Épaves (Prudhomme)/À un Couple heureux

Pour les autres éditions de ce texte, voir À un Couple heureux.

ÉpavesAlphonse Lemerre. (p. 36-37).


À UN COUPLE HEUREUX


Sous la lampe qui dort dans la paix de la chambre
J’aime à passer la main sur le front des enfants ;
Comme un duvet soumis au doux attrait de l’ambre,
Ma tendresse est docile à leurs yeux captivants.

Et je tourne, en flattant leurs chevelures blondes,
Le stérile soupir de mes sens indomptés
Vers la couche bénie où les douleurs fécondes
Ont accompli la fin des chastes voluptés.


Vous vous aimez, vos cœurs se sont choisis l’un l’autre,
Sincèrement offerts et donnés au grand jour ;
Vous ignorez la fange où le désir se vautre,
Les réveils en sursaut des mendiants d’amour.

Moi, je n’ai point orné le désert de ma vie :
Je mourrai sans avoir dans mes bras emporté,
Comme une tourterelle au colombier ravie,
Une vierge enlaçant de fleurs ma liberté.

Rebelle au joug sacré d’un penchant invincible,
Je vais seul, et je songe avec des pleurs aux yeux
À ce bonheur terrestre et cependant possible,
Désespoir des rêveurs et des ambitieux.


1864.