Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Jade

JADE

Le jade est une pierre talqueuse qui, néanmoins, dans l’état où nous la connaissons, est plus dense[1] et plus dure[2] que le quartz et le jaspe, mais qui me paraît n’avoir acquis cette densité et cette grande dureté que par le moyen du feu : comme le jade est demi-transparent lorsqu’il est aminci, ce caractère l’éloigne moins des quartz que des jaspes, qui tous sont pleinement opaques, et l’on ne doit pas attribuer l’excès de sa densité sur celle du quartz aux parties métalliques dont on pourrait supposer qu’il serait imprégné, car le jade blanc, auquel le mélange du métal n’a pas donné de couleur, pèse autant que les jades colorés de vert et d’olivâtre, et tous pèsent spécifiquement plus que le quartz : il n’y a donc que le mélange du schorl qui aurait pu produire cette augmentation de densité ; mais, dans cette supposition, le jade aurait acquis par ce mélange du schorl un certain degré de fusibilité, et cependant M. d’Arcet, qui a fait l’analyse chimique du jade, n’a pas observé cette fusibilité ; il dit seulement que le jade contient du quartz, qu’il prend au feu encore plus de dureté qu’il n’en avait auparavant, qu’il y change de couleur et que, de vert ou verdâtre, il devient jaune ou jaunâtre. Mais M. Demeste assure que le jade se boursoufle à un feu violent, et qu’il se vitrifie sans aucun intermède : ces faits paraissent opposés, et néanmoins peuvent se concilier. Il est certain que le jade, quoique très dur, se durcit encore au feu ; et cette propriété le rapproche déjà des serpentines et autres pierres talqueuses, qui deviennent d’autant plus dures qu’elles sont plus violemment chauffées ; et, comme il y a des ardoises et des schistes dont la densité approche assez de celle du jade[3], on pourrait imaginer que le fond de la substance de cette pierre est un schiste qui, ayant été pénétré d’une forte quantité de suc quartzeux, a acquis cette demi-transparence et pris autant et plus de dureté que le quartz même ; et, si le jade se fond et se vitrifie sans intermède, comme le dit M. Demeste, on pourrait croire aussi qu’il est entré du schorl dans sa composition, et que c’est par ce mélange qu’il a acquis sa densité et sa fusibilité.

Néanmoins le poli terne, gras et savonneux de tous les jades, ainsi que leur endurcissement au feu, indiquent évidemment que leur substance n’est composée que d’une matière talqueuse dont ces deux qualités sont les principaux caractères ; et les deux autres propriétés par lesquelles on serait en droit de juger de la nature du jade, c’est-à-dire sa dureté et sa densité, pourraient bien ne lui avoir pas été données par la nature, mais imprimées par le secours de l’art et principalement par l’action du feu, d’autant que jusqu’ici l’on n’a pas vu des jades dans leurs carrières ni même en masses brutes, et qu’on ne les connaît qu’en morceaux travaillés : d’ailleurs le jade n’est pas, comme les autres produits de la nature, universellement répandu ; je ne sache pas qu’il y en ait en Europe. Le jade blanc vient de la Chine, le vert de l’Indoustan, et l’olivâtre de l’Amérique méridionale[4] ; nous ne connaissons que ces trois sortes de jades qui, quoique produits ou travaillés dans des régions si éloignées les unes des autres, ne diffèrent néanmoins que par les couleurs ; il s’en trouve de même dans quelques autres contrées des deux Indes[5], mais toujours en morceaux isolés et travaillés ; cela seul suffirait pour nous faire soupçonner que cette matière, telle que nous la connaissons, n’est pas un produit immédiat de la nature ; et je me persuade que ce n’est qu’après l’avoir travaillée qu’on lui a donné, par le moyen du feu, sa très grande dureté ; car de toutes les pierres vitreuses le jade est la plus dure, les meilleures limes ne l’entament pas, et l’on prétend qu’on ne peut le travailler qu’avec la poudre de diamant ; néanmoins les anciens Américains en avaient fait des haches, et sans doute ils ne s’étaient pas servis de poudre de diamant pour donner au jade cette forme tranchante et régulière. J’ai vu plusieurs de ces haches de jade olivâtre de différente grandeur ; j’en ai vu d’autres morceaux travaillés en forme de cylindre et percés d’un bout à l’autre, ce qui suppose l’action d’un instrument plus dur que la pierre ; or, les Américains n’avaient aucun outil de fer, et ceux de notre acier ne peuvent percer le jade dans l’état où nous le connaissons ; on doit donc penser qu’au sortir de la terre le jade est moins dur que quand il a perdu toute son humidité par le dessèchement à l’air, et que c’est dans cet état humide que les sauvages de l’Amérique l’ont travaillé[6]. On fait dans l’Indoustan des tasses et d’autres vases de jade vert ; à la Chine, on sculpte en magots le jade blanc ; l’on en fait aussi des manches de sabre, et partout ces pierres ouvragées sont à bas prix. Il est donc certain qu’on a trouvé les moyens de creuser, figurer et graver le jade avec peu de travail et sans se servir de poudre de diamant.

Le jade vert n’a pas plus de valeur réelle que le jade blanc, et il n’est estimé que par des propriétés imaginaires, comme de préserver ou guérir de la pierre, de la gravelle, etc., ce qui lui a fait donner le nom de pierre néphrétique. Il serait difficile de deviner sur quel fondement les Orientaux et les Américains se sont également, et sans communication, infatués de l’idée des vertus médicinales de cette pierre : ce préjugé s’est étendu en Europe et subsiste encore dans la tête de plusieurs personnes, car on m’a demandé souvent à emprunter quelques-unes de ces pierres vertes pour les appliquer, comme amulettes, sur l’estomac et sur les reins ; on les taille même en petites plaques, un peu courbées pour les rendre plus propres à cet usage.

Les plus grands morceaux de jade que j’aie vus n’avaient que neuf ou dix pouces de longueur, et tous, grands et petits, ont été taillés et figurés. Au reste, nous n’avons aucune connaissance précise sur les matières dont le jade est environné dans le sein de la terre, et nous ignorons quelle peut être la forme qu’il affecte de préférence. Nous ne pouvons donc qu’exhorter les voyageurs éclairés à observer cette pierre dans le lieu de sa formation : ces observations nous fourniraient plus de lumières que l’analyse chimique sur son origine et sa composition.

En attendant ce supplément à nos connaissances, je crois qu’on peut présumer avec fondement que le jade, tel que nous le connaissons, est autant un produit de l’art que de la nature ; que, quand les sauvages l’ont travaillé, percé et figuré, c’était une matière tendre qui n’a acquis sa grande dureté et sa pleine densité que par l’action du feu auquel ils ont exposé leurs haches et les autres morceaux qu’ils avaient percés ou gravés dans leur état de mollesse ou de moindre dureté ; j’appuie cette présomption sur plusieurs raisons et sur quelques faits : 1o j’ai vu une petite hache de jade olivâtre d’environ quatre pouces de longueur sur deux pouces et demi de largeur, et un pouce d’épaisseur à la base, venant des terres voisines de la rivière des Amazones, et cette hache n’avait pas à beaucoup près la dureté des autres haches de jade ; on pouvait l’entamer au couteau, et dans cet état elle n’aurait pu servir à l’usage auquel sa forme de hache démontrait qu’elle était destinée ; je suis persuadé qu’il ne lui manquait que d’avoir été chauffée, et que par la seule action du feu elle serait devenue aussi dure que les autres morceaux de jade qui ont la même forme. Les expériences de M. d’Arcet confirment cette présomption, puisqu’il a reconnu qu’on augmente encore la dureté du jade en le chauffant ;

2o Le poli gras et savonneux du jade indique que sa substance est imprégnée de molécules talqueuses qui lui donnent cette douceur au toucher, et ceci se confirme par un second rapport entre le jade et les pierres talqueuses, telles que les serpentines et pierres ollaires, qui toutes sont molles dans leurs carrières et qui prennent à l’air, et surtout au feu, un grand degré de dureté ;

3o Comme le jade se fond, suivant M. Demeste, à un feu violent, et que les micas et le talc peuvent s’y fondre de même et sans intermède, je serais porté à croire que cette pierre pourrait n’être composée que de quartz mêlé d’une assez grande quantité de mica ou de talc pour devenir fusible, ou que, si le seul mélange du talc ne peut produire cette fusibilité du jade, on doit encore y supposer une certaine quantité de schorl qui aurait augmenté sa densité et sa fusibilité.

Enfin nous nous rapprocherons de l’ordre de la nature autant qu’il est possible en regardant le jade comme une matière mixte et formant la nuance entre les pierres quartzeuses et les pierres micacées ou talqueuses dont nous allons traiter.


Notes de Buffon
  1. La pesanteur spécifique du jade blanc est de 29 502 ; celle du jade vert de 29 660, et du jade olivâtre de 29 829, tandis que celle du quartz le plus pesant n’est que de 26 546, et celle de tous les jaspes n’est que de 26 ou 27 000. Voyez Tables de M. Brisson.
  2. M. Pott, dans sa Lithogéognosie, t. II, dit expressément que le jade ne fait point feu contre l’acier ; mais je puis assurer qu’ayant fait cette épreuve sur du jade vert et du jade blanc, il m’a paru que ces pierres étincelaient autant qu’une autre pierre vitreuse : il est vrai que, connaissant leur grande dureté, je me suis servi de limes au lieu d’acier pour les choquer et en tirer des étincelles.
  3. La pesanteur spécifique du schiste qui couvre les bancs d’ardoise est de 28 276.
  4. La rivière de Topayos, qui descend des mines du Brésil, est habitée par des Indiens ; les Portugais y ont des forts, et c’est chez les Topayos qu’on trouve aujourd’hui plus facilement qu’ailleurs de ces pierres vertes, connues sous le nom de pierres des Amazones, dont on ignore l’origine, et qui ont été longtemps recherchées pour la vertu qu’on leur attribuait de guérir de la pierre, de la colique néphrétique et de l’épilepsie. Elles ne diffèrent ni en dureté ni en couleur du jade oriental ; elles résistent à la lime, et l’on a peine à s’imaginer comment les anciens habitants du pays ont pu les tailler et leur donner différentes figures d’animaux. M. de La Condamine observe que ces pierres vertes deviennent plus rares de jour en jour, autant parce que les Indiens, qui en font grand cas, ne s’en défont pas volontiers, que parce qu’on en fait passer un fort grand nombre en Europe. Histoire générale des Voyages, t. XIV, p. 42 et 43.
  5. On nous assure qu’il y a du jade vert à Sumatra, et M. de La Condamine dit qu’on trouve du jade olivâtre sur les côtes de la mer du Sud au Pérou, aussi bien que sur les terres voisines de la rivière des Amazones.
  6. Seyfried raconte qu’on trouve auprès du fleuve des Amazones une terre verdâtre qui est tout à fait molle sous l’eau, mais qui, étant à l’air, acquiert la dureté du diamant. Mémoires de l’Académie de Berlin, année 1747.