Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Pétrifications et fossiles

PÉTRIFICATIONS ET FOSSILES

Tous les corps organisés, surtout ceux qui sont solides, tels que les bois et les os, peuvent se pétrifier en recevant dans leurs pores les sucs calcaires ou vitreux : souvent même, à mesure que la substance animale ou végétale se détruit, la matière pierreuse en prend la place ; en sorte que, sans changer de forme, ces bois et ces os se trouvent convertis en pierre calcaire, en marbres, en cailloux, en agates, etc. L’on reconnaît évidemment dans la plupart de ces pétrifications tous les traits de leur ancienne organisation, quoiqu’elles ne conservent aucune partie de leur première substance ; la matière en a été détruite et remplacée successivement par le suc pétrifiant auquel leur texture, tant intérieure qu’extérieure, a servi de moule, en sorte que la forme domine ici sur la matière au point d’exister après elle. Cette opération de la nature est le grand moyen dont elle s’est servie, et dont elle se sert encore pour conserver à jamais les empreintes des êtres périssables. C’est en effet par ces pétrifications que nous reconnaissons ses plus anciennes productions et que nous avons une idée de ces espèces maintenant anéanties, dont l’existence a précédé celle de tous les êtres actuellement vivants ou végétants ; ce sont les seuls monuments des premiers âges du monde : leur forme est une inscription authentique qu’il est aisé de lire en la comparant avec les formes des corps organisés du même genre ; et, comme on ne leur trouve point d’individus analogues dans la nature vivante, on est forcé de rapporter l’existence de ces espèces actuellement perdues aux temps où la chaleur du globe était plus grande, et sans doute nécessaire à la vie et à la propagation de ces animaux et végétaux qui ne subsistent plus[NdÉ 1].

C’est surtout dans les coquillages et les poissons, premiers habitants du globe, que l’on peut compter un plus grand nombre d’espèces qui ne subsistent plus. Nous n’entreprendrons pas d’en donner ici l’énumération qui, quoique longue, serait encore incomplète : ce travail sur la vieille nature exigerait seul plus de temps qu’il ne m’en reste à vivre, et je ne puis que la recommander à la postérité ; elle doit rechercher ces anciens titres de noblesse de la nature avec d’autant plus de soin qu’on sera plus éloigné du temps de son origine.

En les rassemblant et les comparant attentivement, on la verra plus grande et plus forte dans son printemps qu’elle ne l’a été dans les âges subséquents : en suivant ses dégradations, on reconnaîtra les pertes qu’elle a faites, et l’on pourra déterminer encore quelques époques dans la succession des existences qui nous ont précédés. Les pétrifications sont les monuments les mieux conservés, quoique les plus anciens de ces premiers âges ; ceux que l’on connaît sous le nom de fossiles appartiennent à des temps subséquents : ce sont les parties les plus solides, les plus dures, et particulièrement les dents des animaux qui se sont conservées intactes ou peu altérées dans le sein de la terre.

Les dents de requin que l’on connaît sous le nom de glossopètres, celles d’hippopotame, les défenses d’éléphant et autres ossements fossiles sont rarement pétrifiés ; leur état est plutôt celui d’une décomposition plus ou moins avancée : l’ivoire de l’éléphant, du morse, de l’hippopotame, du narval, et tous les os dont en général le fond de la substance est une terre calcaire, reprennent d’abord leur première nature et se convertissent en une sorte de craie ; ce n’est qu’avec le temps et souvent par des circonstances locales et particulières qu’ils se pétrissent et reçoivent plus de dureté qu’ils n’en avaient naturellement. Les turquoises sont le plus bel exemple que nous puissions donner de ces pétrifications osseuses, qui néanmoins sont incomplètes ; car la substance de l’os n’y est pas entièrement détruite et pleinement remplacée par le suc vitreux ou calcaire.

Aussi trouve-t-on les turquoises, ainsi que les autres os et les dents fossiles des animaux, dans les premières couches de la terre à une petite profondeur, tandis que les coquilles pétrifiées font souvent partie des derniers bancs au-dessous de nos collines, et que ce n’est de même qu’à de grandes profondeurs que l’on voit, dans les schistes et les ardoises, des empreintes de poissons, de crustacés et de végétaux qui semblent nous indiquer que leur existence a précédé, même de fort loin, celle des animaux terrestres : néanmoins leurs ossements conservés dans le sein de la terre, quoique beaucoup moins anciens que les pétrifications des coquilles et des poissons, ne laissent pas de nous présenter des espèces d’animaux quadrupèdes qui ne subsistent plus ; il ne faut pour s’en convaincre que comparer les énormes dents à pointes mousses avec celles de nos plus grands animaux actuellement existants ; on sera bientôt forcé d’avouer que l’animal d’une grandeur prodigieuse, auquel ces dents appartenaient, était d’une espèce colossale, bien au-dessus de celle de l’éléphant ; que de même les très grosses dents carrées que j’ai cru pouvoir comparer à celles de l’hippopotame sont encore des débris de corps démesurément gigantesques dont nous n’avons ni le modèle exact, ni n’aurions pas même l’idée, sans ces témoins aussi authentiques qu’irréprochables : ils nous démontrent non seulement l’existence passée d’espèces colossales, différentes de toutes les espèces actuellement subsistantes, mais encore la grandeur gigantesque des premiers pères de nos espèces actuelles ; les défenses d’éléphant de huit à dix pieds de longueur, et les grosses dents d’hippopotame prouvent assez que ces espèces majeures étaient anciennement trois ou quatre fois plus grandes, et que probablement leur force et leurs autres facultés étaient en proportion de leur volume.

Il en est des poissons et coquillages comme des animaux terrestres ; leurs débris nous démontrent l’excès de leur grandeur ; existe-t-il en effet aucune espèce comparable à ces grandes volutes pétrifiées dont le diamètre est de plusieurs pieds et le poids de plusieurs centaines de livres ?

Ces coquillages d’une grandeur démesurée n’existent plus que dans le sein de la terre, et encore n’y existent-ils qu’en représentation ; la substance de l’animal a été détruite, et la forme de la coquille s’est conservée au moyen de la pétrification. Ces exemples suffisent pour nous donner une idée des forces de la jeune nature : animée d’un feu plus vif que celui de notre température actuelle, ses productions avaient plus de vie, leur développement était plus rapide et leur extension plus grande ; mais, à mesure que la terre s’est refroidie, la nature vivante s’est raccourcie dans ses dimensions ; et non seulement les individus des espèces subsistantes se sont rapetissés, mais les premières espèces que la chaleur avait produites, ne pouvant plus se maintenir, ont péri pour jamais. Et combien n’en périra-t-il pas d’autres dans la succession des temps, à mesure que ces trésors de feu diminueront par la déperdition de cette chaleur du globe qui sert de base à notre chaleur vitale, et sans laquelle tout être vivant devient cadavre et toute substance organisée se réduit en matière brute !

Si nous considérons en particulier cette matière brute qui provient du détriment des corps organisés, l’imagination se trouve écrasée par le poids de son volume immense, et l’esprit plus qu’épouvanté par le temps prodigieux qu’on est forcé de supposer pour la succession des innombrables générations qui nous sont attestées par leurs débris et leur destruction. Les pétrifications qui ont conservé la forme des productions du vieil océan ne font pas des unités sur des millions de ces mêmes corps marins qui ont été réduits en poudre, et dont les détriments accumulés par le mouvement des eaux ont formé la masse entière de nos collines calcaires, sans compter encore toutes les petites masses pétrifiées ou minéralisées qui se trouvent dans les glaises et dans la terre limoneuse. Sera-t-il jamais possible de reconnaître la durée du temps employé à ces grandes constructions et de celui qui s’est écoulé depuis la pétrification de ces échantillons de l’ancienne nature ? On ne peut qu’en assigner des limites assez indéterminées entre l’époque de l’occupation des eaux et celle de leur retraite, époques dont j’ai sans doute trop resserré la durée pour pouvoir y placer la suite de tous les événements qui paraissent exiger un plus grand emprunt de temps et qui me sollicitaient d’admettre plusieurs milliers d’années de plus entre les limites de ces deux époques.

L’un de ces plus grands événements est l’abaissement des mers qui, du sommet de nos montagnes, se sont peu à peu déprimées au niveau de nos plus basses terres. L’une des principales causes de cette dépression des eaux est, comme nous l’avons dit, l’affaissement successif des boursouflures caverneuses formées par le feu primitif dans les premières couches du globe, dont l’eau aura percé les voûtes et occupé le vide ; mais une seconde cause, peut-être plus efficace quoique moins apparente, et que je dois rappeler ici comme dépendante de la formation des corps marins, c’est la consommation réelle de l’immense quantité d’eau qui est entrée et qui chaque jour entre encore dans la composition de ces corps pierreux. On peut démontrer cette présence de l’eau dans toutes les matières calcaires ; elle y réside en si grande quantité qu’elle en constitue souvent plus d’un quart de la masse, et cette eau, incessamment absorbée par les générations successives des coquillages et autres animaux du même genre, s’est conservée dans leurs dépouilles, en sorte que toutes nos montagnes et collines calcaires sont réellement composées de plus d’un quart d’eau : ainsi le volume apparent de cet élément, c’est-à-dire la hauteur des eaux, a diminué en proportion du quart de la masse de toutes les montagnes calcaires, puisque la quantité réelle de l’eau a souffert ce déchet par son incorporation dans toute matière coquilleuse au moment de sa formation ; et plus les coquillages et autres corps marins du même genre se multiplieront, plus la quantité de l’eau diminuera, et plus les mers s’abaisseront. Ces corps de substance coquilleuse et calcaire sont en effet l’intermède et le grand moyen que la nature emploie pour convertir le liquide en solide : l’air et l’eau que ces corps ont absorbés dans leur formation et leur accroissement y sont incarcérés et résidants à jamais ; le feu seul peut les dégager en réduisant la pierre en chaux, de sorte que, pour rendre à la mer toute l’eau qu’elle a perdue par la production des substances coquilleuses, il faudrait supposer un incendie général, un second état d’incandescence du globe dans lequel toute la matière calcaire laisserait exhaler cet air fixe et cette eau qui font une si grande partie de sa substance.

La quantité réelle de l’eau des mers a donc diminué à mesure que les animaux à coquilles se sont multipliés, et son volume apparent, déjà réduit par cette première cause, a dû nécessairement se déprimer aussi par l’affaissement des cavernes, qui, recevant les eaux dans leur profondeur, en ont successivement diminué la hauteur, et cette dépression des mers augmentera de siècle en siècle, tant que la terre éprouvera des secousses et des affaissements intérieurs, et à mesure aussi qu’il se formera de nouvelle matière calcaire par la multiplication de ces animaux marins revêtus de matière coquilleuse : leur nombre est si grand, leur pullulation si prompte, si abondante, et leurs dépouilles si volumineuses, qu’elles nous préparent au fond de la mer de nouveaux continents, surmontés de collines calcaires, que les eaux laisseront à découvert pour la postérité, comme elles nous ont laissé ceux que nous habitons.

Toute la matière calcaire ayant été primitivement formée dans l’eau, il n’est pas surprenant qu’elle en contienne une grande quantité ; toutes les matières vitreuses au contraire, qui ont été produites par le feu, n’en contiennent point du tout, et néanmoins c’est par l’intermède de l’eau que s’opèrent également les concrétions secondaires et les pétrifications vitreuses et calcaires ; les coquilles, les oursins, les bois convertis en cailloux, en agates, ne doivent ce changement qu’à l’infiltration d’une eau chargée du suc vitreux, lequel prend la place de leur première substance à mesure qu’elle se détruit ; ces pétrifications vitreuses, quoique assez communes, le sont cependant beaucoup moins que les pétrifications calcaires, mais souvent elles sont plus parfaites, et présentent encore plus exactement la forme, tant extérieure qu’intérieure des corps, telle qu’elle était avant la pétrification : cette matière vitreuse, plus dure que la calcaire, résiste mieux aux chocs, aux frottements des autres corps, ainsi qu’à l’action des sels de la terre et à toutes les causes qui peuvent altérer, briser et réduire en poudre les pétrifications calcaires.

Une troisième sorte de pétrification qui se fait de même par le moyen de l’eau, et qu’on peut regarder comme une minéralisation, se présente assez souvent dans les bois devenus pyriteux, et sur les coquilles recouvertes, et quelquefois pénétrées de l’eau chargée des parties ferrugineuses que contenaient les pyrites : ces particules métalliques prennent peu à peu la place de la substance du bois qui se détruit, et, sans en altérer la forme, elles le changent en mines de fer ou de cuivre. Les poissons dans les ardoises, les coquilles, et particulièrement les cornes d’Ammon dans les glaises, sont souvent recouverts d’un enduit pyriteux qui présente les plus belles couleurs : c’est à la décomposition des pyrites, contenues dans les argiles et les schistes, qu’on doit rapporter cette sorte de minéralisation qui s’opère de la même manière et par les mêmes moyens que la pétrification calcaire ou vitreuse.

Lorsque l’eau chargée de ces particules calcaires, vitreuses ou métalliques, ne les a pas réduites en molécules assez ténues pour pénétrer dans l’intérieur des corps organisés, elles ne peuvent que s’attacher à leur surface, et les envelopper d’une incrustation plus ou moins épaisse : les eaux qui découlent des montagnes et collines calcaires forment pour la plupart des incrustations dans leurs tuyaux de conduite et autour des racines d’arbres et autres corps qui résident sans mouvement dans l’étendue de leurs cours, et souvent ces corps incrustés ne sont pas pétrifiés ; il faut, pour opérer la pétrification, non seulement plus de temps, mais plus d’atténuation dans la matière dont les molécules ne peuvent entrer dans l’intérieur des corps, et se substituer à leur première substance que quand elles sont dissoutes et réduites à la plus grande ténuité : par exemple, ces belles pierres nouvellement découvertes, et auxquelles on a donné le nom impropre de marbres opalins, sont plutôt des incrustations ou des concrétions que des pétrifications, puisqu’on y voit des fragments de burgos et de moules de magellan avec leurs couleurs : ces coquilles n’étaient donc pas dissoutes lorsqu’elles sont entrées dans ces marbres ; elles n’étaient que brisées en petites parcelles qui se sont mêlées avec la poudre calcaire dont il sont composés.

Le suc vitreux, c’est-à-dire l’eau chargée de particules vitreuses, forme rarement des incrustations, même sur les matières qui lui sont analogues : l’émail quartzeux, qui revêt certains blocs de grès, est un exemple de ces incrustations ; mais d’ordinaire les molécules du suc vitreux sont assez atténuées, assez dissoutes pour pénétrer l’intérieur des corps, et prendre la place de leur substance à mesure qu’elle se détruit ; c’est là le vrai caractère qui distingue la pétrification, tant de l’incrustation qui n’est qu’un revêtement, que de la concrétion qui n’est qu’une agrégation de parties plus ou moins fines ou grossières. Les matières calcaires et métalliques forment, au contraire, beaucoup plus de concrétions et d’incrustations que de pétrifications ou minéralisations, parce que l’eau les détache en moins de temps, et les transporte en plus grosses parties que celles de la matière vitreuse qu’elle ne peut attaquer et dissoudre que par une action lente et constante, attendu que cette matière, par sa dureté, lui résiste plus que les substances calcaires ou métalliques.

Il y a peu d’eaux qui soient absolument pures ; la plupart sont chargées d’une certaine quantité de parties calcaires, gypseuses, vitreuses ou métalliques ; et, quand ces particules ne sont encore que réduites en poudre palpable, elles tombent en sédiment au fond de l’eau, et ne peuvent former que des concrétions ou des incrustations grossières ; elles ne pénètrent les autres corps qu’autant qu’elles sont assez atténuées pour être reçues dans leurs pores, et, en cet état d’atténuation, elles n’altèrent ni la limpidité, ni même la légèreté de l’eau qui les contient et qui ne leur sert que de véhicule : néanmoins, ce sont souvent ces eaux si pures en apparence dans lesquelles se forment en moins de temps les pétrifications les plus solides ; on a exemple de crabes et d’autres corps pétrifiés en moins de quelques mois dans certaines eaux, et particulièrement en Sicile, près des côtes de Messine ; on cite aussi les bois convertis en cailloux dans certaines rivières, et je suis persuadé qu’on pourrait par notre art imiter la nature et pétrifier les corps avec de l’eau convenablement chargée de matière pierreuse ; et cet art, s’il était porté à sa perfection, serait plus précieux pour la postérité que l’art des embaumements.

Mais c’est plutôt dans le sein de la terre que dans la mer, et surtout dans les couches de matière calcaire, que s’opère la pétrification de ces crabes et autres crustacés[1], dont quelques-uns, et notamment les oursins, se trouvent souvent pétrifiés en cailloux, ou plutôt en pierres à fusil placées entre les bancs de pierre tendre et de craie[2]. On trouve aussi des poissons pétrifiés dans les matières calcaires[3] : nous en avons deux au Cabinet du Roi, dont le premier paraît être un saumon d’environ deux pieds et demi de longueur, et le second, une truite de quinze à seize pouces, très bien conservés ; les écailles, les arêtes et toutes les parties solides de leur corps sont pleinement pétrifiées en matière calcaire ; mais c’est surtout dans les schistes, et particulièrement dans les ardoises que l’on trouve des poissons bien conservés, ils y sont plutôt minéralisés que pétrifiés, et en général ces poissons, dont la nature a conservé les corps, sont plus souvent dans un état de dessèchement que de pétrification.

Ces espèces de reliques d’animaux de la terre sont bien plus rares que celles des habitants de la mer, et il n’y a d’ailleurs que les parties solides de leur corps, telles que les os et les cornes, ou plutôt les bois de cerf, de renne, etc., qui se trouvent quelquefois dans un état imparfait de pétrification commencée : souvent même la forme de ces ossements ne conserve pas ses vraies dimensions, ils sont gonflés par l’interposition de la substance étrangère qui s’est insinuée dans leur texture, sans que l’ancienne substance fût détruite, c’est plutôt une incrustation intérieure qu’une véritable pétrification ; l’on peut voir et reconnaître aisément ce gonflement de volume dans les fémurs et autres os fossiles d’éléphant, qui sont au Cabinet du Roi ; leur dimension en longueur n’est pas proportionnelle à celles de la largeur et de l’épaisseur.

Je le répète, c’est à regret que je quitte ces objets intéressants, ces précieux monuments de la vieille nature, que ma propre vieillesse ne me laisse pas le temps d’examiner assez pour en tirer les conséquences que j’entrevois, mais qui, n’étant fondées que sur des aperçus, ne doivent pas trouver place dans cet ouvrage, où je me suis fait une loi de ne présenter que des vérités appuyées sur des faits. D’autres viendront après moi, qui pourront supputer le temps nécessaire au plus grand abaissement des mers et à la diminution des eaux par la multiplication des coquillages, des madrépores et de tous les corps pierreux qu’elles ne cessent de produire : ils balanceront les pertes et les gains de ce globe dont la chaleur propre s’exhale incessamment, mais qui reçoit en compensation tout le feu qui réside dans les détriments des corps organisés ; ils en concluront que, si la chaleur du globe était toujours la même et les générations d’animaux et de végétaux toujours aussi nombreuses, aussi promptes, la quantité de l’élément du feu augmenterait sans cesse, et qu’enfin, au lieu de finir par le froid et la glace, le globe pourrait périr par le feu. Ils compareront le temps qu’il a fallu pour que les détriments combustibles des animaux et végétaux aient été accumulés dans les premiers âges, au point d’entretenir pendant des siècles le feu des volcans ; ils compareront, dis-je, ce temps avec celui qui serait nécessaire pour qu’à force de multiplications des corps organisés, les premières couches de terre fussent entièrement composées de substances combustibles, ce qui, dès lors, pourrait produire un nouvel incendie général, ou du moins un très grand nombre de nouveaux volcans ; mais ils verront en même temps que la chaleur du globe diminuant sans cesse, cette fin n’est point à craindre, et que la diminution des eaux, jointe à la multiplication des corps organisés, ne pourra que retarder, de quelques milliers d’années, l’envahissement du globe entier par les glaces, et la mort de la nature par le froid.


Notes de Buffon
  1. Les crabes pétrifiés de la côte de Coromandel sont les mêmes que ceux de France, d’Italie et d’Amérique. Il y a des crabes dans le territoire de Vérone, et quelques-uns sont remplis de mine de fer ; ceux de Coromandel contiennent aussi une terre ferrugineuse. Tous ces crabes pétrifiés sont ordinairement mutilés, il leur manque souvent des pattes ou des antennes, ce qui prouve qu’ils ont été violentés par le frottement ou l’éboulement des terres avant d’être pétrifiés. Traité des Pétrifications, in-4o ; Paris, 1742, p. 416 et suiv.
  2. On trouve sur les rivages de la mer de Lubeck plusieurs hérissons de mer changés en cailloux ou pierre à fusil, que les vagues y amènent en les enlevant des couches de pierre à chaux qui bordent ces mers-là, ainsi que celles d’Angleterre et de France, vers le Pas-de-Calais. Traité des Pétrifications, in-4o ; Paris, 1742, p. 116 et suiv.
  3. L’on trouve des poissons pétrifiés en Italie, dans des pierres blanchâtres de bolca, dans le Véronais ; on en trouve en Suisse, entre des pierres semblables ; à Veningen, près du lac de Constance et dans les ardoises noires d’une montagne du canton de Glaris.

    L’Allemagne fournit aussi quantité de poissons dans une espèce de marbre ou de pierre à chaux grisâtre, à Rupin, à Anspach, à Pappenheim, à Eichstœd, à Eystetten, et dans les ardoises métalliques d’Eisleben, d’Isenach, d’Osterode, de Franckenberg, d’Ilmenau et d’ailleurs.

    On trouve encore des poissons dans des plaques d’ardoise blanchâtres de Wasch en Bohême.

    Le squelette presque entier d’un crocodile (voyez Bibliothèque anglaise, t. VI, p. 406 et suiv.) et le squelette d’un poisson du Cabinet de M. le chevalier Sloane,… trouvés dans la province de Northingham, et qu’on croit venir des carrières de Fulbeck, prouvent suffisamment que l’Angleterre n’est pas destituée de semblables curiosités.

    Tous ceux qui aiment à lire les livres de voyages n’ignorent pas que l’on trouve des poissons dans des pierres grisâtres sur une montagne de Syris, à quelques lieues de Tripoli, de même que sur une montagne de la Chine, près d’une petite ville nommée Yenhiang-hien, du territoire de Foug-siang-fou.

    De tous les poissons dont j’ai parlé, il n’y en a point qu’on ne puisse regarder comme absolument pétrifiés, excepté ceux qu’on trouve dans les ardoises noires de Glaris et dans les ardoises métalliques des mines d’Allemagne. La raison de cela est que les molécules qui ont formé cette sorte d’ardoise se sont si bien insinuées dans la substance des poissons qu’elle en a été absorbée ; de sorte, néanmoins, qu’ayant parfaitement bien retenu la forme des poissons, on peut les appeler, si l’on veut, poissons pétrifiés ou métallifiés.

    Il n’en est pas de même des poissons qui sont renfermés entre des plaques de pierre grisâtre : ceux-ci ont été simplement séchés, embaumés et durcis, à peu près comme s’ils avaient été métamorphosés en une espèce de corne fort dure, telle que l’est la substance des plantes marines qu’on nomme cornées ou cornueuses.

    La substance des poissons qui ont subi ce changement, jointe à leur couleur, les fait très bien distinguer de la substance de la pierre qui les renferme : la plupart sont d’une couleur rougeâtre, d’autres sont d’un jaune luisant, d’autres sont d’un brun plus ou moins foncé, d’autres enfin sont noirs, mais cette noirceur vient d’un suc bitumineux qui forme, dans plusieurs pierres, des figures de petits arbrisseaux qu’on appelle dendrites. Et quant aux poissons qui sont renfermés entre des plaques d’ardoises métalliques, il y en a qui sont simplement de la couleur de l’ardoise, au lieu que d’autres ont des écailles qui reluisent comme si elles étaient d’or, d’argent ou de quelque autre métal, ainsi qu’il est arrivé aux cornes d’Ammon, dont on a parlé dans la troisième partie de ce recueil.

    Tous ces poissons ont subi, autant que les circonstances l’ont pu permettre, plusieurs dérangements accidentels, pareils à ceux des crustacés et des testacés qui ont été renfermés dans des bancs de rochers et dans des couches de terre.

    En général, tous ces poissons ont eu la tête écrasée, plusieurs l’ont perdue ; d’autres ont perdu la queue : les nageoires et les ailerons ont été transposés dans quelques-uns ; d’autres ont été courbés en arc : on en trouve plusieurs dont une partie du corps a été séparée de l’autre, il y en a dont il ne reste que le squelette ; d’autres n’ont laissé que des fragments : l’on rencontre souvent des plaques qui renferment plus d’un poisson diversement situé, et quelquefois c’est un amas bizarre d’arêtes et d’autres fragments de différents poissons que l’on y trouve.

    Ces irrégularités ne peuvent être attribuées qu’aux mouvements de l’eau qui enveloppe ces poissons, à la rencontre des divers corps qui nageaient ensemble, et aux divers efforts réciproques des couches à mesure qu’elles se condensaient, etc.

    Ajoutez à cela que les poissons dont nous parlons sont d’autant mieux marqués qu’ils sont plus gros ; qu’il y en a dont les vertèbres sont comme cristallisées, et d’autres dans la place de la moelle desquels on trouve de petites cristallisations, et que, nonobstant toutes ces variations, l’on ne peut douter que ce n’aient été de vrais poissons de mer et de rivière, parce que plusieurs savants en ont reconnu diverses espèces, comme des brochets, des perches, des truites, des harengs, des sardines, des anchois, des ferrats, des turbots, des têtus, des dorades qu’on appelle rougets en Languedoc, des anguilles, des saluz ou silurus, des guaperva du Brésil, des crocodiles. J’ai vu un poisson volant dans une pierre de bolca, dans le cabinet de M. Zannichelli à Venise. Traité des Pétrifications, in-4o ; Paris, 1742, p. 116 et suiv.

Notes de l’éditeur
  1. Buffon montre ici l’importance considérable qu’il attachait à l’influence du milieu sur les caractères des organismes vivants. Ce chapitre est l’un des plus remarquable de ses œuvres. Il est comme la préface des travaux paléontologiques de notre siècle. (Voyez notre Introduction.)