Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Turquoises

TURQUOISES

Le nom de ces pierres vient probablement de ce que les premières qu’on a vues en France ont été apportées de Turquie ; cependant ce n’est point en Turquie, mais en Perse qu’elles se trouvent abondamment[1], et en deux endroits distants de quelques lieues l’un de l’autre, mais dans lesquels les turquoises ne sont pas de la même qualité. On a nommé turquoise de vieille roche les premières qui sont d’une belle couleur bleue et plus dures que celles de la nouvelle roche, dont le bleu est pâle ou verdâtre. Il s’en trouve de même dans quelques autres contrées de l’Asie, où elles sont connues depuis plusieurs siècles[2], et l’on doit croire que l’Asie n’est pas la seule partie du monde où peuvent se rencontrer ces pierres dans un état plus ou moins parfait : quelques voyageurs ont parlé des turquoises de la Nouvelle-Espagne[3], et nos observateurs en ont reconnu dans les mines de Hongrie[4] ; Boëce de Bott dit aussi qu’il y en a en Bohème et en Silésie. J’ai cru devoir citer tous ces lieux où les turquoises se trouvent colorées par la nature, afin de les distinguer de celles qui ne prennent de la couleur que par l’action du feu ; celles-ci sont beaucoup plus communes et se trouvent même en France, mais elles n’ont ni n’acquièrent jamais la belle couleur des premières ; le bleu qu’elles prennent au feu devient vert ou verdâtre avec le temps : ce sont, pour ainsi dire, des pierres artificielles, au lieu que les turquoises naturelles et qui ont reçu leurs couleurs dans le sein de la terre les conservent à jamais, ou du moins très longtemps, et méritent d’être mises au rang des belles pierres opaques.

Leur origine est bien connue : ce sont les os, les défenses, les dents des animaux terrestres et marins qui se convertissent en turquoises lorsqu’ils se trouvent à portée de recevoir, avec le suc pétrifiant, la teinture métallique qui leur donne la couleur ; et comme le fond de la substance des os est une matière calcaire, on doit les mettre, comme les perles, au nombre des produits de cette même matière.

Le premier auteur qui ait donné quelques indices sur l’origine des turquoises est Guy de La Brosse, mon premier et plus ancien prédécesseur au Jardin du Roi ; il écrivait en 1628, et, en parlant de la Licorne minérale, il la nomme la mère des turquoises. Cette licorne est sans doute la longue défense osseuse et dure du narval : ces défenses, ainsi que les dents et les os de plusieurs autres animaux marins remarquables par leur forme, se trouvent en Languedoc[5], et ont été soumises dès ce temps à l’action du feu pour leur donner la couleur bleue ; car dans le sein de la terre elles sont blanches ou jaunâtres comme la pierre calcaire qui les environne, et qui paraît les avoir pétrifiées.

On peut voir dans les Mémoires de l’Académie des sciences, année 1715, les observations que M. de Réaumur a faites sur ces turquoises du Languedoc[6]. MM. de l’Académie de Bordeaux ont vérifié, en 1719, les observations de Guy de La Brosse et de Réaumur[7] ; et plusieurs années après, M. Hill en a parlé dans son Commentaire sur Théophraste[8], prétendant que les observations de cet auteur grec ont précédé celles des naturalistes français. Il est vrai que Théophraste, après avoir parlé des pierres les plus précieuses, ajoute qu’il y en a encore quelques autres, telles que l’ivoire fossile, qui paraît marbré de noir et de blanc, et de saphir foncé ; ce sont là évidemment, dit M. Hill, les points noirs et bleuâtres qui forment la couleur des turquoises ; mais Théophraste ne dit pas qu’il faut chauffer cet ivoire fossile pour que cette couleur noire et bleue se répande, et d’ailleurs il ne fait aucune mention des vraies turquoises, qui ne doivent leurs belles couleurs qu’à la nature.

On peut croire que le cuivre en dissolution, se mêlant au suc pétrifiant, donne aux os une couleur verte, et si l’alcali s’y trouve combiné comme il l’est en effet dans la terre calcaire, le vert deviendra bleu ; mais le fer dissous par l’acide vitriolique peut aussi donner ces mêmes couleurs. M. Mortimer, à l’occasion du Commentaire de M. Hill sur Théophraste, dit « qu’il ne nie pas que quelques morceaux d’os ou d’ivoire fossile, comme les appelait il y a deux mille ans Théophraste, ne puissent répondre aux caractères qu’on assigne aux turquoises de la nouvelle roche ; mais il croit que celles de la vieille sont de véritables pierres, ou des mines de cuivre dont la pureté surpasse celle des autres, et qui, plus constantes dans leur couleur, résistent à un feu qui réduirait les os en chaux. C’est ce que prouve encore, selon lui, une grande turquoise de douze pouces de long, de cinq de large et de deux d’épaisseur, qui a été montrée à la Société royale de Londres : l’un des côtés paraît raboteux et inégal, comme s’il avait été détaché d’un rocher ; l’autre est parsemé d’élevures et de tubercules, qui, de même que celles de l’hématite botrioïde, donnent à cette pierre la forme d’une grappe, et prouvent que le feu en a fondu la substance[9]. » Je crois, avec M. Mortimer, que le fer a pu colorer les turquoises, mais le métal ne fait pas le fond de leur substance, comme celles des hématites ; et les turquoises de la vieille et de la nouvelle roche, les turquoises colorées par la nature ou par notre art ou par le feu des volcans, sont également plus ou moins imprégnées et pénétrées d’une teinture métallique. Et comme, dans les substances osseuses il s’en trouve de différentes textures et d’une plus ou moins grande dureté, que, par exemple, l’ivoire des défenses de l’éléphant, du morse, de l’hippopotame, et même du narval, sont beaucoup plus dures que les autres os, il doit se trouver, et il se trouve en effet, des turquoises beaucoup plus dures les unes que les autres. Le degré de pétrification qu’auront reçu ces os doit aussi contribuer à leur plus ou moins grande dureté ; la teinture colorante sera même d’autant plus fixe dans ces os, qu’ils seront plus massifs et moins poreux : aussi les plus belles turquoises sont celles qui par dureté reçoivent un poli vif, et dont la couleur ne s’altère ni ne change avec le temps.

Les turquoises artificielles, c’est-à-dire celles auxquelles on donne la couleur par le moyen du feu, sont sujettes à perdre leur beau bleu ; elles deviennent vertes à mesure que l’alcali s’exhale, et quelquefois même elles perdent encore cette couleur verte, et deviennent blanches ou jaunâtres, comme elles l’étaient avant d’avoir été chauffées.

Au reste, on doit présumer qu’il peut se former des turquoises dans tous les lieux où des os plus ou moins pétrifiés auront reçu la teinture métallique du fer ou du cuivre. Nous avons au Cabinet du Roi une main bien conservée, et qui paraît être celle d’une femme, dont les os sont convertis en turquoise : cette main a été trouvée à Clamecy en Nivernais, et n’a point subi l’action du feu ; elle est même recouverte de la peau, à l’exception de la dernière phalange des doigts, des deux phalanges du pouce, des cinq os du métacarpe et de l’os unciforme qui sont découverts ; toutes ces parties osseuses sont d’une couleur bleue mêlée d’un vert plus ou moins foncé.


Notes de Buffon
  1. Autrefois les marchands joailliers pouvaient tirer de la Perse quelques turquoises de la vieille roche, mais depuis quinze ou vingt ans il ne s’y en trouve plus, et, à mon dernier voyage, je ne pus en recouvrer que trois qui étaient raisonnablement belles. Pour des turquoises de la nouvelle roche, on en trouve assez, mais on en fait peu d’état, parce qu’elles ne tiennent pas leur couleur, et qu’en peu de temps on les voit devenir vertes. Les six Voyages de Tavernier en Turquie, etc. ; Rouen, 1713, t. II, p. 336. — La turquoise ne se trouve que dans la Perse, et se tire de deux mines, l’une qui se nomme la vieille roche, à trois journées de Meched, au nord-ouest, près du gros bourg de Nichapour ; l’autre qui n’en est qu’à cinq journées et qui porte le nom de la nouvelle roche. Les turquoises de la seconde mine sont d’un mauvais bleu tirant sur le blanc, aussi se donnent-elles à fort bas prix. Mais, dès la fin du dernier siècle, le roi de Perse avait défendu de fouiller dans la vieille roche pour tout autre que pour lui, parce que les orfèvres du pays ne travaillant qu’en fil et n’entendant pas l’art d’émailler sur l’or, ils se servaient pour les garnitures de sabres, de poignarda et d’autres ouvrages, des turquoises de cette mine, au lieu d’émail, en les faisant tailler et appliquer dans des chatons de différentes figures. Histoire générale des Voyages, t. II, p. 682. — On tire des turquoises d’un grand prix de la montagne de Pyruskou, à quatre journées du chemin de Meched ; on les distingue en celles de la vieille et de la nouvelle roche. Les premières sont pour la maison royale, comme étant d’une couleur plus vive et qui se passe moins. Voyage autour du monde, par Gemelli Gareri ; Paris, 1719, t. II, p. 212. — La plus riche mine, en Perse, est celle des turquoises ; on en a en deux endroits : à Nichapour en Corasan, et dans une montagne qui est entre l’Hyrcanie et la mer Caspienne… Nous appelons ces pierres turquoises, à cause que le pays d’où elles viennent est la Turquie ancienne et véritable. On a depuis découvert une autre mine de ces sortes de pierres, mais qui ne sont pas si belles ni si vives ; on les appelle turquoises nouvelles, qui est ce que nous disons de la nouvelle roche, pour les distinguer des autres qu’on appelle turquoises vieilles ; la couleur de celles-là se passe avec le temps. On garde tout ce qui vient de la vieille roche pour le roi, qui les revend après en avoir tiré le plus beau. Voyage de Chardin en Perse ; 1711, Amsterdam, t. II, p. 24. — J’ai acheté, dit un autre voyageur, à Casbin, ville de la province d’Erak en Perse, des turquoises qu’ils appellent firuses, et se trouvent en grande quantité auprès de Nisabur et Firusku, de la grosseur d’un pois, et quelques-unes de la grosseur d’une fèverole pour vingt ou trente sous au plus. Voyage d’Adam Oléarius, etc. ; Paris, 1656, t. Ier, p. 461.
  2. À l’est de la province de Tebeth est la province de Kaindu, qui porte le nom de sa capitale, où il y a une montagne abondante en turquoises, mais la loi défend d’y toucher sous peine de mort, sans la permission du grand kan. Histoire générale des Voyages, t. VIII, p. 331. — Dans la province de Canilu encore, on trouve, ès-montagnes de cette contrée, des pierres précieuses appelées turquoises qui sont fort belles, mais on n’en ose transporter hors du pays sans le congé et la permission du grand kan. Descript. géograph. de l’Inde orientale, par Marc Paul ; Paris, 1556, p. 70, liv. ii, chap. xxxii.
  3. Les habitants de la province de Cibola, dans la Nouvelle-Espagne, ont beaucoup de turquoises. Histoire générale des Voyages, t. XII, p. 650.
  4. Dans les mines de cuivre de Herrn-Ground en Hongrie, on trouve de très belles pierres bleues, vertes, et une entre autres sur laquelle on a vu des turquoises, ce qui l’a fait appeler mine de turquoises. Collect. académ., part. étrang., t. II, p. 260.
  5. Il s’en trouve en France, dans le bas Languedoc, près de Simore, à Baillabatz, à Laymont ; il y en a aussi du côté d’Auch et à Gimont, à Castres. Celles de Simore sont connues depuis environ quatre-vingts ans. Mémoires de l’Académie des sciences, année 1715.
  6. La matière des turquoises sont des os pétrifiés. La tradition de Simore est que les uns de ces os ressemblaient aux os des jambes, d’autres à ceux des bras, et d’autres à des dents ; et la figure des dents est la plus certainement connue dans ces turquoises. Parmi les échantillons envoyés à l’auteur, il s’en est trouvé qui ne sont pas moins visiblement dents que les glossopètres : ils ont de même tout leur émail qui s’est parfaitement conservé ; mais la partie osseuse, celle que l’émail recouvrait, comme celle qui faisait la racine de la dent, et qui n’avait jamais été revêtue d’émail, est une pierre blanche qui, mise au feu, devient turquoise, en prenant la couleur bleue. La figure de ces dents n’est point semblable à celle des glossopètres qui sont aiguës, au lieu que ces turquoises sont aplaties et ont apparemment été les dents molaires de quelque animal. On en rencontre d’une grosseur prodigieuse : « J’en ai vu, dit M. de Réaumur, d’aussi grosses que le poing ; mais on en trouve de petites beaucoup plus fréquemment. On a trouvé à Castres des dents de figures différentes, et qui ont pris de même une couleur bleue au feu : il s’en est trouvé, dans celles de Simore, qui avaient la figure de celles dont les doreurs et autres ouvriers se servent pour polir, et qui n’ont qu’une seule ouverture pour l’insertion du nerf, tandis que plusieurs autres sont carrées et présentent deux ou quatre cavités.

    « Il y a apparence que ces dents sont toutes d’animaux de mer, car on n’en connaît point de terrestres qui en aient de pareilles ; et, en général, il n’y a que la partie osseuse de ces dents qui devienne turquoise, l’émail ne se convertit pas. » Mémoires de l’Académie des sciences, année 1715, p. 1 et suiv.

  7. En parlant de plusieurs ossements qu’on a trouvés renfermés dans une roche, dans la paroisse de Haux, pays d’entre deux mers, l’historien de l’Académie dit que messieurs de l’Académie de Bordeaux, ayant examiné cette matière, ont voulu éprouver sur ces ossements ce que Réaumur avait dit de l’origine des turquoises ; ils ont trouvé qu’en effet un grand nombre de fragments de ces os pétrifiés, mis à un feu très vif, sont devenus d’un beau bleu de turquoise, que quelques petites parties en ont pris la consistance et que, taillées par un lapidaire, elles en ont eu le poli. Ils ont poussé la curiosité plus loin : ils ont fait l’expérience sur des os récents qui n’ont fait que noircir, hormis peut-être quelques petits morceaux qui tiraient sur le bleu : de là ils concluent avec beaucoup d’apparence que les os, pour devenir turquoises, ont besoin d’un très long séjour dans la terre, et que la même matière qui fait le noir dans les os récents fait le bleu dans ceux qui ont été longtemps enterrés, parce qu’elle y a acquis lentement et par degrés une certaine maturité. Il ne faut pas oublier que ces os, qui appartenaient visiblement à différents animaux, ont également bien réussi à devenir turquoises. Histoire de l’Académie des sciences, année 1719, p. 24 et suiv.
  8. Théophraste. Sur les pierres, avec des Notes, par M. Hill ; Londres, 1746.
  9. Transactions philosophiques, t. XLIV, année 1747, no 482.