Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Feldspath de Russie

FELDSPATH DE RUSSIE

Cette substance vitreuse, assez récemment connue et jusqu’ici dénommée pierre de Labrador[1], parce que les premiers échantillons en ont été ramassés sur cette terre sauvage du nord de l’Amérique, doit à plus juste titre prendre sa dénomination de la Russie, où l’on vient de trouver, non loin de Pétersbourg, ce feldspath en grande quantité. L’auguste impératrice des Russies a daigné elle-même me le faire savoir, et c’est avec empressement que je saisis cette légère occasion de présenter à cette grande souveraine l’hommage universel que les sciences doivent à son génie qui les éclaire autant que sa faveur les protège ; et l’hommage particulier que je mets à ses pieds pour les hautes bontés dont elle m’honore.

Ce beau feldspath s’est trouvé produit et répandu dans des blocs de rocher que l’on a attaqués pour paver la route de Pétersbourg à Péterhoff ; la masse de cette roche est une concrétion vitreuse dans laquelle le schorl domine, et où l’on voit le feldspath formé en petites tables obliquement inclinées, ou en rhombes cristallisés d’une manière plus ou moins distincte. On le reconnaît au jeu de ses couleurs chatoyantes, dont les reflets bleus et verts deviennent plus vifs et sont très aimables à l’œil, lorsque cette pierre est taillée et polie : elle a plus de densité que le feldspath blanc ou rouge[2] ; ce feldspath vert a donc pris ce surplus de densité par le mélange du schorl, et probablement du schorl vert qui est le plus pesant de tous les schorls[3].

Au reste, cette belle pierre chatoyante, qui était très rare, le deviendra moins d’après la découverte que l’on vient d’en faire en Russie ; et peut-être est-elle la même que ce feldspath verdâtre dont parle Wallerius et qu’il dit se trouver dans les mines d’or de Hongrie et dans quelques endroits de la Suède.


ADDITION
À L’ARTICLE DU FELDSPATH ET DU FELDSPATH DE RUSSIE.

M. Pallas confirme par de très bonnes observations ce que j’ai dit au sujet du feldspath qui se trouve presque toujours incorporé dans les granits, et très rarement isolé : il ajoute que ces feldspaths isolés se rencontrent dans les filons de certaines mines, et que ce n’est presque qu’en Suède et en Saxe qu’on en a des exemples.

« Le feldspath, qui est la même chose que le petunsé, dont on se sert pour faire la porcelaine, est, dit ce savant naturaliste, ordinairement d’une couleur plus ou moins grise dans les granits communs ; mais il s’en trouve quelquefois en Finlande du rouge ou rougeâtre, dans un granit qui dès lors est égal en beauté au granit rouge antique. Lorsque le feldspath se trouve mêlé, comme c’est le plus ordinaire, dans nos granits avec le quartz et le mica, on le voit quelquefois former des masses de plusieurs pouces cubes ; mais plus souvent il n’est qu’en grains et représente fréquemment de vrais granitelles. C’est une espèce de granit, coupé de grosses veines de quartz demi-transparent, qui fournit, aux environs de Catherinebourg, la pierre connue sous le nom d’alliance, dont on ne connaît presque pas d’autres exemples.

» Il est très rare, dans l’empire de Russie, de trouver de ces granits simples, c’est-à-dire uniquement composés de quartz et de feldspath ; il est encore plus rare de trouver des roches presque purement composées de feldspath en cristallisations plus ou moins confuses : cependant je connais un exemple d’un tel granit sur le Selengha, près la ville de Selenghinsk, où il y a des montagnes en partie purement composées de feldspath gris, qui se décompose en gravier et en sable.

» Un second exemple d’une roche de feldspath presque pure est cette pierre chatoyante analogue à la pierre de Labrador qu’on a découverte aux environs de Pétersbourg : la couleur obscure, le chatoiement et la pâte de cette pierre la rendent si semblable à celle que les frères Moraves ont découverte sur la côte des Esquimaux, et débitée sous le nom de Labrador, qu’à l’aspect des premiers échantillons que j’en vis, je fut tenté de les déclarer étrangères et véritables pierres de Labrador ; mais, par une comparaison plus attentive, l’on trouve bientôt que le feldspath chatoyant de Russie est :

» 1o Plus dur, moins facile à entamer par la lime et à se diviser en éclats ;

» 2o Qu’il montre constamment une cristallisation plus ou moins confuse, en petits losanges ou parallélipipèdes allongés, qui n’ont ordinairement que quelques lignes d’épaisseur, tandis que la pierre de Labrador offre quelquefois des cristaux de plusieurs pouces, et par cette raison des plans chatoyants d’une plus grande étendue ;

» 3o Que le feldspath de Russie se trouve en blocs considérables qui semblent avoir été détachés de rochers entiers, tandis qu’on n’a trouvé la pierre de Labrador qu’en cailloux roulés, depuis la grosseur d’une noisette jusqu’à celle d’un petit melon, qui semblent avoir appartenu à un filon et offrent souvent des traces de mine de fer.

» Les blocs de feldspath qui ont été trouvés entre Pétersbourg et Péterhoff ne sont cependant pas là dans leur sol natal, mais ont été charriés de loin et déposés par quelque inondation violente, aussi bien que ces autres innombrables blocs de granits et d’autres roches qu’on trouve semés sur les plaines de la Finlande, et jusqu’aux montagnes de Valdaï… Je crois qu’il faudra chercher la véritable patrie de cette pierre chatoyante parmi les montagnes granitiques qui bordent la mer Blanche, depuis Soroka jusqu’à Umba.

» La couleur obscure et la qualité chatoyante du feldspath en question me semblent dépendre d’un même principe colorant, et ce principe est le fer, dont les dissolutions par l’acide aérien, si généralement répandues dans la nature, produisent, par différentes modifications, les plus vives couleurs dans les fêlures les moins perceptibles des minéraux et des pierres qu’elles pénètrent : le feldspath, étant d’une texture lamelleuse, doit admettre entre ses feuillets ces solutions colorantes et produire des reflets lorsque, par une coupe un peu oblique, les bords, quoique peu transparents, des lames colorées, se présentent à la lumière. C’est en conséquence de cela que les couleurs de la pierre chatoyante brillent ordinairement par lignes ou raies qui répondent aux lames ou feuillets de la pierre, et des raies, obscures dans un sens, deviennent brillantes dans une autre exposition, et quelquefois présentent une couleur différente par les reflets changés. »


Notes de Buffon
  1. Feldspath à couleurs changeantes, connu sous le nom de pierre de Labrador ; on le trouve en effet en morceaux roulés, quelquefois chargés de glands de mer, sur les côtes de cette contrée septentrionale de l’Amérique.
  2. La pesanteur spécifique du feldspath de Russie ou pierre de Labrador est de 26 925 ; celle du feldspath blanc de 24 378 ; et celle du feldspath en cristaux rouges, de 26 466. Table de M. Brisson.
  3. La pesanteur spécifique du schorl olivâtre ou vert est de 34 519. Même table.