Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Corail

CORAIL

Le corail est, comme l’on sait, de la même nature que les coquilles ; il est produit, ainsi que tous les autres madrépores, astroïtes, cerveaux de mer, etc., par le suintement du corps d’une multitude de petits animaux[NdÉ 1] auxquels il sert de loge, et c’est dans ce genre la seule matière qui ait une certaine valeur. On le trouve en assez grande abondance autour des îles et le long des côtes, dans presque toutes les parties du monde. L’île de Corse, qui appartient actuellement à la France, est environnée de rochers et de basfonds, qui pourraient en fournir une très grande quantité, et le gouvernement ferait bien de ne pas négliger cette petite partie de commerce qui deviendrait très utile pour cette île. Je crois donc devoir publier ici l’extrait d’un mémoire qui me fut adressé par le ministre en 1775 : ce mémoire, qui contient de bonnes observations, est de M. Fraticelli, vice-consul de Naples en Sardaigne.

« Il y a environ douze ans, dit M. Fraticelli, que les pêcheurs ne fréquentent point ou fort peu les mers de Corse pour y faire cette pêche ; ils ne pouvaient point aller à la côte avec sûreté pendant la guerre des Corses, de sorte qu’ils l’avaient presque entièrement abandonnée : c’est seulement en 1771 qu’environ quarante Napolitains ou Génois la firent, et, attendu les mauvais temps qui régnèrent cette année, leur pêche ne fut pas abondante, et, quoique par cette raison elle ait été médiocre, ils trouvèrent cependant les rochers fort riches en corail : ils auraient repris leur pêche en 1772, sans la crainte des bandits qui infestaient l’île. Ils passèrent donc en Sardaigne, où depuis quelques siècles il font la pêche ainsi que plusieurs autres nations ; mais ils y ont fait jusqu’à présent une pêche médiocre, quoiqu’ils y trouvent toujours autant de corail qu’ils en trouvaient il y a vingt ans, parce que si on le pêche d’un côté il naît d’un autre : au surplus, il est à présumer qu’il faut bien du temps avant que les filets qu’on jette une fois rencontrent de nouveau le même endroit, quoiqu’on pêche sur le même rocher. D’après les informations que j’ai prises, et les observations que j’ai toujours faites, je suis d’avis que le corail croît en peu d’années, et qu’en vieillissant il se gâte et devient piqué, et que sa tige même tombe, attendu que dans la pêche on prend plus de celui appelé ricaduto (c’est-à-dire tombé de la tige), et terraglio (c’est-à-dire ramassé par terre et presque pourri), que de toute autre espèce. Comme il y a plusieurs qualités de corail, le plus estimé est celui qui est le plus gros et de plus belle couleur : il faut recevoir pour passable celui qui, quoique gros, commence à être rongé par la vieillesse, et qui par conséquent a déjà perdu de sa couleur ; si un pêcheur, pendant toute la saison de la pêche, prend une cinquantaine de livres de corail de cette première qualité, on peut dire qu’il a fait une bonne pêche, attendu qu’on le vend depuis sept jusqu’à neuf piastres la livre, c’est-à-dire depuis trente jusqu’à quarante francs : de la seconde qualité est celui qui, quoiqu’il ne soit pas bien gros, est cependant entier et de belle couleur, sans être rongé ; on en pêche peu de cette qualité, et on le vend huit à dix francs la livre : de la troisième qualité est tout celui qui est tombé de sa tige, et qui ayant perdu sa couleur est appelé sbianchito (blanchi), cette espèce est toujours très rongée ; et c’est de cette qualité que les pêcheurs prennent communément un quintal, payé par les marchands de Livourne de six francs à deux livres : la quatrième qualité est de celui appelé terraglio (tombé de sa tige depuis très longtemps et presque pourri), que l’on donne à très bas prix. D’après ce détail, on voit que le corail se perd en vieillissant, et dépérit dans la mer sans aucun profit.

Depuis la mer de Bonifacio jusqu’au golfe de Valimo, il y a plusieurs rochers riches en corail et assez peu éloignés de terre, mais aussi de peu d’étendue ; le plus considérable est celui appelé la Secca di Tizzano (écueil de Tizzano, éloigné de terre d’environ trois lieues) : d’après ce que les pêcheurs en disent, il en a environ huit de circonférence. Ce rocher est fort riche en corail dont la plus grande partie se trouve de la dernière qualité : on est d’avis que cela provient de la trop grande étendue du rocher qui fait qu’il s’écoule plusieurs années avant que l’on rencontre le même endroit où l’on a péché les années précédentes, en sorte que le corail qui est fort vieux se gâte et devient, pour la plus grande partie, terraglio, et qu’il en reste peu de la première qualité. Il y a aussi un autre rocher qui est appelé la Secca grande, qui se trouve entre la Senara, petite île entre la Sardaigne et la Corse : on prétend qu’il a onze lieues de circonférence, et qu’il est beaucoup plus riche en corail que celui de Tizzano, mais il est moins fréquenté, attendu son grand éloignement de l’île. Son corail est aussi beaucoup inférieur à celui du premier rocher : des milliers de pêcheurs pourraient faire leur pêche sur ces deux grands rochers sous-marins, et il s’écoulerait bien des siècles avant de n’y plus trouver de corail.

» Les avantages que lesdits pêcheurs procuraient, avant l’interdiction de la pêche, à la ville de Bonifacio et à toute l’île étaient d’une très grande considération ; car, quoiqu’ils vivent misérablement, ils s’y pourvoient de toutes les denrées nécessaires ; chacun en profite, et le plus grand avantage est pour le domaine royal, attendu les droits qu’on en retire pour l’importation des denrées de l’étranger.

» Comme on fait toujours une pêche médiocre en Sardaigne, quoique les pêcheurs y trouvent les denrées à très bon marché, si on venait à ouvrir la pêche en Corse, et que le droit domanial, au moins pour les premières années, ne fût point augmenté, ils y viendraient tous, ce qui formerait un objet de trois cents pêcheurs environ ; et par ce commerce on verrait s’enrichir une grande partie de l’île, d’autant qu’à présent les denrées y sont en si grande abondance, que le gouvernement a été obligé de permettre l’exportation des grains : alors tout resterait dans l’île, et lui procurerait les plus grands avantages. »

Le corail est aussi fort abondant dans certains endroits autour de la Sicile. M. Bridone décrit la manière dont on le pêche dans les termes suivants : « La pêche du corail, dit-il, se fait surtout à Trapani : on y a inventé une machine qui est très propre à cet objet ; ce n’est qu’une grande croix de bois au centre de laquelle on attache une pierre dure et très pesante, capable de la faire descendre et maintenir au fond ; on place des morceaux de petit filet à chaque membre de la croix qu’on tient horizontalement en équilibre au moyen d’une corde, et qu’on laisse tomber dans l’eau ; dès que les pêcheurs sentent qu’elle touche le fond, ils lient la corde aux bateaux, ils rament ensuite sur les couches de corail ; la grosse pierre détache le corail des rochers, et il tombe sur-le-champ dans les filets. Depuis cette invention, la pêche du corail est devenue une branche importante de commerce pour l’île de Sicile[1]. »


Notes de Buffon
  1. Voyage en Sicile, par M. Bridone, t. II, p. 264 et 265.
Notes de l’éditeur
  1. Du groupe des Cœlentérés.