Épaves (Prudhomme)/Texte entier

ÉpavesAlphonse Lemerre. (p. np--).

Épaves

SULLY PRUDHOMME




Épaves



PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23–33, passage Choiseul, 23–33


M DCCCCVIII

Le manuscrit des Épaves, recueilli et classé sur les indications de Sully Prudhomme par Mademoiselle Blanche Schnitzler, a été, selon les dernières volontés du maître, établi définitivement par son ami M. Léon Bernard-Derosne et ses quatre colégataires littéraires MM. Auguste Dorchain, Albert-Émile Sorel, Camille Hémon et Désiré Lemerre, qui le publient aujourd’hui.


Paris, le 20 mai 1908.


I


LA MUSIQUE


Ah ! chante encore, chante, chante !
Mon âme a soif des bleus éthers.
Que cette caresse arrachante
En rompe les terrestres fers !

Que cette promesse infinie,
Que cet appel délicieux
Dans les longs flots de l’harmonie
L’enveloppe et l’emporte aux cieux !


Les bonheurs purs, les bonheurs libres
L’attirent, dans l’or de ta voix,
Par mille douloureuses fibres
Qu’ils font tressaillir à la fois…

Elle espère, sentant sa chaîne
À l’unisson si fort vibrer,
Que la rupture en est prochaine
Et va soudain la délivrer !

La musique surnaturelle
Ouvre le paradis perdu…
— Hélas ! Hélas ! il n’est par elle
Qu’en songe ouvert, jamais rendu.



OBSESSION


Un mot me hante, un mot me tue.
Je l’écoute contre mon gré :
À le bannir je m’évertue,
Il me suit, toujours murmuré.

À l’ancien chant de ma nourrice
Je le mêle pour l’assoupir,
Mais, redoutable adulatrice,
La musique en fait un soupir.


Je gravis alors la montagne
Pour l’étouffer dans le grand vent.
Jusqu’au sommet il m’accompagne :
Il y devient gémissement.

Je demande à la mer sonore
De le changer en bruit de flot.
Plus plaintif et plus tendre encore,
Hélas ! il y devient sanglot…

Je tente, comme un dernier charme,
Le silence enchanté des bois ;
Mais je le sens qui devient larme
Dès qu’il a cessé d’être voix.

Ce qui pleure ou ne se peut taire,
Est-ce en moi le remords ? Oh ! non :
C’est un souvenir solitaire
Au plus lointain de l’âme… un nom.



LE FLEUVE


À Albert-Émile Sorel.


Vous ne révélez point la destinée ultime,
Ô défunts dans la nuit pêle-mêle noyés !
Dieu seul peut suivre au loin jusqu’à l’extrême abîme
Le fleuve entier des morts qui roule sous nos pieds.

Les beaux yeux, les grands cœurs et les fronts pleins de rêve,
Les couples escortant Juliette et Roméo,
Tous les restes humains vers la brumeuse grève
Silencieux et froids glissent au fil de l’eau.


Décorant l’avenir que le présent lui voile,
L’humanité regarde, au ciel, plus haut que soi,
Durant le jour l’azur, pendant la nuit l’étoile,
Symboles du bonheur que lui promet sa foi.

Hélas ! tout corps vivant semble un radeau qui passe,
En route sans fanal pour l’infini sans port ;
Mais courte est notre vue, et Dieu nous fit la grâce
De ne la point tourner du côté de la mort.



LA FONTAINE DE JOUVENCE


À Madame Louise Labélonye.


Rends la sève aux heureux, naïade de Jouvence,
À leurs rapides jours donne un long renouveau ;
Retourne pour eux seuls le fatal écheveau
Dont le fil mesuré vers les ciseaux s’avance.

Ceux-là n’ont pas connu le soupir dès l’enfance,
L’austère appel du Vrai, l’altier défi du Beau,
Le tourment d’y répondre et l’attrait du tombeau
Pour le front sans appui, pour le cœur sans défense.


Le ciel lointain des yeux ne leur a pas fait mal ;
Ils n’ont connu qu’un proche et clément idéal,
Et les regrets en eux ne sont pas des blessures.

Mais les martyrs du rêve et ceux du souvenir,
Inclinés vers la fosse aux promesses plus sûres,
Craignant tous les amours, n’osent pas rajeunir.



L’INDULGENCE


À Émile Albert.


Lindulgence est tendre, elle est femme.
Ceux qu’un faux pas, même expié,
Dans le monde à jamais diffame,
Lavent leur front dans sa pitié.

Humble sœur aux longues paupières,
Pour l’homme, fût-il criminel,
Tandis qu’on lui jette des pierres,
Elle garde un pleur fraternel.


S’approchant du cœur plein de fange,
De scorie épaisse et de fiel,
Pour l’assainir, elle y mélange
Cette larme, aumône du ciel ;

Et, loin d’y remuer la honte,
Comme les injures le font,
Elle attend que l’amour remonte
Et que la haine tombe au fond.

C’est alors que, de sa main douce
Élevant ce cœur épuré,
Elle l’incline sans secousse
Et lui pardonne : il a pleuré.



CONTRASTE


Ce pauvre a végété comme une ortie immonde,
Sans mère ni soleil, méchant, triste et battu,
Sans jamais soupçonner qu’il existât au monde
Quelque chose ayant nom l’amour et la vertu.

Maintenant vieux et seul, tout le jour il se couche
Au revers d’un fossé, morne et les pieds pendants ;
Il tend sa main sordide en pleurant d’un œil louche,
Et, juste Dieu ! je crois qu’il prie entre ses dents !

On lui promet le ciel, à lui ! chien qui se vautre
Et pour leurrer sa faim quête au hasard du lieu ;
Il n’en pourrait jouir qu’en devenant un autre,
Mais l’être que voilà, qu’en feras-tu, mon Dieu ?

Dis : « Je me suis trompé, j’ai failli, je l’avoue ;
J’ai seulement mêlé sous le plus laid contour
Le moins d’âme possible avec le plus de boue ;
Mon œuvre est repoussante, injuste et sans amour. »




Et cependant voici qu’une admirable fille
S’avance. Elle a seize ans, son visage est vermeil,
Sa chevelure au vent se soulève et scintille
Comme une cendre d’or dans les feux du soleil ;


Sa bouche est une fleur à quelque Éden ravie,
Sa grâce embaume l’air de sa chanson joyeux ;
Le printemps de la terre et celui de la vie
D’une double jeunesse animent ses grands yeux.

On dirait que l’Amour, pour veiner sa poitrine,
D’ailes de papillons a formé ses pastels ;
On dirait qu’elle est née en un lit d’églantine
Du plus tendre baiser des deux premiers mortels.

Elle a vu ce vieillard honni de tout le monde,
Elle s’est arrêtée au milieu du chemin ;
Puis elle a sur son cœur penché sa tête blonde,
La pitié dans les yeux et l’aumône à la main.




Quelle épreuve ton œuvre à la raison prépare !
Quelle énigme pour elle en des traits si divers !
Elle accuse ta main brutale, inique, avare,
Sans oser, ô mon Dieu ! condamner l’univers.

Hélas ! il faut mourir pour comprendre ces choses,
Si toutefois la Mort n’emplit pas le tombeau
Dans l’unique dessein d’alimenter les roses,
Virement éternel de l’horrible et du beau !


1862.



L’ARTISTE


À Maurice Albert.


Imaginer, c’est faire à son gré toutes choses,
Affranchir les effets de la lenteur des causes,
Ne plus subir son sort, mais, le pouvant choisir,
Voir enfin le bonheur naître du seul désir !
Maître et dispensateur du temps et de l’espace,
C’est hâter ce qui tarde, arrêter ce qui passe,
Et dans un ciel intime embrasé de soleils
Étendre à l’infini des horizons vermeils.
Imaginer enfin, c’est jouir sans mélange,
C’est laver l’Idéal éclaboussé de fange,
C’est parfaire la vie, en embellir le lieu,

C’est rebâtir le monde avec plus d’art que Dieu !
Mais qu’aisément ce monde improvisé s’écroule !
Il est fait de nuée, il flotte et se déroule
Si frêle !… Vienne au cœur une secousse, un bruit,
Un rien, tout se dissout et le charme est détruit :
Nous voyons s’abîmer notre opulent royaume,
Et son peuple inventé s’enfuir, léger fantôme.
Alors remonte en nous tout le réel impur :
Cette vase émergeant souille nos lacs d’azur,
Des coups de vent brutaux en rompent la surface,
Le rivage enchanteur se dissipe et s’efface,
Et, vaine ombre engloutie avec ce vain décor,
Des rêves a sombré la flotte aux poupes d’or.
Heureux qui peut soustraire aux tempêtes du monde
Pour la clouer en soi sa vision profonde !
Surtout heureux l’artiste ! Il pense avec vigueur
Et pose devant lui les songes de son cœur :
Un marbre, un bout de toile en est dépositaire.
Il ne veut pas devoir tous ses biens à la terre,
Mais, pliant la nature aux formes de son choix,
Il a le beau dans l’âme et l’âme à fleur des doigts.



AMOUR D’ENFANCE


Si loin que de mes ans je remonte le cours,
J’ignore en quel avril mes premières amours
Sont pour ma joie au monde et ma douleur écloses.
Ces penchants de l’enfance ont d’insondables causes :
Serait-ce que, là-bas, dans l’inconnu séjour
Où nous nous préparions au baptême du jour,
Pendant que j’y dormais peut-être à côté d’elle,
De son cœur assoupi quelque vague étincelle
En tombant sur le mien l’a brûlé pour jamais ?
Je suis né, je l’ai vue, et déjà je l’aimais.


Je n’oublierai jamais l’aurore de ma vie
Où dans un sombre enclos mon enfance asservie
Devinait au dehors la splendeur des étés
Et le concert tentant de leurs libres gaîtés.
Alors, comme un oiseau qui traîne sous son aile,
Résigné, le fardeau d’une flèche mortelle,
J’allais sur le vieux banc, sans murmurer, m’asseoir :
« Je pleurerai, pensais-je, avec elle ce soir. »
Muette et sans témoin, ma timide souffrance
Avait pour confidente une longue espérance :
La voir dans quinze jours ! si d’indulgents hasards
Conspiraient au festin qu’attendaient mes regards.
Enfant sauvage et pâle, effrayé par le maître,
Je veillais pour la faire en mon âme apparaître
À l’heure où les nouveaux, dans l’horreur du dortoir,
Sous leurs suaires froids couvent leur désespoir.

Sourd au précoce appel de la Muse indomptable,
Je m’appliquais penché sur cette aride table
Où le vieux Pythagore, avec un doigt d’airain,
Grava de ses calculs le monument chagrin ;


Mais, malgré moi, sans cesse, une plus chère image
Traversait doucement l’obscure et froide page.
Celle pour qui mon âme explorait ces déserts
Sous leur sable ennuyeux faisait sourdre des vers,
Et les vers jaillissaient, source fraîche et dorée,
Harmonieux miroir de sa grâce adorée ;
Et, néfaste au labeur dont elle était le prix,
Elle effaçait en moi ce que j’avais appris.

Mon brave cœur d’enfant rêvait avec délices
Que d’atroces bourreaux m’infligeaient des supplices
Pour me faire abjurer mon invincible amour.
Ils serraient les écrous : à chaque horrible tour,
Fier, je chantais : « Je l’aime ! » Ils versaient l’eau bouillante :
Je confessais plus haut ma tendresse vaillante.
Mes os craquaient, tant mieux ! J’insultais la douleur !
« Je l’aime ! » De la poix l’infernale chaleur
Dans mes veines courait, je criais : « Je l’adore ! »
Mes yeux en s’éteignant le savaient dire encore.
Mais je rêvais aussi qu’émue elle était là,
Et qu’à ses pieds, mourant, je râlais : « Me voilà,

Voyez ! meurtri, rompu, broyé par la torture,
Parce qu’ils veulent tous que je vous sois parjure.
Ils m’ont dit : « Meurs ou cède ! » et j’ai répondu : « Non !
« J’ai pour ciel un regard et pour symbole un nom. »

Qu’il est loin, l’écolier ! Qu’elle est loin, son idole !
Ah ! combien cette idylle innocente était folle !
Pourtant (hélas ! en vain mon orgueil s’en défend)
Quand j’y pense aujourd’hui je redeviens enfant.



DÉSENCHANTEMENT


Elle fut Cérès en personne
Quand à ses blonds cheveux cendrés
Elle eut ce jour-là pour couronne
Donné les simples fleurs des prés.

En la voyant tordre la gerbe
Autour de son front droit et court
Et la fixer d’un nœud superbe
Sur sa nuque à son chignon lourd,


J’avais cru que le ciel antique
Veillait au salut de ses dieux,
Qu’une déesse de l’Attique
Ressuscitait devant mes yeux.

Mais elle a changé la coiffure
Où la nature épousait l’art :
Son élégance agreste et pure,
N’était-ce qu’un jeu du hasard ?

L’enchanteresse est toujours blonde,
Mais elle a tout à coup cessé
D’évoquer, avec l’ancien monde,
L’idéal dont je fus bercé.

Cette perfide évocatrice
M’a rajeuni, durant un jour,
De deux mille ans ! puis par caprice
Me vieillit d’autant sans retour…


Elle souffle comme une lampe
Le rêve qui m’a fasciné,
Et voici qu’à nouveau je rampe
Dans l’affreux siècle où je suis né.



LE PREMIER AMOUR


Jadmirais écolier l’enfant brune au front blanc ;
Déjà je vous aimais : puérile folie
Où germa le levain de ma mélancolie.
Ah ! j’ignorais alors ma fortune et mon rang.

Dans la taverne on peut, sans regret, sous le banc
Répandre le gros vin dont la cruche est remplie,
Quand le plus léger trouble en dénonce la lie,
Et se verser un vin plus limpide et plus franc ;


Mais esclave d’un philtre au décevant arome
Dont, encore aujourd’hui le souvenir l’embaume,
Mon cœur pour s’en défaire a dû longtemps pleurer,

Il a su rejeter cette liqueur perfide.
Il se reconnaît libre et sent trop qu’il est vide :
Pourquoi nul amour vrai n’y peut-il plus entrer ?


1862.



RIEN N’IMPORTE QUE L’AMOUR


Je ne sais pourquoi ma pensée
A mis dans sa lutte insensée
Avec l’âpre Inconnu, qui reste son vainqueur,
L’unique emploi, l’unique idéal de la vie,
Puisqu’il suffit qu’au monde une enfant me sourie
Pour me remplir le cœur !


Et je ne sais pourquoi j’aspire
Au stoïque et sublime empire
Que prend ta volonté, Zénon, sur la douleur ;
Me rendre invulnérable ! absurde vœu, folie !
Puisqu’il suffit, hélas ! que cette enfant m’oublie
Pour me briser le cœur…


1862.



LE PARDON


Pour peu que votre image en mon âme renaisse,
Je sens bien que c’est vous que j’aime encor le mieux.
Vous avez désolé l’aube de ma jeunesse,
Je veux pourtant mourir sans oublier vos yeux,

Ni votre voix surtout, sonore et caressante,
Qui pénétrait mon cœur entre toutes les voix,
Et longtemps ma poitrine en restait frémissante
Comme un luth solitaire encore ému des doigts.


Ah ! j’en connais beaucoup dont les lèvres sont belles,
Dont le front est parfait, dont le langage est doux.
Mes amis vous diront que j’ai chanté pour elles,
Ma mère vous dira que j’ai pleuré pour vous.

J’ai pleuré, mais déjà mes larmes sont plus rares ;
Je sanglotais alors, je soupire aujourd’hui ;
Puis bientôt viendra l’âge où les yeux sont avares,
Et ma tristesse un jour ne sera plus qu’ennui.

Oui, pour avoir brisé la fleur de ma jeunesse,
J’ai peur de vous haïr quand je deviendrai vieux.
Que toujours votre image en mon âme renaisse !
Que je pardonne à l’âme au souvenir des yeux !


1861.



SEREINE VENGEANCE


Vous qui m’avez, dans l’âge où d’autres sont joyeux,
Fait assez de chagrin pour me rendre poète,
Vous par qui j’ai, dans l’âge où vivre est une fête,
Vu la vie à travers les larmes de mes yeux,

Je ne vous en veux plus : tout finit pour le mieux ;
Voilà que l’avenir à me venger s’apprête :
La fleur se fane au vol des jours que rien n’arrête,
La gloire éclôt et dure en d’immuables cieux !


Pour mon âme autrefois vous seule étiez le monde,
Mais j’ai plongé depuis dans l’Infini la sonde,
Et mon âme se mêle à l’immense univers ;

Et, tandis que les ans vous révèlent les peines,
Le temps, qui fonde un socle à la beauté des vers,
Balaiera votre forme avec les formes vaines.



PITIÉ TARDIVE


Il fallait être bonne au temps où je souffrais,
Quand j’étais plus crédule et que j’avais des larmes,
Lorsque j’obéissais comme un vaincu sans armes
Lié si follement par des serments si vrais !

Madame, en ce temps-là c’était vous que j’aimais,
J’ignorais le mensonge hallucinant des charmes.
Vous avez ébranlé mon cœur de tant d’alarmes
Que j’aurais le bonheur sans y croire jamais.


Un abîme éternel, infini, nous sépare.
Ah ! le baume tardif de vos lèvres s’égare :
Plus rien n’y peut fleurir qui n’ait un goût de fiel.

Adieu, laissez mon cœur dans sa tombe profonde,
Mais ne le plaignez pas, car, s’il est mort au monde,
Il a fait son suaire avec un pan du ciel.



À UN COUPLE HEUREUX


Sous la lampe qui dort dans la paix de la chambre
J’aime à passer la main sur le front des enfants ;
Comme un duvet soumis au doux attrait de l’ambre,
Ma tendresse est docile à leurs yeux captivants.

Et je tourne, en flattant leurs chevelures blondes,
Le stérile soupir de mes sens indomptés
Vers la couche bénie où les douleurs fécondes
Ont accompli la fin des chastes voluptés.


Vous vous aimez, vos cœurs se sont choisis l’un l’autre,
Sincèrement offerts et donnés au grand jour ;
Vous ignorez la fange où le désir se vautre,
Les réveils en sursaut des mendiants d’amour.

Moi, je n’ai point orné le désert de ma vie :
Je mourrai sans avoir dans mes bras emporté,
Comme une tourterelle au colombier ravie,
Une vierge enlaçant de fleurs ma liberté.

Rebelle au joug sacré d’un penchant invincible,
Je vais seul, et je songe avec des pleurs aux yeux
À ce bonheur terrestre et cependant possible,
Désespoir des rêveurs et des ambitieux.


1864.



PEUR DE NUIRE


Si je n’avais peur de t’ouvrir
L’abîme où se perd ma pensée,
Si je pouvais, sans t’assombrir,
Te prendre, amie humble et sensée,
Pour fiancée,

Si mon cœur n’avait pas souffert
Des refus qui l’ont fait sauvage,
S’il n’avait, hélas ! découvert
Que l’espoir d’un nid à notre âge
Est un mirage,


Je te dirais : « Viens m’apaiser,
Viens, je n’aurai l’âme assouvie
Que par ton virginal baiser ;
Enseigne au songeur qui l’envie
Ta simple vie. »

Mais il me faut demeurer seul,
Penché sur des livres moroses ;
J’ai fait ma tente d’un linceul :
Laisse-moi le fond noir des choses,
Garde les roses.


1863.



AUX CIEUX


Je l’aime avec mélancolie,
Sans prier Dieu de nous unir,
Car plus elle devient jolie,
Plus sa grâce est près de finir.
Tout bonheur savouré s’altère
Et couve un soupir anxieux.
J’aurai fait mon choix sur la terre,
Je ne posséderai qu’aux cieux…


Combien de couples en ce monde
Se sont lassés de leur amour !
Et, si la tendresse est profonde,
Meurt-on tous deux le même jour ?
Mon cœur est déjà solitaire
Sitôt qu’il pressent des adieux.
J’aurai fait mon choix sur la terre,
Je ne posséderai qu’aux cieux.



BIENSÉANCE


Bien que sa mère fût absente,
J’entrai, n’y voyant aucun mal :
Ma visite était innocente,
Oh ! plus qu’un tour de valse au bal.

Je pris sa main gaiment offerte,
Quel bonheur ! mais, hélas ! pourquoi
Devant la porte grande ouverte
S’assit-elle si loin de moi ?


L’amitié que j’avais rêvée
Toute en mon âme refoula,
Ô fille trop bien élevée,
Je ne méritais pas cela :

Mon cœur, mieux que ta camériste,
Veillait sur toi, que craignais-tu ?
Devrais-tu savoir qu’il existe
D’autre garde que la vertu ?



LES RIDEAUX


Jai peur, ô ma voisine blonde :
Depuis sept jours, sept jours ! le temps
Qu’il faut à Dieu pour faire un monde,
Hélas ! tous les matins j’attends.

Vous étiez la gentille aurore
Qu’à mon lever je saluais.
Tous les matins j’épie encore,
Et vos rideaux restent muets.


Vous ai-je paru téméraire ?
Le soupir ne dit pas l’espoir.
Suis-je trop timide au contraire ?
Le regard doit oser pour voir.

Ciel ! ces rideaux, joie infinie !
Les voici qui tremblent un peu
Au toucher d’une main bénie
Où semble hésiter un aveu…

Qu’à ma longue attente elle achève
De révéler votre retour !
Que ce voile qu’elle soulève
Soit la paupière de l’amour !


1861.



DEUIL DE CŒUR


Quand je saurai qu’on vous marie,
Que vous n’avez pour vos amis
Qu’un entretien sans rêverie,
Où le soupir n’est plus permis ;

Qu’après un oui réglé d’avance
Il ne nous restera de vous
Ni la fraîcheur de l’ignorance
Ni votre petit nom si doux ;


Qu’il faudra vous dire : Madame,
Tandis que le maître et seigneur
Vous dira sans façons : Ma femme,
Comme un Orgon de belle humeur ;

Mû de pitié plus que d’envie,
Sur votre tombeau nuptial
Je prendrai pour toute ma vie
Le deuil de mon jeune idéal.



LA BEAUTÉ FAIT CROIRE


La foi, l’antique foi dans mon âme a péri,
Et maintenant je sonde à tâtons la Nature.
Mais je regrette, hélas ! la sublime imposture
Qui, dans l’ombre déserte, offre au cœur un abri ;

Et j’y crois de nouveau quand vous m’avez souri :
La nuit m’épouvantait, cette aube me rassure.
Quand je ne vous vois pas, l’inconnu me torture,
Paraissez seulement, et mon mal est guéri.


Un sourire de vous, et le bonheur m’inonde :
Je ne peux plus douter qu’une main sur le monde
Par pitié comme un baume ait épanché l’amour.

L’espérance a raison de ma raison rebelle :
Sans retour aimez-moi ; je croirai sans retour
À la bonté d’un Dieu qui vous créa si belle.



LECTURE À DEUX


Lorsque tu lis les vers, je ne les saisis pas :
C’est toi le vrai poème et le seul qui me touche.
Ensemble adorons-les, mais lisons-les tout bas ;
Les vers quand tu les dis ne valent pas ta bouche.

Ta grâce en les servant les trahit à la fois :
Tes lèvres font rêver au satin des corolles,
Et dans leur souffle cher la beauté de la voix
Fait oublier au cœur la beauté des paroles.



IMMORTELLE


La douceur de la voir m’attache seule au jour,
La douceur de l’entendre enchaîne à l’air ma vie ;
Au bonheur de l’aimer je me livre et me fie,
Mais sur quel fondement repose mon amour ?

Que demain, qu’aujourd’hui, sans pitié, sans retour,
À ses lèvres soudain la pâle maladie
Ravisse leur fraîcheur avec leur mélodie
Et voile ses yeux vifs et tendres tour à tour,


Aurai-je ainsi perdu ce que j’adore en elle ?
Oh ! non : ce qui pour l’âme embellit la prunelle,
C’est un rayon d’en haut ici-bas reflété.

Et, modèle incréé de toute créature,
Le Beau, dans ce qui passe attestant ce qui dure,
Imprime à la fleur même un sceau d’éternité.



DANS L’ÉTERNITÉ


Au fond noir du passé les principes du monde,
À d’insondables fins soumis,
Débrouillaient leur mêlée aveuglément féconde :
Ils façonnaient la terre, hélas ! où ne se fonde
Nul Éden aux amours promis.

Des monstres au long col rampent, troupeau farouche
De la pesanteur prisonnier ;
L’aile s’ébauche et tend vers le ciel ; elle y touche ;
De l’herbe éclôt la fleur, la fleur devient la bouche,
La femme apparaît, lys dernier !


Nos amours sont sans doute infiniment anciennes ;
Nos âmes ont pris corps cent fois.
Mes yeux cherchent les tiens, mes mains cherchent les tiennes,
Et je t’appelle, hélas ! partout sans que tu viennes,
Sans connaître encore ta voix…

Depuis qu’est né l’Amour, j’en ai connu la chaîne,
Le lien caressant, jamais !
À peine, quand l’argile eut pris figure humaine,
Ton âme eut-elle fait de la beauté sa gaine
Que dans l’inconnu je t’aimais.

Par l’espace, au hasard de la cime et du gouffre,
Mon cœur vers toi s’est élancé
Comme la flamme court sur la trace du soufre,
Et, si loin que tu sois, quand tu pleures il souffre,
À ta fortune fiancé.

Car sa chaîne est rivée à ton intime essence :
Les innombrables éléments
Dont ta bouche est pétrie ont depuis ta naissance,
Par une mutuelle et secrète puissance,
Ceux de mes lèvres pour amants.


Comme l’abeille aux fleurs emprunte leur arôme,
Et, charmeuse exquise à son tour,
Change en durable miel la sève qui l’embaume,
De mon sang épuisé survivra chaque atome
Tout imprégné de mon amour ;

La forme en vain retourne au néant qui l’appelle,
La matière et l’âme ont pour loi
De fournir à l’amour une proie éternelle :
Oui, sous les vents, la pluie et les sourds coups de pelle,
Ma cendre frémira pour toi !



AH ! LE COURS DE MES ANS…


Ah ! le cours de mes ans ne peut que faire envie :
Je ne maudirai pas le jour où je suis né.
Si Dieu m’a fait souffrir, il m’a beaucoup donné,
Je ne me plaindrai pas d’avoir connu la vie.

De la félicité que j’avais poursuivie
Le trop vaste horizon s’est aujourd’hui borné,
J’attends, calme et rêveur, ce qui m’est destiné ;
Qu’importe l’avenir ? mon âme est assouvie.


L’arbre de ma jeunesse était ambitieux,
Fou d’espoir et de sève, hélas ! et les orages,
Secouant sa verdure, en ont semé les cieux…

Mais le doux souvenir est le glaneur des âges,
Et l’oubli n’a jamais si bien tout effacé
Qu’il ne reste une fleur dans le champ du passé.


1861.



LE COUCHER DU SOLEIL


Si j’ose comparer le déclin de ma vie
À ton coucher sublime, ô Soleil ! je t’envie.
Ta gloire peut sombrer, le retour en est sûr :
Elle renaît immense avec l’immense azur.
De ton sanglant linceul tout le ciel se colore,
Et le regard funèbre où luit ton dernier feu,
Ce regard sombre et doux, dont tu couves encore
Le lys que ta ferveur a fait naguère éclore,
Est triste infiniment, mais n’est pas un adieu.



II



LES FILLES DU DIABLE


Vaincu par Dieu, l’Ange rebelle,
Quand il vit naître Ève à l’œil bleu,
Se dit : « Je la ferai plus belle
Avec de la nuit et du feu. »

Il prit de l’ombre une parcelle,
Il y fit jaillir au milieu
Tout l’enfer dans une étincelle
Et ricana, vainqueur de Dieu !


Lors on vit ces brunes étranges
Qui, parentes des mauvais anges,
Ouvrent, comme un brasier profond,

Sous un front court de pâle ivoire
Un ciel tombé qui flambe, au fond
D’une prunelle ardente et noire.



LA JALOUSIE


Quand le sort, échanson distrait, tient la liqueur
Désespérément haut, trop haut pour qu’elle attire,
Elle ressemble à l’astre où nulle main n’aspire :
Le désir n’est qu’un rêve, une vague langueur.

Quand le philtre d’amour se rapproche du cœur,
Un tourment l’envahit, pas encore le pire,
Car la tentation n’en fait pas un martyre
Avant que le refus ait dressé sa rigueur ;


On peut patienter, apprendre la constance,
Du breuvage déjà jouir même à distance :
L’image qu’on en forme en a l’arôme frais ;

Mais qu’un rival heureux se délecte à sa guise,
De ce nectar qu’on sent à l’infini… tout près,
L’affreux dard de la soif comme un poignard s’aiguise.



MALHEUR À NOUS !


Mystérieux, l’œil noir ressemble aux nuits profondes
Dont le charme sacré fait plier les genoux,
Et, pareil aux matins, l’œil bleu tendre des blondes
Par sa caresse épanche un paradis en nous,

Mais, comme on voit décroître et changer d’apparence
Les nuits de velours sombre et les matins soyeux,
Ainsi meurt et se mue en froide indifférence
Le fascinant appel émané des beaux yeux.


Sur les lèvres en fleur voltige le caprice :
Il offre leur sourire aux baisers imprudents
Comme un zéphyr d’avril dont l’aile tentatrice
Ouvre la rose et l’offre aux moucherons ardents ;

Mais, comme le zéphyr du revers de son aile
Fermant le frais calice à leur soif le soustrait,
Le caprice nous leurre et la bouche infidèle
Se dérobe à l’amour qui s’y désaltérait.

Malheur à nous ! Malheur ! Si nous ne pouvons vivre
Sans ce regard trop cher et ce baiser de miel ;
Ce double philtre au cœur, qu’un moment il enivre,
N’apporte qu’un enfer sous le masque d’un ciel.



SOUFFLES D’AVRIL


Quand de tes blonds cheveux une boucle frissonne
Et chatouille soudain la neige de ton cou,
Tu retournes la tête et, ne voyant personne,
Tu dis : « C’est un zéphyr venu je ne sais d’où… »

Quand la rose d’Avril à ton corset posée
Laissant choir un pétale en effleure ta main,
Sans deviner comment la chute en fut causée
Tu dis : « C’est le zéphyr… » et tu suis ton chemin.


Non ! ce furtif soupir dont frémissent tes tresses,
Ce timide baiser d’une fleur à tes doigts,
C’est l’amour qui s’essaye aux premières caresses,
C’est à son aile errante, enfant, que tu les dois.



BONTÉ


Quand une femme est bonne, on voit luire en ses yeux
Son âme, bijou simple aux rayons précieux,
Perle finement nuancée,
Quand une femme est bonne, un dévouement profond
Trempe son frêle corps, et sa voix se confond,
Ruisseau clair, avec sa pensée.


Que nous nous en voulons d’avoir calomnié
Son insondable amour et de l’avoir nié
Pour un exemple d’inconstance !
Comme nous condamnons nos jugements ingrats !
Et comme avec respect nous pleurons dans ses bras
De tendresse et de repentance !


1863.



SECRET D’ENFANT


Quand le père et la mère ont su qu’elle était morte.
Cette voisine enfant que d’un culte obstiné
Leur fils aima tout bas dès que son cœur fut né,
Ils ont craint pour son âge une douleur trop forte.

Oh ! combien pèse au cœur de celui qui l’apporte
La nouvelle d’un coup qui n’est pas deviné !
Le père hésitait, fixe et le front incliné,
Dans cette morne angoisse où la parole avorte.


Mais la mère, voyant l’enfant pâlir d’effroi,
Lui dit, les yeux mouillés : « Elle a parlé de toi. »
Il n’osa point ouïr la suprême parole ;

Il n’osa pas non plus s’écrier : « Je l’aimais. »
Et, comme au vent soudain se ferme une corolle,
Sa paupière aussitôt s’est close pour jamais.


1861.



LA VIOLETTE


Violette des bois, ô vivante améthyste,
Qui fêtes sans éclat le printanier réveil,
Mais sais rendre en parfums ses baisers au soleil,
Fleur dont la grâce tendre est douce à l’âme triste,

Fleur du soupir timide et du tremblant aveu,
Qui dois être cherchée et par les yeux conquise,
Des secrets ombrageux la confidente exquise,
Fleur d’espoir, de pardon, de rappel et d’adieu,


Ta nuance en douceur égale ton arome
Et mêle sans offense au deuil un peu d’azur.
Ton cœur humble au cœur simple offre un asile sûr ;
Pour toute plaie il offre à tout amour un baume.



LA VÉNUS DE MILO


La Nature accomplit lentement ses desseins.
Elle ébauchait de loin la forme des poitrines
En faisant onduler les surfaces marines,
Se soulever les monts, se creuser les bassins ;

Elle apprêtait aux cœurs leurs suaves coussins
En courbant les profils enchanteurs des collines ;
Qui sait après combien d’esquisses féminines,
Au temps des premiers lys elle moula les seins ?

 
Et de ses longs essais le dernier n’est pas Ève :
Son chef-d’œuvre attendu d’âge en âge s’achève,
Et la beauté, de femme en femme, éclôt toujours,

Jusqu’au type suprême où l’Art triomphe et trace
D’un corps humain parfait les surhumains contours,
Et ce modèle, ô Grèce, est la fleur de ta race.



SUR UNE TOMBE


Jentends toujours monter de cette affreuse tombe
Le son lugubre et sourd de la terre qui tombe
Et croule sur ce jeune corps.
Ce son n’a plus voulu sortir de mon oreille ;
Il me poursuit le jour, la nuit il me réveille,
Il m’obsède comme un remords.


Je crois toujours ouïr la morte solitaire
Qui, sentant croître l’ombre et s’amasser la terre,
Les conjure d’attendre un peu ;
Près de s’évanouir si douce est la lumière !
Mais la nuit et le sable ont chargé sa paupière,
Au soleil elle a dit adieu.

Elle écoute : elle entend s’éloigner sa famille ;
Ils rentrent au foyer, tes frères : pauvre fille,
Va seule dans l’éternité…
Toute seule, ô terreur ! Ô spectacle qui navre :
Dans l’âme la torture, et dans l’œil du cadavre
Le sommeil vide, illimité.

Car ces êtres jumeaux n’ont plus même fortune :
L’un rend paisiblement à la source commune
Les éléments qu’il avait pris ;
L’autre dans l’infini s’épouvante et frissonne,
Et, veuve du regard, ne reconnaît personne
Au vague empire des esprits.


Qui donc souhaite à l’âme une essence immortelle
Devant l’horizon noir que la funèbre pelle
Ouvre au songe sous le gazon ?
C’est plutôt le néant cent fois que je préfère,
À moins que l’enfant mort puisse oublier sa mère
Et la verdure et la maison.



LE PREMIER AMOUR


À Carmen Sylva.


Comme un verre intact, avant l’heure
Où le remplira l’échanson,
Au plus léger coup qui l’effleure
Vibre d’un sonore frisson,

Mais pour la fugitive atteinte
N’a plus de soupir cristallin,
Et ne tressaille ni ne tinte
Sans aucun heurt dès qu’il est plein,


Le jeune cœur, vivant calice,
Frémit plaintif au moindre appel,
Avant que l’Amour le remplisse
De son généreux hydromel ;

Mais, quand cet échanson céleste
L’a, soudain, comblé jusqu’au bord,
Plus rien n’y bat pour tout le reste ;
Silencieux, il paraît mort ;

C’est qu’il peut dédaigner la terre,
Il aime ! le ciel est entré
Dans sa profondeur solitaire :
Il est immuable et sacré.



III



VERS LE CIEL


À Madame Suzanne Despréaux.


Cest dans la race humaine une habitude ancienne
D’élever vers le ciel les bras dans la douleur.
Ma mère l’a reçue avant moi de la sienne,
Et mes enfants un jour l’apprendront de la leur ;

Et moi, qui ne crois plus, dans les crises suprêmes
J’y rends hommage encore et, je ne sais pourquoi,
Je sens mes mains se joindre et monter d’elles-mêmes
Comme si l’Infini les appelait à soi…


1863.



DESCARTES


Fier du loisir conquis, son salaire et sa gloire,
L’homme osa détourner son regard des sillons,
Et, s’enivrant d’abord de science illusoire,
Il courut, l’âme ouverte, au-devant des rayons !

Dupé par les couleurs dont l’être se décore,
Du conseil de Socrate, hélas ! vite oublieux,
Au monde intérieur qu’il dédaignait encore,
Crédule, il préférait le monde offert aux yeux.


Les contours le leurraient, car la forme s’altère,
Et la main n’y perçoit que le vide ou qu’un mur,
Il sentait dans les sons soupirer un mystère.
Tous les signaux des sens ne sont qu’un chiffre obscur.

Leur témoignage ondoie, et leur félon service,
Loin d’éclairer, voilait l’assuré fondement
Où pourra la pensée asseoir son édifice,
Tour de bronze où le Vrai veille éternellement.

Quelle étrange odyssée avait longtemps fournie
La raison confiante en ces traîtres appuis,
Quand, douteur par prudence et croyant par génie,
Descartes proclama : « Je pense, donc je suis ! »




Sa foi mâle a sauvé les penseurs du naufrage ;
Jouet d’une tourmente aux confuses clameurs,
Sans gouvernail, en proie au ténébreux orage,
Leur galère sombrait, veuve de ses rameurs.

L’équipage anxieux flottait sur des épaves ;
Quel salut espérer de l’abîme inclément ?
Or voici qu’un jeune homme, étonnant les plus braves,
Nu, dans le gouffre noir plonge résolument.

Il remonte. La mer l’assaille et le menace ;
Elle soulève et tord sur lui son vert linceul,
Il la domine, il nage, et son regard tenace
Couve le port lointain qu’il a découvert seul.


C’est un roc peu visible, à peine s’il émerge.
Il est rebelle au soc, ignoré des oiseaux ;
De toute approche encore il est demeuré vierge,
Point gris sur le désert tumultueux des eaux ;

Mais solide refuge, inviolable asile,
Le pied trahi par l’onde y pose raffermi,
Et l’œil qui, pour tout voir, des champs bornés s’exile,
Peut, libre et sans barrière, y sonder l’infini.




Cet îlot solitaire, oublié dans l’espace,
Mais stable et des penseurs perdus espoir dernier,
Témoin persévérant que pénètre et dépasse
Quelque chose d’immense impossible à nier,


Descartes, c’est ton être, où point ta conscience
Qui le nomme à lui-même et l’impose à ta foi.
Tu dis, forçant le doute à fonder la croyance :
« Puis-je douter sans être ? Il me faut croire en moi. »

Fort d’un titre avéré, tu fouilles ton domaine,
Et voilà que tu sens au mur de ton cerveau
Heurter un visiteur plus grand que l’âme humaine,
Un muet formidable, étrangement nouveau.

D’où vient-il ? — Aussitôt d’inébranlables suites
Surgissent par degrés de ton premier aveu,
Et ces marches d’airain sur le granit construites
Escaladent le ciel du fond de l’âme à Dieu !

Les fronts ont salué, tous, du portique au temple,
Dans l’angoisse levés ou posés sur l’autel,
La preuve, désormais plus profonde et plus ample,
D’un soupirail ouvert sur le monde éternel.




Mais, si haute, pourtant, que soit sa destinée,
L’homme est terrestre encore, ô Descartes ! chez lui
La vérité jalouse est rarement innée ;
Combien souvent l’a-t-elle ou fait attendre ou fui !

Il caresse l’erreur que son rêve imagine ;
Toi-même, les esprits, qui te servaient si bien,
Ne t’ont pas moins leurré que la froide machine
Qui supplantait, ingrat, le bon cœur de ton chien.

Mais le rêve est parfois d’une audace féconde,
Et, méconnu, renaît trempé par ses revers :
Vois rebondir plus prompt, et, renouant sa ronde,
Tourbillonner l’atome, appui de l’Univers !


Je t’envie humblement le merveilleux poème
Où, pour douer l’esprit d’un infaillible essor,
L’algèbre, les yeux clos, transposant le problème,
Aux secrets de l’espace ajuste sa clé d’or.

Le rêve est l’inventeur ! et c’est être poète
Qu’apparier le songe et la création !
Tu rôdes, mais la roche où ton ongle s’arrête
Conserve à tout jamais la marque du lion !




Ainsi, toujours en marche, a gravi ta pensée
Du plus intime val au faîte universel.
Elle erre quelquefois, mais n’est pas distancée,
Car elle étreint ensemble et la terre et le ciel.


Ton aile est ton ouvrage et l’audace l’anime,
Nouvel Icare, au vol désormais haut et sûr,
Icare du savoir, dans ta quête sublime
Ton regard vise au loin la clarté, non l’azur.

Amphion du langage, à des pierres confuses
Tu fis dresser un ferme et pur entablement ;
Laisse donc aujourd’hui le chœur entier des Muses
Te rajeunir le front de leur baiser charmant !

Honneur à toi ! La foule aveuglément heureuse,
Initiée à peine aux cultes qu’elle rend,
S’abreuve au bord des puits que le savoir lui creuse :
Apprenons-lui pourquoi ton nom qu’elle aime est grand !

Pour t’offrir une gloire à jamais sans rivale,
Demain nous bâtirons, avec tous tes écrits,
Par les mains de la France une arche triomphale
Où passera l’armée auguste des esprits !



LA SCIENCE


À Charles Richet.


Lignorance n’est pas la nuit, c’est pis encore !
L’aveugle, qui dans l’ombre a pour guide sa main,
S’oriente et se fraye à tâtons son chemin,
Mais l’âme est plus qu’aveugle, hélas ! quand elle ignore ;

C’est une hallucinée ! Esclave, elle décore
Du nom de liberté le caprice sans frein ;
Le saint pacte des lois lui semble un joug d’airain
Et le travail auguste un tyran qu’elle abhorre.


Mère de la Justice et tutrice du Beau,
Divine vérité ! perce avec ton flambeau
Du réel univers l’apparence illusoire.

Oppose ton empire à l’appétit grossier,
Aux triomphes sanglants ta paisible victoire,
Ta splendeur éternelle aux éclairs de l’acier !



SCIENCE ET POÉSIE


Une forêt, qu’est-elle en soi ?
Un cru d’azote et de carbone.
— Mais l’âme y sent on ne sait quoi
Dont la muette horreur l’étonne.

La mer n’est que des sels dissous
Dans un grand réservoir d’eau claire.
— Mais l’âme entend gronder dessous
Une monstrueuse colère.


Qu’est le zéphyr ou l’aquilon ?
Un flux d’azote et d’oxygène.
— Mais l’âme y sent quelque démon
Dont l’esprit flâne ou se déchaîne.

Un aveugle soulèvement
N’a-t-il pas courbé la colline ?
— Mais l’âme y rêve un lit charmant,
Un tapis que l’amour incline.

La source n’est que l’eau du mont
Qui filtre et dans le val affleure.
— Mais mon âme voit luire au fond
Une sœur qui l’appelle et pleure…



SCIENCE ET CHARITÉ


Au Docteur Léon Bonnet,
Fondateur de la Fédération contre la Tuberculose.


Dans l’espace infini, gouffre silencieux,
L’homme roule, emporté sur un bloc de matière ;
Il y sent le corps vil enchaîner l’âme altière
Dont la grande aile aspire à de plus nobles cieux ;

Mais, exilé sublime, il doit baisser les yeux,
Car sa terrestre vie, il faut qu’il la conquière
Sur le froid, le sol dur, la brute carnassière,
D’infimes ennemis au meurtre insidieux.


Or le plus destructeur le surprend sans défense :
Il exténue en lui le souffle dès l’enfance,
De la poitrine frêle obscur envahisseur.

Invisible rival de la Guerre il est pire…
Mais, pour le vaincre enfin, la Science conspire
Avec la Charité, dont elle fait sa sœur.



SOLITAIRE


Le froid savant poursuit la lueur qu’il devine,
Imperceptible, au bout d’un âpre et long sentier ;
Moi, je brûle de boire à sa source divine
La clarté dont le vrai se revêt tout entier.

Il me manque et la ruse et l’humble patience
Que la recherche humaine exige tour à tour ;
Pour accroître, rayon par rayon, la science,
Je suis trop dédaigneux d’un grêle demi-jour.


Il me faut la lumière éclatante et sans borne !
Le peu que j’ai tâté du dessous des couleurs,
Redoutable en dépit du beau voile qui l’orne,
Est dur, sourd à mes cris, et ne voit pas mes pleurs.

Sans un Dieu pas d’amour : les cités sont des pierres,
La terre est un cadavre et l’azur un linceul ;
Devant les astres d’or je baisse les paupières,
Ils n’ont pas de regard. J’erre affreusement seul.

Sans un père céleste, évidente chimère,
Que dispute mon cœur à ma raison sans foi,
Ô mes meilleurs amis ! ô ma sœur ! ô ma mère !
Je suis seul avec vous et n’attends rien de moi.


1862.



LA CRÉATION


À Madame Marie Auguste Dorchain.


Dieu tira du chaos l’ordre avant la beauté.
C’était l’ébauche : il souffle et la forme respire.
Il confère à la voix, au regard, leur empire,
L’intelligence au front, le courage au côté.

Alors se dresse Adam, vêtu de majesté :
L’homme invente le soc, l’astrolabe et la lyre ;
Mais, ô vierges, salut ! C’est dans votre sourire
Qu’un ciel promis au cœur nous est manifesté.


Ève apporta la grâce, éclose la dernière,
La grâce, doux effort d’une âme prisonnière
Qui prête un rythme d’aile au matériel contour ;

Ainsi Dieu par un geste a réglé l’harmonie,
D’un peu de son regard il a fait le génie,
Et d’une fleur est né son chef-d’œuvre, l’amour.



APRÈS LA LECTURE DE KANT


Ainsi je ne sais rien, je n’ai rien deviné.
Avec le grain de sable, avec le météore,
Je suis l’œuvre d’un Sphinx dans la nuit confiné.
Un fantôme qu’en nous l’illusion colore,
Tel est le monde aux yeux ébranlés par l’éther.
Riez, enfants, vieillards que ce mirage égaie ;
Dupes sages, riez du rideau qui m’effraie ;
Qu’importe s’il vous ment ! ce voile vous est cher.
Ah ! que les jeunes gens plaisent aux jeunes filles !
Que les hommes épars s’assemblent en familles !


Que la terre soit ferme et porte des cités !
Que les printemps soient doux et riches les automnes !
L’amour, la joie et l’or, ces choses sont si bonnes !
Mon doute les bannit de mes jours agités ;
Ce doute insidieux m’emprisonne en moi-même.
Je ne sais plus choisir ni goûter ce que j’aime :
L’Univers ne m’est plus qu’un immense étranger.
Abolissez en moi le don d’interroger,
Ce privilège auguste et décevant de l’homme,
Ou que je sache au moins comment il faut qu’on nomme :
Force aveugle et sans but ou Dieu devenu fou,
Ce maître que j’accuse en pliant le genou.


1863.



SUR UNE PENSÉE DE PASCAL


Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas.


À mon confrère et ami Jean Finot.


Il faut du cœur. Défense à l’esprit solitaire
De placer un baiser sur la face du Beau !
Défense à lui d’ouvrir le souverain mystère !
Il écrase sa torche aux portes du tombeau.

Le cœur seul nous convie à cette foi profonde
Qui nous fait croire au jour après le jour qui fuit
Et marcher sans effroi sur l’écorce d’un monde
Dont le centre bouillonne emporté dans la nuit.


C’est qu’il est deux foyers pour éclairer notre âme :
L’esprit perce la brume avec son rare éclair,
Mais le cœur la dissipe avec sa chaude flamme
Comme un ardent midi fait transparent tout l’air.

L’esprit n’est qu’un rayon qui rôde, effleure et passe,
Il ne peut à la fois illuminer qu’un point ;
Le cœur est un été dilaté dans l’espace,
Et comme il remplit tout il ne s’égare point.

L’esprit à des leçons se doit longtemps soumettre,
Hasardeux instrument, peu sûr de sa rigueur ;
Le cœur est à la fois le disciple et le maître :
L’homme n’apprend l’amour que de son propre cœur.

L’esprit se voit borné, l’infini l’humilie,
Et ses froids souvenirs s’effacent tour à tour ;
Ah ! marqué par le feu, jamais le cœur n’oublie,
Il ne sent ni déclin ni limite à l’amour.


L’esprit, vieux pèlerin, dans de pénibles voies
Se traîne, encore lourd des siècles qu’il dormit ;
Le cœur est jeune et libre, et, dans ses vastes joies,
Il ressemble à la mer où tout le ciel frémit.

L’esprit fait le savant, le cœur seul fait l’apôtre,
Et sans lui le génie est grand sans majesté.
Ne séparons jamais ce sens divin de l’autre,
Car on n’a jamais cru ce qu’il a contesté.



LE SEUL QUI SACHE


Triste, triste fierté du front, miroir fragile
Qui ne peut réfléchir nul souffle en son argile
Et change en mille feux, mensonges irisés,
Le peu de rayons blancs que sa masse a brisés.

Un vain semblant de l’être et rien de l’être même,
Voilà toute l’idée. Ah ! le regard suprême
Ne rôde pas autour, il luit en plein milieu,
L’Univers n’est connu que de son âme : Dieu.


Pour Dieu tout est présent, pénétré sans qu’il pense :
La pensée est pour nous un mal né d’une absence :
L’Inconnu sonne aux heurts de nos marteaux : ce bruit
Non plus que les couleurs sur le dedans n’instruit.

Dieu n’apprend pas, il trône au sein même des choses ;
Maître de l’avenir il le lit dans les causes
Et voit tout être éclore et marcher à sa fin !
La recherche est humaine et le savoir divin.



L’AURORE


Le sommeil, enchaînant le mensonge et le crime,
Apaise l’air troublé ; l’homme dort, tout est pur.
Aïeule du Chaos, dans un repos sublime,
La Nuit plane et balance au-dessus de l’abîme
Le monde enveloppé de son suaire obscur.

« Te repens-tu ? dit-elle au Créateur qui rêve,
Le néant, c’est la fin ; parle et je lui rends tout. »
Sur la fange sanglante où fleurit encore Ève
Dieu se penche. Il se tait. Le Jour sauvé se lève,
Et, riant sous les pleurs, crie à l’homme : « Debout ! »


1870.



LES DIEUX S’EN VONT


À Camille Hémon.


Quel étonnant espoir, plus large que la vie,
En fit craquer les murs et l’inonda de jour ?
L’humanité rampait, aux sillons asservie,
Qui donc dressa le front en dépit du labour ?

Qui donc sacra la cause et la nomma divine,
Imagina qu’une âme habite et meut la chair,
Et que le rythme égal qui lève la poitrine
Est un battement d’aile invisible dans l’air ?


Qui donc, voyant le front devenir soudain blême,
Et s’éteindre les yeux comme au vent un flambeau,
Inventa la prière au ciel, recours suprême,
Et le pieux salut des genoux au tombeau ?

Béni soit celui-là pour le sublime leurre
Dont il aura bercé le cœur de l’innocent !
Mais l’aveugle Credo s’affaiblit d’heure en heure,
L’esprit chasse du ciel ce que le cœur y sent.

Le dernier des dieux tombe, idole décevante
Où l’âme ingénument adore son portrait,
Il provoque aujourd’hui le rire ou l’épouvante ;
S’il se cache effrayant, grotesque s’il paraît.

Le sage en paix, qui doit son équilibre au doute,
Sans regarder l’abîme insondable et béant,
Trop heureux d’échapper au faux pas qu’il redoute,
N’ose diviniser le Tout ni le Néant.


À se passer d’autel sur terre il se résigne
Et laisse le soleil embellir la prison
Où, libre de valoir, satisfait d’être digne,
Il rêve une éclaircie immense à l’horizon.



PALINODIE


« Je le jure ! » — Insensé ! bientôt l’instinct réclame,
La conscience gronde, et, contre mon serment,
J’entends toutes les voix de la chair et de l’âme
Se soulever ensemble et crier hautement ;

J’entends leur blâme où tinte une amère risée :
« À ton âge, les vœux de chasteté sont courts !
Et jamais avorton d’une race épuisée
N’a tenu sur la vie un plus lâche discours !


« Pendant que du foyer tu récuses les charges,
Regarde pulluler l’ennemi des Latins,
Avec ses reins carrés et ses épaules larges
Prêt à lever tout seul le poids des grands destins ;

« Celui-là ne craint pas que son sang surabonde,
Il ne s’attriste pas quand la maison s’emplit,
Mais de blonds émigrants il envahit le monde,
Des affamés qu’il fait n’accusant pas son lit !

« Songe, quand les vainqueurs sous ton toit se prélassent,
Que le nombre, pour vaincre, est d’un puissant secours.
Dans les beaux yeux rougis des Françaises qui passent
Vois la patrie en pleurs commander les amours ! »


1872.



IV



L’ESCRIME


À Auguste Dorchain.


Lart des vers se révèle à l’escrime pareil ;
Boileau l’a dit un jour à son ami Molière.
La finesse n’en est qu’aux élus familière,
Moins simple est ce beau jeu que son froid appareil.

Il nous tient en haleine et sans cesse en éveil,
Car la muse a pour nous des rigueurs de guerrière.
Elle ne se rend pas aux pleurs de la prière,
Et qui la veut dompter a perdu le sommeil.


Son regard nous défie autant qu’il nous anime :
Tandis qu’il nous émeut d’une fureur sublime,
La lyre qu’il nous offre est rebelle à nos doigts.

Trop heureux qui sait fuir ou vaincre cette amante
Adorable et sauvage, âpre et belle à la fois !
Je suis, hélas ! de ceux qu’elle enchaîne et tourmente.



MUSE ADOLESCENTE


Elle m’a lu ses vers, de très douces chansons.
Ils confondent les miens, fruits de veilles moroses,
Et, sans effort éclos sur les plus simples choses,
Donnent à l’art mûri de naïves leçons.

Ils font courir au cœur ces printaniers frissons
Dont les souffles d’avril légers et purs sont causes ;
C’est un bruit de baisers dans un bouquet de roses.
Sa bouche en les disant marie aux fleurs les sons.


Amour ! ce mot rappelle en sa voix cristalline
Le refrain que le gave au flanc de la colline
Répète frais toujours et n’a jamais compris.

Pour cette Muse aux chants vierges d’amères larmes
Le rêve, l’inconnu prête à ce mot ses charmes ;
Qu’elle ignore toujours que la lyre a des cris !



LE GRELOT


Il neige, un timonier tire une énorme pierre,
Et son flanc maigre écume au frottement du cuir.
Le fouet ou le fardeau : ni s’arrêter ni fuir !
Un morne désespoir alourdit sa paupière.

Mais, plus que la charrette et la roide carrière,
Un banal ennemi s’attache à l’abrutir :
C’est le grelot qu’on pend au collier du martyr,
Obsédant carillon, sonnaille meurtrière.


Tels, sans jamais savoir s’ils se reposeront,
Sous leur rêve accablant vont, la tête baissée,
Les chercheurs inquiets, les serfs de la pensée,

Et le vain bruit du monde insulte au poids du front,
Infligeant le grelot de la bête de somme,
Sans trêve, à ces forçats, libérateurs de l’homme !



JE LUI FERAI DES VERS…


Je lui ferai des vers aimants,
Et, comme un lapidaire incliné sur sa meule
Se cache pour tailler ses plus purs diamants,
Je polirai tout bas ces vers pour elle seule,
Et nul ne les verra se former sous mon front,
Nul ne verra sur eux tomber des pleurs de femme,
Et ces choses se passeront
Hors du monde et très haut, de mon âme à son âme.



SIMPLE DICTION


Vous m’avez confié comment
Le hasard vous apprit à dire
Mes premiers vers naïvement,
À les rythmer comme on soupire.

Ces vers, où, meurtri sans retour,
En silence mon cœur se brise,
Ont chanté dans votre âme, un jour
Que vous vous rendiez à l’église.


Vous vous êtes mise à genoux :
Votre prière et mon poème
Dans un murmure intime et doux
Ont ensemble vibré de même.

Quel rimeur, dans le monde entier,
Vit mieux récompenser sa peine ?
Aucun, pas même Alain Chartier,
Qui pour abeille eut une reine.

Si ses lèvres ont épuisé
Le miel de l’humaine louange,
Dans mon pauvre vase brisé
Il est tombé des larmes d’ange !


1873.



LA SOURCE DES VERS


Contre les voluptés des plus heureux du monde
Je n’échangerais pas les maux que j’ai soufferts :
C’est le plus grand soupir qui fait le plus beau vers.
Ou railleuse ou perfide, ô femme brune ou blonde,
Merci ! je dois par vous mes stances à mes pleurs.
Si j’appris à rythmer l’émotion profonde,
Je dois mon chant à mes douleurs.


Contre les voluptés des plus heureux du monde
Je n’échangerais pas les maux que j’ai soufferts.
Pour mon cœur déchiré les cœurs sont grands ouverts.
Il reconnaît en eux ce qui sanglote ou gronde,
Et, quand ils ont crié du fond de leurs malheurs,
Il trouve en soi toujours un cri qui leur réponde :
J’en dois l’accent à mes douleurs.

Contre les voluptés des plus heureux du monde
Je n’échangerais pas les maux que j’ai soufferts.
L’étoile a plus de prix dans les cieux plus couverts,
Rien de cher ne se livre où la lumière abonde,
L’hiver aide à sentir les intimes chaleurs
Dont je fais le climat de l’Éden que je fonde.
Je dois mon rêve à mes douleurs.


1867.



LA JACINTHE


Dans un antique vase en Grèce découvert,
D’une tombe exhumé, fait d’une argile pure
Et dont le col est svelte, exquise la courbure,
Trempe cette jacinthe, emblème aux yeux offert.

Un essor y tressaille, et le bulbe entr’ouvert
Déchire le satin de sa fine pelure ;
La racine s’épand comme une chevelure,
Et la sève a déjà doré le bourgeon vert.


L’eau du ciel et la grave élégance du vase
L’assistent pour éclore et dresser son extase,
Elle leur doit sa fleur et son haut piédestal.

Du poète inspiré la fortune est la même :
Un deuil sublime, né hors du limon natal,
L’exalte, et dans les pleurs germe et croît son poème.



V



LA CHARITÉ EN 1870


Comme je m’inclinais pour vous baiser la main,
Main blanche, de la race aux nobles sinécures,
Main douce à qui la rose épargne ses piqûres,
J’ai vu vos doigts teintés d’un étrange carmin.

« Est-ce un ardent reflet des rougeurs du matin ?
Pensai-je. Ont-ils plongé dans les grenades mûres,
Dans le jus du muscat ou la pourpre des mûres ?
Quelle tache en flétrit l’immaculé satin ? »


Vous les avez soustraits vivement à ma bouche.
« Ah ! caprice ! ai-je dit, votre cœur s’effarouche
Du salut amical qu’il a permis cent fois. »

Pardonnez-moi, ma sœur, cette méprise impie :
Mais j’ai reconnu vite à des brins de charpie
Quel baptême héroïque avait sacré vos doigts !


1870.



À RÉMY BELLEAU


(1577)


Belleau ! nous envions l’âge épris des poètes,
Où la Pléiade illustre aux sept étoiles d’or,
Enseignant à la Muse un renouveau d’essor,
Ouvrait le ciel de France à toutes ses conquêtes.

Le fécond idéal qu’en tes rimes tu fêtes
Exhume et rajeunit un antique trésor :
La Fable y rend aux yeux son merveilleux décor,
Et la Bible y révèle au cœur ses fleurs secrètes.


Le feu de la croyance et la gaîté du jour,
Mêlés sans se combattre, animent tour à tour
Les poèmes d’alors où rien n’oppresse l’âme.

Belleau, tu fus heureux ! Le doute, hélas ! en nous,
De tous les vieux autels fait vaciller la flamme,
Et nous cherchons dans l’ombre où poser les genoux.



À ALFRED DE VIGNY


Tes lauriers ont verdi dans les frissons rivaux
De ta loyale épée et de ta lyre altière,
Gentilhomme au front triste et libre, à la frontière
Des vieux âges sombrés et des âges nouveaux.

Tu jetais, d’un beau geste, aux sillons des cerveaux
La semence où germa la moisson tout entière,
Et toute noble muse est encore héritière
Du souffle magnanime épars dans tes travaux !


Ah ! comme il sied, Vigny, de couronner ton ombre,
Aujourd’hui que, brisant le joug ailé du nombre,
Le vers fuit des sommets le jour et la hauteur !

Fier de ton art, docile à ses règles sacrées,
Ô poète soldat, flétris ce déserteur,
Toi qui sais obéir, même alors que tu crées !



À JACQUES RICHARD


À l’heure où des revers sans nom sur le drapeau
De son aveuglement ont puni la patrie,
Pendant qu’elle râlait outragée et meurtrie,
Jeune homme, tu dormais déjà dans le tombeau ;

Et pendant qu’elle pleure encore le lambeau
Arraché palpitant à sa terre chérie,
Tu dors, plus rien ne souffre en toi, plus rien ne crie.
Ah ! que ton sort brisé nous paraît noble et beau !


Car tu peux, toi ! sans honte et, trop vengé, sans haine
Accepter le sommeil dans une paix sereine,
Défiant le mépris et le joug du plus fort.

Ne te réveille pas. Fais l’enviable rêve
Que ton premier amour te berce dans la mort
Et qu’un autel au Droit sur ton marbre s’élève !



À MARCELINE DESBORDES-VALMORE


Au pied du vert laurier la Muse un jour pleurait :
« Ah ! que ma gloire est loin de sa candide aurore,
Quand sur le luth nouveau le cœur novice encore
Cherchait l’écho naïf de son tourment secret !

« Qui donc les lui rendra, les accords sans apprêt,
Les cris jumeaux des siens dans la fibre sonore ? »
— Comme un appel sacré, Marceline Valmore,
Tu la sentis, dans l’ombre, exhaler ce regret.


Tel un saule épuisé, relique d’un autre âge,
Que remue et soudain ranime un vent d’orage,
Le grand luth soupira, tout entier, palpitant !

Ce long soupir mouillé d’une larme qui tremble,
Ma sœur, c’était ton âme, où l’âme humaine entend
Vers l’Infini gémir tous ses amours ensemble !



AUX MÂNES D’ALBERT GLATIGNY


Si quelqu’un de tes fils, parjure ingrat du Beau,
Muse consolatrice, ose en toi méconnaître
La vertu d’essuyer les pleurs que tu fais naître,
Prends à témoin celui qui dort dans ce tombeau !

Comme un soldat fidèle aux loques du drapeau,
Héros incorruptible au panache de reître,
Laissant la fuite au lâche et l’or impur au traître,
Suit le chiffon sacré jusqu’au dernier lambeau,


Celui-là n’aspirait qu’aux lauriers que tu tresses,
Ses blessures ont eu pour baume tes caresses,
Et sous ta discipline il est mort sans ployer.

Du plus amoureux culte il a donné l’exemple
En préférant pour seul et suprême oreiller
Le blanc pavé, si rare et si pur, de ton temple.



À THÉODORE DE BANVILLE


Larcher vaillant n’est plus. Il est mort la main pleine
Des traits d’or qu’il puisait dans le divin carquois
Et de ses dards légers au sifflement narquois
Dont le gracieux vol raillait d’en haut la plaine.

Ô vent sacré du Pinde, alanguis ton haleine,
Pinson de nos halliers, fais sangloter ta voix :
Il ne bat plus, ce cœur où le sang d’un Gaulois
Avait rajeuni l’âme antique d’un Hellène.


Villon ressuscitait avec Pindare en lui.
Qui le rendra lui-même à la France aujourd’hui ?
Quel autre en même temps l’égale et lui ressemble ?

Sa verve généreuse et son amour du Beau,
Il ne les a légués à nul poète ensemble,
Et ce couple enchanteur l’accompagne au tombeau.



À LECONTE DE LISLE


DEVANT SON MONUMENT


La Forme t’a trahi, poète qui l’aimais :
Au tombeau, le pli fier de ta haute ironie
À déserté ta bouche, où trônait l’Harmonie,
Ta bouche au verbe d’or sans lèvres désormais ;

Nu, terrassé, ton front renonce aux purs sommets,
Libre séjour du vrai, que la terre dénie ;
Repliant sur ton cœur l’aile de ton génie,
Ô fils de Prométhée, enfin tu te soumets.


Il est brisé, le dard de ta claire prunelle.
La brusque invasion de la nuit éternelle
N’a que trop satisfait ce cœur mystérieux…

Mais pour la seule vie heureuse, sûre et pleine,
La gloire te ranime ! Elle rouvre tes yeux,
Et tes vers ont sonné dans son immense haleine.



À JEAN AICARD


sur son poème « Miette et Noré »


Tu nous as rapporté de ton pays natal
Ce qui nous manque ici, l’air, le jour et la flamme ;
Ton poème réchauffe et colore notre âme
Comme un reflet brûlant d’azur oriental.

Tu nous montres, à nous qui la connaissons mal,
Ta Méditerranée où la vague se pâme
Sous un ciel triomphant dont la splendeur proclame
Avec des clairons d’or les droits de l’Idéal.


Disciple harmonieux de l’antique cigale,
Je ne saurais te rendre aucune joie égale
À la sereine ivresse où m’ont plongé tes vers.

N’en fais que de pareils ou n’en fais jamais d’autres ;
Plains et n’imite pas la tristesse des nôtres
Où ne se sont mirés ni les cieux ni les mers.



À LA GRÈCE


Tes chefs-d’œuvre ont formé nos cœurs, nos yeux, nos fronts.
Des échos de ta voix nos écoles sont pleines ;
Nos arts sont tous, ô race illustre des Hellènes,
De ton pur idéal héritiers ou larrons.

L’air libre des hauteurs, l’air que nous aspirons,
Tes poètes l’ont fait de leurs nobles haleines ;
Tes héros ont sauvé l’Europe dans tes plaines,
Ils ont chassé le Perse à grands coups d’avirons !


Tu restes à jamais la nourrice sacrée
De tous les peuples fiers dont l’âme chante et crée,
Et dont le bras ne sert que le droit et l’honneur ;

Et tes derniers enfants, de toi dignes encore,
Sous un sceptre béni renaissant au bonheur,
Rajeunissent l’éclat du nom qui les décore !



PRÉFACE D’UN ALBUM

destiné à une vente de charité


Que le pauvre est à plaindre ! Il n’a pas de loisir
Pour conquérir le vrai, pour caresser le rêve :
Esclave d’un labeur rude, obscur et sans trêve,
Gagner son humble vie est son plus haut désir.

Vous dont la fantaisie est libre et peut choisir
Comme l’abeille extrait le meilleur de la sève,
Vous dont l’âme, en créant, se délecte et s’élève,
La tâche pour vous seuls est un divin plaisir ;


Et, dans ce beau rucher, l’aumône que vous faites
De votre miel, penseurs, artistes et poètes,
D’autres se dévoueront à la changer en pain.

Ceux-là portent le ciel dans la mansarde noire :
La Misère sourit et leur baise la main,
Baiser sacré, plus sûr que celui de la Gloire…


1902.



AUX JEUNES


Ah ! nous vous absolvons, nous les poètes fous !
De préférer à l’or les lèvres satinées,
De ne point sans révolte aux vagues destinées
Sacrifier la fleur d’un présent sûr et doux !

La vie a des saisons, chaque saison ses goûts.
Le partage est tout fait des rapides années :
Il les faut accueillir comme elles sont données,
Aux vieillards pour prévoir et, pour sentir, à vous.


Combien, devenus vieux, maudissent leur détresse !
Comme ils ont dédaigné le rire et la caresse,
Le passé n’a pour eux nuls consolants retours.

Heureux qui sut aimer ! Il en garde une joie,
Printanière senteur du linceul des beaux jours,
Baiser qu’au ciel de Mai la rose morte envoie.



LE CHÂTEAU DE VAUX


À Madame la baronne Marochetti.


Que les temps sont changés ! Autrefois ce manoir
Fut d’Olivier le Daim le sinistre repaire ;
L’âme de Louis Onze et de son vil compère
Y hante un souterrain louche, insondable et noir.

Le château dans les bois semble à présent s’asseoir
Comme un aimable aïeul qui s’ingénie à plaire :
La pourpre du couchant teint son front séculaire,
Et son verger fleuri n’est qu’un vaste encensoir.


Plus de sanglots, sinon la rumeur cristalline
Du fleuve qui frissonne au pied de la colline,
Plus de soupirs, que ceux du vent dans les halliers.

Des nonnes à ces tours que le lierre enguirlande
Ont appris la douceur des toits hospitaliers,
Et la porte aujourd’hui s’ouvre aux arts toute grande.



À SA MAJESTÉ OSCAR II

ROI DE SUÈDE ET DE NORVÈGE
à l’occasion du prix Nobel


La Poésie est sainte : elle est dépositaire
Des vœux où l’homme rêve à sa plus haute fin ;
Elle fraye en son vol un sublime chemin
Au grand soupir poussé vers le ciel par la terre.

Aussi l’exemple est-il auguste et salutaire
D’un roi qui sait répondre à ce tourment divin,
Et, l’épée au côté, mais la lyre à la main,
Fonde sur l’Idéal la paix que rien n’altère.


Quand, jaloux d’inciter les âmes à l’essor,
Magnanime, un savant légua des palmes d’or
Aux vainqueurs de la nuit, aux dompteurs de la haine,

Sire, vous auriez pu revendiquer vos droits,
Pour votre beau souci d’ailer la vie humaine,
À la gloire d’un prix dans un concours de rois.



À VASCO DE GAMA

Pour le quatrième centenaire de sa découverte
(1498)


Le Croissant formidable envahissait les eaux
Qui reliaient l’Europe à l’officine antique,
Au sol fumant de l’Inde, avant que l’Atlantique
En eût ouvert la route aux plus hardis vaisseaux.

Ces chasseurs de la mer y lançaient leurs réseaux,
Captant l’île, cernant le cap, fouillant la crique,
Mais nul n’avait ravi sa ceinture à l’Afrique,
Barrière énorme, longue à lasser les oiseaux.


Enfin ta caravelle en osa l’aventure !
L’onde a rongé la nef, mais le sillage dure.
Ta gloire aussi ! Le temps vient de la rajeunir,

Ton fier pays nous doit sa première oriflamme !
La France outre l’honneur a donc le droit d’unir
Son salut à la voix du peuple qui t’acclame !



VICTOR HUGO


Il est tendre et robuste, on dirait un grand arbre
Plein de vents et de foudre et plein de nids joyeux,
Qui puise également dans l’argile et le marbre
La force qui l’anime et qui le porte aux cieux.
Une sève précoce a verdi sa couronne,
Un soleil d’Orient féconda son été,
Il secoua longtemps son riche et sombre automne,
Son hiver qui contemple instruit l’humanité.



À ANDRÉ CHÉNIER


Dun rameau que je cueille au vieux laurier d’Homère
Je viens, dans les échos glorieux de ta voix,
Chénier, baiser ton front que sacrèrent deux fois
L’aube de la Justice et le ciel de ta mère !

À cette Grèce, où rien n’a germé d’éphémère,
À son lait héroïque et suave tu dois
Ton verbe fier et pur, fait d’audace et de choix,
Flot d’une source exquise, aux bourreaux seuls amère.


Ton âme n’a connu qu’un matin sa prison,
Ses amours ont trouvé leur nid et leur saison :
C’est la Jeune Captive à son foyer rendue ;

Et, quand rougit la faux qui t’a décapité,
Soudain celle du Temps rayonna, suspendue
Sur la fleur de tes vers pour une éternité.



À UN JEUNE POÈTE BOËR

mort en défendant sa patrie


Je te salue, enfant qui rêvais et chantais,
Je baise comme un seuil d’auguste sanctuaire
L’humble fosse où ton cœur partage le suaire
Du droit enseveli sans qu’il meure jamais !

Dans l’ombre sépulcrale, asile aux murs épais,
Ne pleure pas l’azur souillé du jour solaire ;
Ta couche fait envie aux vaincus qu’il éclaire,
Ils survivent debout sans recouvrer la paix.


Lève-toi, bats de l’aile, âme héroïque, vole
Et cherche, à la clarté de ta blanche auréole,
Le trône où la justice oublieuse s’endort.

Que, réveillée au cri du sang versé pour elle,
Elle arrache leur proie aux serres du plus fort
Et dresse devant Dieu sa balance éternelle.


Octobre 1900.



POUR LA FÊTE DU TRAVAIL

AU MUSÉE SOCIAL


3 mai 1896


Lhomme au bout de ce siècle a-t-il rempli sa tâche ?
Qu’a-t-il fait des trésors qu’il avait hérités ?
— Il a sans cesse accru celui des vérités
Et libéré le bras par l’outil sans relâche ;
Et combien d’éléments, jadis ses ennemis,
Antique objet d’effroi pour l’ignorance lâche,
Il a pour son service affrontés et soumis !


Désormais toute force est son humble ouvrière ;
Colosse formidable, insoucieux du vent,
Le vaisseau glisse au gré d’un souffle plus savant ;
La roue impétueuse abat toute barrière ;
Sur l’heure un fil au loin transmet le signe écrit
Et prête à la parole une immense carrière,
Et la voix va survivre aux morts, sœur de l’esprit.

Mainte richesse, hier inconnue et murée,
Des roches qu’on foudroie émerge et luit au jour,
Maint désert s’apprivoise et se dore au labour,
Et des plus longs trajets si brève est la durée,
Si nombreux, si chargés se pressent les convois,
Qu’aujourd’hui la famine est partout conjurée ;
La peste enfin recule, implacable autrefois.

Que te manque-t-il donc, ô noble race humaine,
Pour fonder ton bonheur sur le globe asservi,
Pour que, par mille engins secondée à l’envi,
D’un pôle à l’autre en paix ta force s’y promène.

Et pour que ton génie, affranchi du besoin,
Après t’avoir sacrée ici-bas souveraine,
Te rêve au ciel un trône et s’y cherche un témoin ?

Il te reste, ô dompteuse ! à te dompter toi-même,
À vaincre l’injustice et la discorde en toi,
À connaître, ô savante ! hélas ! ta propre loi.
Or c’est pour éclairer cet antique problème,
En sonder de sang-froid toute la profondeur,
Te faire dignement porter ton diadème
Et t’enseigner un sort conforme à ta grandeur ;

C’est pour interroger tous les peuples du monde,
Offrir en un faisceau les rayons égarés
Des flambeaux par l’espace et le temps séparés
Et fournir à l’étude un jour qui la féconde ;
C’est pour sauver l’enfant, le pauvre, de la nuit,
L’oisif du sourd orage où sa sentence gronde,
Le gueux du crime où l’or avare et froid l’induit ;


C’est pour forcer la haine à déposer les armes
Dans une arène calme où le Vrai seul combat,
Où, ne daignant briller que de son propre éclat,
Il fuit l’ardent forum aux stériles vacarmes,
Montrer à tous la source et les canaux des biens,
Avec droiture acquis, possédés sans alarmes,
Gage et prix des vertus qui font les citoyens ;

C’est pour tous ces bienfaits qu’en cette large enceinte
S’unissent, par la même ambition mêlés,
Les chercheurs à la fois patients et zélés,
Contre les violents ligue robuste et sainte.
Ils savent que les grands, les seuls législateurs,
Ce sont les rapports vrais des choses, et sans feinte,
Sans trouble, ils font parler ces rois sur les hauteurs.

Ils ne descendent pas sur la place publique
Où les rumeurs du nombre étouffent le conseil ;
Ils attirent vers eux, plus proche du soleil,
Au sommet d’où pour l’œil tout s’enchaîne et s’explique,

D’où les taches de sang ne se discernent plus,
Ils font monter l’élite austère et pacifique
Où le peuple à son tour puisera ses élus.

Reconnaissance, honneur à la main généreuse
Qui, pour fonder cette œuvre, en assurer l’essor,
Détournant du chemin vulgaire un fleuve d’or,
En comble le fossé que la Fortune creuse
Entre les hommes nés sous des astres divers,
Et donne à la Patrie, avec l’art d’être heureuse,
Un exemple d’amour qui serve à l’Univers.



TOUTE LA FRANCE


Cette pièce de vers, extraite d’un à-propos composé par divers poètes, a été récitée par Mlle Bartet, de la Comédie-Française, dans une fête donnée au Palais-Bourbon par M. Paul Deschanel, Président de la Chambre des Députés, le 24 juin 1900. Toutes les provinces de la France viennent saluer la Ville de Paris et se grouper autour d’elle. La Ville de Paris, représentée par Mlle Bartet, lève le drapeau tricolore et leur adresse les paroles suivantes :


Entourons ce drapeau, mes sœurs, dressons nos âmes
Avec cet héritier d’illustres oriflammes
Que, pour le suivre au ciel et pour l’y déployer,
Le siècle qui descend lègue au siècle qui monte,
Ainsi qu’au nouvel an se rassemble et se compte
Une antique famille autour de son foyer.


Et comme au nouvel an s’évoquent les naissances
Et se pleurent tout bas les trop longues absences,
Comme s’épand des cœurs tout l’amour amassé,
Aujourd’hui par la gloire et par l’épreuve unies,
Célébrons le concert de vos divers génies
Fondus quinze cents ans au creuset du passé.

Depuis l’âge où vos fils sur ma docte colline
Accouraient, d’Abélard quêtant la discipline,
Combien chez moi l’école a mélangé les mœurs !
Et sur mes bancs nombreux, dans mes célèbres chaires,
Parmi tant de passants, combien de lampadaires
Dilatent mes flambeaux sans cesse accrus des leurs !
 
De ses vieilles cités je ne suis pas la seule
Dont soit fière la France, et n’en suis pas l’aïeule ;
De cette immense ruche où toutes nous brillons,
Ah ! si c’est moi la plus radieuse alvéole,
C’est vous dont le tribut m’a fait mon auréole,
C’est à vous que j’en cueille amplement les rayons.


Des plus beaux de vos fruits je reçois les prémices ;
Vos fleurs ouvrent pour moi leurs plus larges calices,
Et dans l’œuvre de l’homme il n’est pas de joyaux
Dont l’art de vos enfants ne m’orne la première ;
Ma pensée à la leur emprunte la lumière.
Je ne suis reine enfin que par vos dons royaux.

Mes sœurs, cette opulente et séculaire offrande,
Se peut-il qu’en un jour mon accueil vous la rende ?
Non ; mon cœur sent ma voix à sa dette faillir ;
La gratitude à flots m’envahit et m’oppresse.
Puisse du moins mon lustre, orgueil de ma tendresse,
Aux yeux de l’univers sur vos fronts rejaillir !

Afin que l’Univers, mon hôte,
Saluât nos féconds liens,
J’ai dans mes palais, côte à côte,
Rangé vos chefs-d’œuvre et les miens.

Dès longtemps nos annales mêmes
Avaient marié nos destins :
Je puis unir à vos emblèmes
Ma nef domptant les flots mutins.


Sans trouble malgré leur furie,
Je prête un sourire enchanteur
Au visage de la patrie
Qui m’a confié sa grandeur.

Pour elle, debout sur la hune,
Ma vigie explore les eaux ;
Vous portez aussi sa fortune :
Menons de front nos deux vaisseaux ;

Que rien jamais ne les sépare !
Rien ne saurait les couler bas,
Quand notre force est à la barre
Et notre prudence au compas.

Ici, devant les merveilles
Aux œuvres d’un dieu pareilles
Que par ses bras et ses veilles
Fait surgir le genre humain,


Oh ! mes sœurs ! mes sœurs ! quel rêve
De sublime et douce trêve
Comme une aube en nous se lève !
Paradis réel demain
Si, sevrés de sang, de larmes,
Allégés du poids des armes,
Les peuples, libres d’alarmes,
Marchaient la main dans la main.

En la cité tutélaire,
Qui le nourrit et l’éclaire,
Si chacun sentait sa mère
Et l’embrassait à son tour,
S’il savait se reconnaître
Dans les soupirs qu’il pénètre,
N’ayant plus qu’à laisser naître
La Justice de l’amour !
Ce beau rêve la tourmente :
Que dans sa poitrine ardente
La France le couve et tente
De le faire éclore au jour.


CHŒUR GÉNÉRAL


Ce beau rêve la tourmente :
Que dans sa poitrine ardente
La France le couve et tente
De le faire éclore au jour !



LA NYMPHE DES BOIS DE VERSAILLES

Poésie dite par Madame Sarah Bernhardt,
à Versailles, en présence de l’Empereur et de l’Impératrice de Russie.


Je dormais dans ces bois où, depuis vingt-cinq ans,
Ni le bruit des combats ni la rumeur des camps
Ne troublaient plus l’asile ombreux de mon long rêve ;
À peine un cri d’enfant, un branle de berceau,
Un froissement de feuille à l’essor d’un oiseau,
Coupaient le labeur grave et muet de la sève.


Je dormais, quand soudain je sentis frémir l’air
Et près de mon côté le sol antique et cher
Tressaillir, et vers moi palpiter le bocage.
Frissonnante à mon tour j’eus un éclair d’effroi…
Mais le buisson s’ouvrit, et l’ombre du Grand Roi
M’apparut souriante et me tint ce langage :

« Nymphe immortelle, écoute et viens à mon secours.
Un couple impérial, espoir des nouveaux jours,
Veut visiter ma gloire embaumée à Versailles.
Je ne suis plus qu’un spectre, un voile éteint ma voix :
Que la tienne, sonore et suave à la fois,
En soit le vif écho dans ces nobles murailles.

« Mes hôtes sont les tiens, prends ma place auprès d’eux
Traduis pour leur couronne et leur race mes vœux ;
De mon règne en exemple offre-leur ce qui dure,
Apprends-leur à quel peuple ils ont tendu la main,
Et quel génie ici, plus que moi souverain,
Plus que moi conquérant, a vaincu la Nature ;


« Comment, à mon appel, tous les arts en ces lieux,
Vouant à l’Idéal un temple harmonieux,
D’un rendez-vous de chasse, abri sombre et sauvage,
Ont su faire, ô prodige ! un rendez-vous sacré
Pour deux peuples unis fièrement, de plein gré,
Par l’attrait mutuel d’un beau nœud sans servage.

« L’Épouse auguste est là : va lui dire en mon nom
Que les Grâces lui font leur cour à Trianon
Comme à leur jeune sœur que le bandeau fait grande,
Le fils des Romanoff m’apporte ses saluts :
Au seuil du palais vaste où je ne brille plus
Il sied que dans tes yeux mon soleil les lui rende !

« Ah ! depuis que la tombe a refroidi mes os
J’ai longtemps médité sur l’emploi des héros,
Mais n’importune pas de ma science amère
Un prince que son sang nous convie à fêter :
Pour bien faire il n’a pas de maître à souhaiter,
J’ai déjà reconnu son modèle en son père.


« La sagesse léguée a pris racine en lui
Et la fleur en est douce à cueillir aujourd’hui.
Nymphe, reçois-le donc, de mon lustre vêtue,
Sois tendre à sa compagne, au front de leur enfant
Pose, au nom de la France, un baiser triomphant
Pour que la foi jurée aux cœurs se perpétue ! »



L’INSTITUT DE FRANCE

Pièce de vers lue par Mounet-Sully à la représentation de gala donnée par la Comédie-Française à l’occasion du centenaire de l’Institut, le 25 octobre 1895.


Déjà l’Institut compte un siècle !… la durée
Au plus vieux des vivants ici-bas mesurée :
L’âme cent ans au plus reste fidèle au corps.
Ainsi les fondateurs de l’œuvre séculaire
N’ont vu que le lever du grand jour qui l’éclaire ;
L’hommage à ce qui dure est un hommage aux morts.


Salut donc ! gloire à vous ! nos aïeux de l’An Quatre,
Législateurs qui, las de briser et d’abattre,
Osiez en plein tumulte exalter les penseurs,
Les maîtres dans les arts qu’effarouche la guerre,
Imposer cette élite au respect du vulgaire,
Et rendre un sûr asile aux neuf divines Sœurs.

Ah ! vous aviez compris que les seules victoires
Exemptes de retours, de deuils expiatoires,
Les assauts à la nuit s’épuiseraient bientôt,
Si des esprits, sauveurs du savoir et du rêve,
Pour le Vrai, pour le Beau ne combattaient sans trêve,
Loin des bruits du forum et loin des camps, — plus haut.

À leurs cultes divers ouvrant un même temple,
Depuis cent ans la France offre au monde en exemple,
Chez ces zélés chercheurs, le concert fraternel
Des seuls travaux humains dont le triomphe assure
À notre insigne espèce un rôle à sa mesure,
Et force l’Infini d’exaucer notre appel !


Les uns se sont voués à scruter la Nature :
Ils arrachent au fait qui meurt sa loi qui dure ;
L’œil de l’homme est en eux l’impérieux miroir
Des soleils monstrueux que nul vivant n’anime
Et des ferments de vie au foyer si minime
Qu’il fallut un Pasteur pour les apercevoir.

Ces pionniers font luire au-dessus de la foule,
Dont l’aveugle labeur se répète et s’écoule,
La Science unissant l’éternel au nouveau.
— Contre une égalité dont le joug rapetisse
D’autres font prévaloir librement la Justice,
Qui tient une balance et non pas un niveau.

Leur regard, non moins sûr et plus hardi, réclame
Tout l’intime univers, tout ce qu’on nomme l’âme,
Et l’obstiné secret du terrestre bonheur.
Sous l’éclat des soleils, éblouissants mirages,
Ils cherchent l’Être, auteur et fin de ces ouvrages,
Le grand semeur des cieux et leur grand moissonneur.


D’autres ont affronté la tâche aventureuse
D’explorer le tombeau que sans relâche creuse
Aux siècles entassés leur fossoyeur, l’oubli ;
D’épeler leur histoire écrite sur les pierres,
D’ouvrir patiemment les lèvres, les paupières,
Et l’antique linceul du monde enseveli.

D’autres, les plus aimés (car c’est une caresse
Que donne aux sens, au cœur, leur œuvre enchanteresse),
Montrent que l’Art français, de la Nature épris,
En reçoit des leçons constamment rajeunies
Sans déserter le choix des rares harmonies
Qui font du Beau pour l’âme une forme sans prix.

Fiers d’un premier servage aux plus nobles modèles,
Ils en sont demeurés les affranchis fidèles.
L’Art novice est hardi, mais ce jeune étalon,
C’est moins en liberté qu’il achève sa grâce
Que sous un fort dompteur qui d’abord le ramasse
Pour le mieux enlever au signal du talon.


D’autres guettent l’essor des humbles cœurs dans l’ombre,
La Charité sauvant l’Espérance qui sombre,
Les belles actions sans éclat pour les yeux ;
Ils poursuivent le Beau jusqu’à sa source même,
Dans la vie atteignant sa dignité suprême,
Dans le mieux aspirant à l’infiniment mieux !

Ô France ! ils ont, ceux-là, pour mission première
D’allier, confondus dans la même lumière,
Les noms les plus fameux, les plus saints, les plus chers.
Leur Compagnie illustre a la garde sacrée
De tes gloires qui sont tes droits à la durée,
Tes titres au respect, plus grands que tes revers.

Ils sont gardiens aussi de ta langue immortelle
Ils en ont la prudente et flexible tutelle.
Ton passé d’âge en âge y fermente et mûrit ;
Mais ils ne souffrent pas que le caprice altère
Ce dépôt qui détient ta verve héréditaire
Où la vertu des mots fait scintiller l’esprit.


Cette langue est loyale et l’univers l’honore :
Sans rivale naguère, elle illumine encore
Les débats solennels entre les nations.
Son cristal transparent fait les pactes honnêtes ;
Elle a du jour vainqueur propagé les conquêtes :
Tout penser qu’on y verse est vêtu de rayons !

C’est ainsi que toute œuvre excellemment humaine,
Par où l’âme décore ou grandit son domaine,
Toute œuvre auguste, ayant sur l’avenir des droits,
Trouve en ces créateurs des maîtres et des juges,
Chez eux contre l’oubli le meilleur des refuges,
Une cité sans roi, qui s’ouvre aux fils des rois !

Généreuse cité, pour soi seule économe !
Ils prodiguent un or qu’on recherche et renomme,
Pluie utile au laurier déjà mûr ou naissant.
Des deniers de la gloire ils n’ont que la gérance :
Les palais qu’on leur lègue enrichissent la France,
C’est dans leur cœur le sien qui bat reconnaissant.


Tout penseur leur est proche en dépit de l’espace ;
L’étranger que nul autre en éclat ne surpasse
Dans leurs travaux par eux est élu leur second,
Car sa race et la leur sont en vain différentes :
Un même haut souci fait les âmes parentes,
Et le même idéal sacre leur nœud fécond.

Pourtant ils ont, Français, la patrie à défendre.
Ils l’aiment, eux aussi, d’un amour mâle et tendre :
S’ils ont dû poser l’arme en prenant le flambeau,
Remettre aux jeunes bras l’honneur de sa frontière,
Ils réclament le droit de déployer entière
L’aile de son génie autour de son drapeau.

Ce libre et fier génie, ennemi des ténèbres,
A pour symbole cher les trois couleurs célèbres,
Dont l’histoire a scellé l’union pour jamais,
Surtout les deux couleurs voisines de la hampe,
Où l’inspiration s’épure et se retrempe,
Les sublimes couleurs du ciel et de la paix !


HONNEUR ET PATRIE

Poème aux convives du Dîner donné le 25 octobre 1900,
dans le Palais de la Légion d’Honneur,
aux Grands-Croix et aux Grands-Officiers de l’Ordre.


Messieurs,

Ce n’est pas sans péril qu’on sert la Poésie :
Par une téméraire et noble fantaisie,
Dont la faveur m’exalte et m’accable à la fois,
Ma voix, pour saluer tant de lauriers, choisie,
Se trouble devant eux comme une jeune voix,
Car, s’il est naturel qu’un Pindare s’engage
À célébrer l’Honneur dans le plus haut langage,
La Muse ne l’apprend qu’aux lèvres de son choix.


Pourtant l’inspiratrice est proche ; sa clémence
M’appelle vers la Seine, où brille l’œuvre immense
Créé depuis dix ans par le génie humain
Dont la moisson d’éclairs sans cesse recommence[1].
Émerveillés, mes yeux mesurent le chemin
Qu’il s’est frayé de l’ombre antique à la lumière,
Disputant pas à pas chaque étape à l’ornière,
Déjà vainqueur du poids, maître du vol demain !

Je songe aux anciens jours, quand l’homme sur la terre
Heurtait de toutes parts sa pensée au mystère,
Au refus son désir et son essor au mur,
Explorateur sans guide, inventeur solitaire ;
Quand il s’évertuait, les doigts gourds, l’œil peu sûr,
À des essais de hache et des ébauches d’urne,
Frère, à peine évadé, du peuple taciturne
Qui rôde, le front bas, sans voir jamais l’azur.

Le troupeau suit, plus tard, la tribu vagabonde,
Le fer creuse le chêne et la barque fend l’onde,

Le premier autel fume et, fille du sillon,
La cité juste éclôt, fleur suprême d’un monde.
Alors naît du loisir l’Art, divin papillon
Qui se pose, contemple et refait la corolle ;
L’écriture corrige et sacre la parole,
Sur le Sphinx la Science a dardé son rayon.

C’est le repos des mains, salaire des mains mêmes,
Qui, livrant l’âme en proie aux éternels problèmes,
Élargit son regard, mais lui ravit la paix :
Les fronts les plus hardis sont tous revenus blêmes
Du ténébreux désert qui ne répond jamais ;
L’Infini n’est pour eux qu’un insondable abîme,
Mais pour la foi candide il s’éclaire, il s’anime
Et parle aux cœurs ouverts qui hantent les sommets.

Voilà comme a grandi dans l’humanité fruste
Le souffle conquérant du vrai, du beau, du juste,
Héroïque soupir, sublime promoteur
Qui, de la brute infime à cette race auguste,
A d’âge en âge accru la distance en hauteur ;

Il unit la terrestre à la céleste échelle ;
Or cette ascension laborieuse est celle
Dont vous portez l’insigne étoilé sur le cœur !

Ainsi l’artiste rêve une beauté cousine
De la beauté des yeux, mais calme, et que devine
Son regard voilé d’ombre où flottent des réveils ;
Sa main cherche le dieu dont son âme est voisine.
L’horizon du savant et le sien sont pareils :
Une pomme qui tombe, un caillou qui s’irise,
Provoquent le génie, et la terre surprise
Se sent tous les espoirs, sœur de tous les soleils !

Les aïeux ont livré maints combats, dont la somme,
Dignité de l’espèce, est un legs dans chaque homme :
Héritier du triomphe il en répond aux morts,
Et ce dépôt sacré c’est l’Honneur qu’on le nomme !
Mais les vaincus souvent l’arrachent aux plus forts :
La noblesse du but pour l’Honneur seule compte,
Seule la volonté fait la gloire ou la honte,
Et le vainqueur n’est grand qu’à l’abri du remords.


Hier vous l’avez dit, pères et capitaines,
Aux enfants emportés vers les plages lointaines
Pour venger l’Occident d’un affront criminel.
« Français, chantait en mer l’âme errante d’Athènes,
Ennoblir la Patrie est l’œuvre essentiel !
Tous les drapeaux encore ensanglantent leur soie,
Hélas ! mais des couleurs que le vôtre déploie
La plus proche du cœur est la couleur du ciel ! »

S’il répugne aux canons de rêver, bouches closes,
Leur grondement s’éloigne et prolonge ses pauses :
Au chant d’un autre Orphée ils se tairont plus tard ;
La lyre aura servi la plus sainte des causes !
Mais, pour durer, la France a besoin de rempart ;
On n’improvise pas la paix universelle :
Il faut bien que nos fils sachent vivre sans elle
Et mourir en baisant le bleu de l’étendard !

L’azur ne serait pas une si chère amorce,
Si l’éclat de la face et la fierté du torse
Dans l’homme ne couvraient qu’un vœu de carnassier !
Ah ! qu’il ne vende pas sa couronne à la force !

À l’appel du zénith son flambeau dans l’osier
A fait plus de chemin vers le but de la vie
En ouvrant à l’espoir la carrière infinie
Que n’en fait la vapeur en rampant sur l’acier.

Non, certes, que Vulcain ne soit Dieu, qu’il ne faille
Admirer dans l’outil le songe qui travaille,
Bénir le front mouillé comme le front pensif ;
Mais, quand avec les flots a cessé la bataille,
Malheur à l’équipage ivre et gaîment oisif
Dont la bombance endort la vertu vigilante,
Car sur le lit moelleux de la houle indolente
Le navire peut-être effleure le récif…

Veillons ! car, de son maître à son tour la maîtresse,
La matière se venge, obscurément traîtresse,
Du joug qu’elle subit sur l’imprudent dompteur :
Elle l’enchaîne aux sens qu’elle excite et caresse ;
Mais vous l’empêcherez d’avilir le bonheur !
Vous ne la soumettrez qu’au généreux caprice,
De l’esprit à la fois serve et libératrice,
Marchepied de l’autel où se dresse l’Honneur.


Salut à vous ! experts dans ses fières doctrines,
Gardiens du feu sacré nourri dans les poitrines
Pour l’effort magnanime et pour l’amour féal !
À vous qui, protégeant toutes les soifs divines,
Tenez pures toujours leurs coupes de cristal !
À vous d’abord ! passants que ce palais accueille,
La France, en vous offrant le laurier qu’elle effeuille,
Propose à l’Univers par vous son Idéal !



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Achevé d’imprimer

le vingt mai mil neuf cent huit

par

ALPHONSE LEMERRE

6, RUE DES BERGERS, 6

À PARIS


  1. Exposition universelle de 1900.