autre se trouve en Suède, et ne présente pas de fibres, mais des grains dans sa cassure.

Les serpentines opaques et tachées sont bien plus communes que ces serpentines demi-transparentes de couleur uniforme ; presque toutes sont au contraire marquetées ou veinées et variées de couleurs différentes ; elles ont des taches de blanc, de gris, de noir, de brun, de vert et de rougeâtre : quoique plus tendres que les premières et même moins dures que le marbre, elles se polissent assez bien, et, comme elles ne font aucune effervescence avec les acides, on les distingue aisément des beaux marbres avec lesquels on pourrait les confondre par la ressemblance des couleurs et par leur poli. D’ailleurs, loin de se calciner au feu comme le marbre, toutes les serpentines s’y durcissent et y résistent même plus qu’aucune autre pierre vitreuse ou calcaire : on peut en faire des creusets comme on en fait avec la molybdène qui, quoique moins dure que les serpentines, est, au fond, de la même essence, ainsi que toutes les autres stéatites.

« À deux lieues de la ville de Grenade, dit M. Bowles, se trouve la fameuse carrière de serpentine, de laquelle on a tiré de belles colonnes pour les salons de Madrid, et plusieurs autres morceaux qui ornent le palais du roi. Cette serpentine prend un très beau poli[3]. »

Nous ne connaissons point de semblables carrières en France ; cependant M. Guettard a observé que les rivières de Cervières et de Guil, en Dauphiné, entraînent d’assez gros morceaux de serpentines, et qu’il s’en trouve même dans la vallée de Souliers, ainsi que dans plusieurs autres endroits de cette province : on en voit des petites colonnes dans l’église des Carmélites à Lyon[4].

En Italie, les plus grands morceaux de serpentine que l’on connaisse sont deux colonnes dans l’église de Saint-Laurent à Rome. La pierre appelée gabro par les Florentins est une sorte de serpentine. « Il y a, dit M. Faujas de Saint-Fond, des gabros verdâtres ou jaunâtres avec des taches d’un vert plus ou moins foncé ; d’autres sont chargés de taches rougeâtres demi-transparentes sur un fond verdâtre. On remarque dans plusieurs gabros des micas de différentes couleurs… J’ai dans ma collection un très beau gabro d’Italie, d’une consistance dure, d’un poli gras mais très éclatant, mêlé d’un rouge très vif sur un fond noir verdâtre, dans lequel on voit de petites lames de mica traverser le vert[5]. » Cette pierre est si commune aux environs de Florence, que l’on s’en sert pour paver les rues comme pour orner les maisons et les églises : il y en a de très beaux morceaux dans celle des Chartreux, à trois milles de Florence[6].

En comparant les densités du talc avec celles des micas et des serpentines, nous verrons : 1o qu’il n’y a que les micas noirs et la serpentine fibreuse dont la pesanteur spécifique soit plus grande que celle du talc[7] ; 2o que tous les autres micas sont un peu moins denses que le talc[8] ; 3o que toutes les serpentines, à l’exception de la fibreuse, sont moins denses que le talc et les micas[9]. On pourrait donc en inférer que, dans la serpentine fibreuse et dans le mica noir, les parties micacées sont plus rapprochées et plus intimement unies que dans les autres serpentines et micas, ou plutôt on doit penser qu’il est entré dans leur composition une certaine quantité de parties de schorl ou de fer qui leur aurait donné ce surplus de densité : je dis de fer, parce que la partie verte de ces serpentines, étant réduite en poudre, est attirable à l’aimant ; ce fer y est donc dans le même état que le sablon magnétique du platine, et non pas en état de chaux.


Notes de Buffon
  1. La pierre serpentine, dit M. Pott, dont on a fait au tour tant de mortiers et de vases à broyer, acquiert une extrême dureté au feu ; elle est même remarquable par sa noirceur ou son vert foncé, et l’on peut la regarder comme une sorte singulière de pierre ollaire ; en la calcinant dans un vaisseau fermé, elle jaunit considérablement… La pierre néphrétique (ou le jade), que les anciens ont pris communément pour une espèce de jaspe vert, doit aussi être rapportée à la nôtre, puisque ce n’est au fond qu’une espèce singulière de stéatite, plus ou moins transparente et verte, mais qui surpasse de beaucoup toutes les autres en dureté. Que la principale partie de sa terre soit stéatique, c’est ce qu’on ne saurait contester en voyant la manière dont elle se durcit au feu, qui va jusqu’à la rendre propre à jeter des étincelles. Mémoires de l’Académie de Berlin, année 1747, p. 69.
  2. On la trouve à Zœblitz en Saxe, à Sahlberg en Suède, dans quelques endroits en Espagne et en Corse. — « La serpentine, dit M. Demeste, est plus dure et d’un tissu beaucoup plus fin que la pierre de Côme, ce qui la rend susceptible d’un assez beau poli : aussi en fait-on différents vases et même des ornements. On en trouve encore de la verte qui est demi-transparente, et qu’on prendrait, à la beauté du poli, pour du jade ou du jaspe vert. Le fond de cette pierre est ordinairement verdâtre ou jaunâtre, quelquefois cendré avec des taches vertes différemment nuancées, et rarement rougeâtres. Le fer qui la colore y est dans un état de chaux imparfaite, puisqu’il conserve la propriété de faire changer la direction de l’aiguille aimantée. Il est même assez ordinaire d’y rencontrer des cristaux octaèdres de mine de fer noirâtre, attirables à l’aimant… La serpentine contient aussi quelquefois du mica, et même des veines d’asbestes ou d’amiante. Les Florentins nomment gabro celle qui est mêlée de schorl et de mica. » Lettres de M.  Demeste, etc., t. Ier, p. 543. — « La pierre, dit M. Guettard, à laquelle on attribue la vertu de guérir la colique néphrétique, se trouve dans le pays des Grisons, au-dessus de la montagne d’Isette proche Tæffe-Kasten, et sur la montagne Septine. » Mémoires de l’Académie des sciences, année 1752, p. 324.
  3. Histoire naturelle d’Espagne, par M. Bowles, p. 424.
  4. Mémoires sur la minéralogie du Dauphiné, t. Ier, p. 26 et 30.
  5. Recherches sur les volcans éteints, p. 250 et 251.
  6. Les espèces de serpentines ou de gabros des environs d’Impruneta sont blanches, rouges, jaunes, noires, vertes, d’une seule couleur ou de plusieurs ensemble ; il y en a de jaunes, mêlées de rouge, de noires et rouges, vertes et jaunes. Toutes ces serpentines sont fermes, compactes et traversées par de petites veines d’asbeste. Elles contiennent un mica verdâtre, argenté, gras ou talqueux, cubique comme la blinde cornée, qui se réduit, en la raclant avec un couteau, en une farine grasse. J’observai dans les fentes perpendiculaires de ce gabro, qui peuvent avoir depuis un travers de main jusqu’à une demi-aune de large, les variétés de terre suivantes :

    1o De la terre ollaire molle et sèche ; 2o la même terre de couleur verte ; 3o de la pierre ollaire ou serpentine compacte, blanche, qui paraît être formée par l’endurcissement de la terre blanche no 1 : cette pierre est ou entièrement endurcie, ou encore grasse au toucher, et facile à racler comme la craie de Briançon ; 4o de la pierre ollaire verte et blanche compacte, formée par la terre ollaire molle et verte du no 2, variée comme celle du numéro précédent ; 5o du gabro ou de la pierre ollaire filamenteuse comme l’amiante, dont les stries sont plus ou moins fines ; sa couleur est blanche ou verte : on ne saurait prendre à la vue les serpentines striées que pour de l’amiante non mûr, si j’ose parler ainsi. Entre les filaments de la pierre ollaire ou de la serpentine à grosses stries, il y a des veines de spath calcaire blanc, dont la superficie est pareillement rayée, ce qui provient des impressions de la serpentine filamenteuse qui l’environne. Ce spath calcaire fait effervescence avec les acides ; mais quelquefois, et dans le même morceau, il a acquis un tel degré de dureté qu’il est presque de la nature du spath dur ou feldspath, de manière qu’il ne se laisse point racler avec le couteau : 6o de l’amiante blanc plus ou moins fin qui se rapproche de l’asbeste ; 7o de l’amiante vert, mais plus rare que le blanc ; 8o de la terre d’amiante blanche, sèche, provenant de l’amiante blanc détruit. Lettres sur la minéralogie, par M. Ferber, p. 408 jusqu’à 414.

  7. Pesanteur spécifique du talc de Moscovie 27 917, du mica noir 29 004, de la serpentine demi-transparente fibreuse 29 960. Tables de M. Brisson.
  8. Pesanteur spécifique du talc de Moscovie 27 917, du mica blanc 27 044, du mica jaune 26 546. Idem, ibidem.
  9. Pesanteur spécifique de la serpentine d’Italie ou gabro des Florentins 24 395, de la serpentine opaque tachée de noir et de blanc 23 767, de la serpentine opaque tachée de noir et de gris 22 645, de la serpentine opaque veinée de noir et d’olivâtre 25 939, de la serpentine demi-transparente 25 803. Idem, ibidem.