À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 273-293).


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CALDERON

Carrières diverses. — Succès du théâtre. — Critique des mœurs de son temps. — Les Précieuses espagnoles. — L’honneur des hidalgos. — Le dernier duel en Espagne.La vie est un songe. — Jugements critiques.

La gloire artistique semble être un produit naturel de la grandeur militaire et politique d’une nation. C’est quand l’Espagne fut parvenue à l’apogée de sa puissance que les arts fleurirent chez elle avec un éclat extraordinaire.

Sur ce chemin couvert de lauriers et tout radieux de gloire que parcourt le monde civilisé pendant le seizième et le dix-septième siècle, l’Italie avait précédé l’Espagne, et l’Espagne précéda la France.

Cervantes, Lope de Vega, Tirso de Molina, et quelques autres génies espagnols parurent près d’un demi-siècle avant Corneille. Calderon naquit six ans seulement avant le grand tragique français.

Il y avait près de vingt ans que Lope de Véga travaillait pour le théâtre, et se couvrait de gloire, lorsque Calderon entra dans la même carrière. Il eut ainsi sur Lope l’avantage d’avoir un modèle, et il le surpassa.

Sa famille était d’ancienne noblesse, et son père, don Diego Calderon de la Barca, était secrétaire du conseil des finances.

Il fut presque aussi précoce que Lope de Véga, et il fit à l’âge de treize ans une comédie intitulée « Le char du ciel » el Carro del Cielo.

Il n’était pas mieux doué, mais il profita des œuvres de ses devanciers, et ses comédies sont plus parfaites de forme. Lope de Véga fut plus fécond ; car il fut un prodige, sous ce rapport. Mais Calderon a plus d’élévation dans les conceptions, plus de vigueur dans la création des caractères, et il n’a pas moins de verve et d’esprit.

Sa vie ne fut pas moins aventureuse que celle de son émule. Il fut d’abord avocat ; puis il entra dans l’armée, et finalement il devint prêtre. Mais dans chacune de ces trois carrières il fit des comédies, et les succès qu’il obtint furent immenses. Nul n’a mieux que lui mis en action le castigat ridendo mores des anciens. Tous les défauts des hommes, et en particulier ceux des Espagnols, ont trouvé en lui un censeur malin et spirituel. Mais sa critique n’est jamais acerbe, et ses épigrammes sont rarement blessantes. Le poète est bienveillant, mais perspicace et de joyeuse humeur.

Écoutez ces traits satyriques dirigés contre l’hidalgo vaniteux qui regarde tout roturier avec un souverain mépris, et auquel le travail paraît avilissant.

Don Mendo — c’est son nom — est si pauvre qu’il dîne bien rarement ; mais il ne veut pas admettre qu’il ait jamais faim. « Que la canaille éprouve ce besoin, dit-il, à la bonne heure ; mais nous ne sommes pas tous égaux : un homme de ma classe peut se passer de dîner. »

Il aime une demoiselle très riche qui lui apporterait en dot de quoi dîner tous les jours de sa vie ; mais elle est fille d’un plébéien ! Fi !

Un jour, il frappe son valet et lui casse deux dents. Nuño, le valet, lui répond : « Vous avez très bien fait, ce sont des meubles inutiles quand on est à votre service » — Viens me donner mes armes, demande-t-il — Et Nuño reprend : « mais, mon maître, je ne vous en connais d’autres que celles qui sont sur la porte de votre maison. »

Et, quel langage il parle ! La belle qui paraît le soir à son balcon, est pour lui, « le soleil, couronné de diamants qui recommence sa carrière, et qui se lève aujourd’hui à l’heure où il se couche ordinairement. »

Elle lui dit des injures ; il lui répond que « ses rigueurs l’embellissent, et que sa colère est un ornement. »

Du reste, les valets ont, comme les maîtres, leurs défauts, et le poète les stigmatise finement.

— « Faites-moi mon compte, dit l’un d’eux à son maître, je prends congé de vous. Vous avez commis une injustice criante à mon égard. »

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? demande le maître.

— Depuis un an vous êtes en amour, et vous ne m’avez pas même dit le nom de votre belle. Le nom de la Dame, ou je pars » ?

On questionne un domestique sur une aventure galante de son maître :

— « Je suis son valet, répond-il, je vous la dirais, même sans la savoir ! »

Voulez-vous savoir quelle est la religion d’une duègne ? — « C’est de parler, répond Calderon ; ce serait une apostasie si elle s’avisait de se taire.

« Plutôt que de faire ce que vous demandez, dit une de ses héroïnes, je perdrais la vie. » — « Et moi, dit une autre, je resterais fille, ce qui est bien plus pénible encore. »

Ce qui est à la fois curieux et intéressant dans les œuvres de Calderon c’est l’extrême variété des personnages, et les styles différents qui s’adaptent aux divers sujets qu’il traite,

Parfois sa manière a les fadeurs et les préciosités qui distinguaient ses prédécesseurs et les écrivains français de cette époque ; c’est ainsi qu’il fera le portrait d’une belle : « chaque tresse de sa blonde chevelure est un rayon de soleil ; sa peau blanche et fine a la fraicheur et l’éclat de la neige ; ses sourcils sont deux arcs-en-ciel, ses yeux des étoiles brillantes, ses joues des roses entourées de jasmin, ses dents des perles du plus bel orient, son cou un bloc d’ivoire gracieusement arrondi, sa taille celle d’une nymphe »…

D’autres fois, son style se rapproche plutôt du genre romantique, et, comme les dramaturges de nos jours, il associe la nature physique aux sentiments de ses héros. Ainsi, dans l’Alcade de Zalaméa, Isabelle s’écrie sur un ton lyrique : « Ô jour, ne viens plus éclairer le monde… Ô vous dont le règne ne dure qu’une nuit, fugitives étoiles, ne permettez pas que l’aurore vienne si tôt vous remplacer dans la plaine azurée du ciel ; son aimable sourire et ses larmes ne valent point vos douces clartés : et s’il faut enfin que l’aurore se montre, qu’elle ne laisse voir que des larmes ! Et toi, soleil, prolonge ton séjour dans le sein des mers écumantes ; souffre pour cette fois du moins que l’empire douteux de la nuit dure quelques heures de plus. Soleil, sois sensible à ma prière ; fais en sorte qu’on puisse dire que tes faveurs sont volontaires, et non l’effet d’un ordre invariablement établi »…

Il est un sentiment qui domine dans toutes ses œuvres, et dont il ne se départit jamais ; c’est celui de l’honneur. Le noble et le roturier ne l’entendent pas de la même manière, mais tous proclament bien haut qu’ils le possèdent et sont fidèles à le défendre.

— « L’honneur ne s’achète pas, dit un noble hidalgo. Le roturier qui s’achète un titre de noblesse, ressemble à l’homme chauve qui porte une perruque. Je ne veux pas d’un honneur postiche. »

Un simple bourgeois lui dit : « Je saurai défendre mon honneur au péril de ma vie.

— L’honneur d’un vilain !

— Est le même que le vôtre, reprend le bourgeois ; nous devons sacrifier pour le roi nos biens, notre vie ; mais l’honneur, c’est notre âme : elle n’appartient qu’à Dieu ! »

Les brigands eux-mêmes parlent et agissent suivant les notions qu’ils ont de l’honneur. Il y avait jadis dans la Sierra Morena une bande de voleurs qui ne prenaient aux passants que la moitié de l’argent qu’ils avaient.

On sait que pendant plus de sept siècles les Castillans ont fait la petite guerre contre les Mores. Ils étaient organisées en bandes, et pratiquaient le brigandage contre les fils du Prophète, partout où ils les rencontraient. Ce genre de brigandage s’est souvent reproduit en Espagne depuis lors, et l’on a appelé ces bandes organisées guerrillas.

Les guerrilleros d’autrefois n’étaient pas toujours des saints, mais ils croyaient faire œuvre pie en pillant et dévastant, et ils faisaient dire des messes pour le succès de leurs entreprises.

Un des héros de Cervantes, dans son roman « Rinconnet et Cortadille » dit à un jeune homme :

« Vous êtes donc voleur ?

— Oui, pour servir Dieu et les honnêtes gens.

— Peut-on servir Dieu ainsi ?

— Seigneur, je ne me mêle point de théologie, mais chacun doit le servir dans l’état auquel il est appelé. »

Sans contredit, ces brigands valaient beaucoup mieux que bien des honnêtes gens de nos jours qui font fortune dans les intrigues politiques et dans l’agiotage.

Certes la politique d’alors était bien différente ; et parmi les gouvernants du jour il en est bien peu qui pourraient dire comme Charles-Quint : « Je veux que la récompense aille au-devant du mérite, et non que le mérite soit forcé de solliciter la récompense ! »

Un autre côté fort intéressant des mœurs de ce temps-là se trouve dans le dernier duel en Espagne, l’une des plus belles comédies de Calderon. Le poète y a mis en scène de curieux détails sur les usages de la chevalerie et les combats en champ clos.

Le duel était alors un combat singulier, autorisé par les lois pour de justes causes, et qu’on accompagnait des formalités les plus solennelles, et d’un cérémonial très imposant.

Tout d’abord, l’autorisation de se battre était demandée à l’empereur, et le différend lui était soumis. Dans le cas mis en scène par Calderon, il est référé au Connétable, chef de la justice et capitaine général des troupes.

Le Connétable par l’entremise des parrains, tente une réconciliation, et, quand il constate qu’elle est impossible, il accorde le combat. Il a lieu sur la place du palais de Valladolid, en présence de l’empereur Charles-Quint et d’un grand nombre de chevaliers. Les deux champions jurent sur l’Évangile qu’ils ne se battent pas par haine, rancune ou vengeance, mais seulement pour soutenir leur honneur et le défendre.

Ils jurent de plus de combattre à armes égales, sans ruse, avec franchise et loyauté, sans avantage l’un sur l’autre.

Charles-Quint est assis sur un trône à l’extrémité du champ clos. Les hérauts d’armes se placent aux angles de l’estrade du trône. Aux pieds du roi, le connétable dans un fauteuil, avec une table devant lui et un missel.

À l’autre extrémité du champ clos, deux tentes où sont les duellistes avec leurs parrains et leurs suites :

Le Connétable.

« Que les quatre hérauts d’armes fassent faire silence. Que le premier publie le ban à haute voix.

Le premier héraut d’armes :


Écoutez, écoutez tous.

De par le roi et son connétable, défense est faite, sous peine de la vie, à toute personne, sans exception, de franchir la barrière du champ. Défense est également faite, sous la même peine, et tant que le combat durera, d’élever la voix pour applaudir ou blâmer l’un ou l’autre des deux champions, quoi qu’il arrive, de faire des signes de la main, des yeux ou de telles manières que ce soit, enfin, de se permettre aucune action, parole ou mouvement quelconque qui puisse exciter l’ardeur ou affaiblir la confiance de l’un ou l’autre des combattants.

Les quatre hérauts d’armes à la fois.

Écoutez, écoutez tous : ainsi l’ordonnent le roi et son connétable.

(Les tambours battent au champ. Don Pèdre, armé de pied en cap, sort de la tente accompagné de son parrain et autres chevaliers, Le connétable s’avance vers lui pour le reconnaître.)

Le Connétable.

Quel est le chevalier armé de pied en cap qui se présente ? Chevalier, qui êtes-vous ?

L’amiral.

Celui qui vous demande l’entrée est don Pèdre de Torrellas.

Le Connétable.

S’il ne relève pas sa visière, je ne le reconnais pas.

L’amiral.
(Soulevant la visière de Don Pèdre.)

Le connaissez-vous à présent ?

Le Connétable.

Oui ; qu’il entre : mais qu’il ne dépasse pas cette ligne, et que personne autre n’entre avec lui. Attendez ; on m’appelle de l’autre côté.

(Les tambours battent au champ, Don Jérôme sort de l’autre tente, armé de pied en cap avec son parrain et autres chevaliers. Le connétable s’avance vers lui.)

Le Connétable.

Chevalier, qui entrez ici armé de pied en cap, votre nom ?

Le marquis de Brandebourg.

C’est don Jérôme de Hansa.

Le Connétable.

Si je ne vois son visage, je ne puis l’attester.

Le marquis
(Soulevant la visière de Don Jérôme.)

À présent vous le reconnaissez.

Le Connétable.

Qu’il entre, et que sa suite n’aille pas plus loin. Chevaliers, le champ est ouvert : jurez de nouveau que vous combattez pour l’honneur et non pour une vengeance particulière. Qu’on sonne l’Ave Maria.

(Tout le monde se met à genoux. La caisse retentit de neuf coups de baguette, de trois en trois roulements ; tout le monde se relève, et le connétable retourne à son siège.)

Chevaliers, baissez la visière, embrassez vos parrains. Au combat, chevaliers !

Tous.

Allons, chevaliers, que Dieu et votre bon droit vous favorisent.

(On sonne la charge. Le combat commence d’abord avec la hache d’armes, ensuite avec l’épée ; enfin ils se saisissent corps à corps. Le roi jette la verge d’or sur le champ de bataille : les parrains s’élancent sur eux pour les séparer. Les deux champions ne veulent pas céder et cherchent à continuer le combat. Le connétable relève la verge d’or, le roi se lève sur son trône et paraît irrité de leur obstination.)
Le Connétable.

Ils en sont venus à se prendre corps à corps. Le roi a jeté sur le champ du combat sa verge d’or : tout combat doit cesser à l’instant même. Parrains, séparez-les.

Charles V.
(Descendant de son trône)

Qu’est-ce donc ? J’ai déposé la verge d’or ; j’ai pris sur moi la cause de tous deux ; je les déclare bons chevaliers : et leur fureur est telle qu’ils continuent encore ! Qu’on les arrête à l’instant.

L’Amiral.

Ah ! sire !

Le Marquis.

Ah ! sire !

Charles V.

C’est assez…… c’est assez…… Rendez grâce à de tels parrains. Je veux bien pardonner ; qu’on détache leurs casques. Donnez-vous l’un à l’autre la main, en signe d’amitié. Vous avez fait vos preuves de valeur ; je veux que cette valeur me soit utile dans d’autres occasions plus glorieuses. »

On voit dans quelles conditions le duel était permis et de quelles précautions on l’entourait pour éviter les malheurs qu’il pouvait causer. Mais ce n’est pas tout, et pour juger mieux encore les mœurs d’alors il faut connaître le dernier mot de la pièce.

Quand les deux champions se sont donné la main, et qu’ils se sont tous deux fiancés avec leurs belles, présentes au combat, Charles-Quint dit au Connétable :

« Connétable, écrivez sur le champ au pape Paul III, qui occupe aujourd’hui le Saint-Siège, que je le supplie de faire condamner par le concile de Trente, actuellement assemblé, cette coutume barbare que les idolâtres nous ont laissée. Je veux que l’abolition des duels date de mon règne, et que celui-ci soit le dernier. »

Calderon mettait volontiers en scène les rois et les grands seigneurs, et leur donnait alors non seulement des leçons de morale, mais aussi des règles de gouvernement. C’est le but qu’il s’est proposé sans doute dans une de ses pièces les plus curieuses intitulée : « La vie est un songe. »

Un roi de Pologne, très savant et surtout grand astrologue, a un fils qui a reçu en naissant le nom de Sigismond. Mais ce fils est né au moment d’une éclipse de soleil, et sa mère est morte en lui donnant le jour.

C’est un fâcheux pronostic pour le roi, et, en consultant ses livres et les astres, il croit découvrir que cet enfant sera le prince le plus cruel et le monarque le plus impie, qu’il renversera son père du trône, et gouvernera mal son peuple.

Alors il fait publier que son fils est mort en naissant, et il le relègue dans une tour solitaire bâtie sur un rocher, dans des montagnes inaccessibles. C’est au milieu de ce désert que l’enfant grandit, sans autre société qu’un vieillard qui lui enseigne les sciences et l’instruit dans la foi catholique.

Mais un jour le roi entend les cris de sa conscience qui lui reproche sa conduite, et réunissant sa cour il raconte tout, et décide de tenter une expérience. Il va faire transporter son fils pendant son sommeil, de sa tour solitaire au palais ; il va l’installer sur son trône et lui laisser croire quand il s’éveillera qu’il est le roi.

Si son fils se montre alors prudent, sage et bon, il le gardera près de lui et le fera bientôt roi légitime ; mais s’il se montre orgueilleux, intraitable et cruel, il le fera renfermer de nouveau pendant son sommeil dans la tour solitaire. Ce ne sera plus alors une cruauté, mais un châtiment.

Le projet du roi est mis à exécution. Un narcotique puissant est administré au prince qui s’endort d’un sommeil léthargique ; et quand il se réveille, il est dans un palais somptueux, dans le brocart et la soie, entouré de valets qui le servent. Son vieux professeur lui apprend alors qu’il est le prince héritier de la couronne, et pourquoi il a été tenu renfermé depuis son enfance.

En apprenant cette nouvelle le prince entre en fureur, et non seulement il condamne à mort son vieil ami, mais il veut le tuer de ses mains. Les valets s’interposent, mais il menace de les jeter par les fenêtres.

Les courtisans sont traités de la même manière, et quand on lui parle de justice, il répond qu’il n’y a de juste que son bon plaisir.

Un valet ose lui résister, il le saisit et le précipite du haut d’un balcon.

Enfin son père se présente, et il le repousse en lui disant : « Je me passerai de vos embrassements comme j’ai fait jusqu’à ce jour. Que m’importent après tout les caresses d’un père qui m’a traité avec tant de rigueur, qui m’a fait élever parmi les bêtes sauvages et m’a renfermé comme un monstre ! »

Vient une dame de la cour, remarquable par sa beauté. Le prince lui fait une déclaration d’amour, et comme elle veut se retirer, il lui commande brutalement de rester.

« Vous n’oseriez, ni ne pourriez manquer aux égards que vous me devez, dit-elle.

« — Ne serait-ce que pour vous montrer que je le puis, je suis capable de perdre le respect que je vous dois ; car je suis porté à faire tout ce qu’on me dit être au-delà de mon pouvoir…… J’ai jeté un homme par cette fenêtre, prenez garde que je n’y jette aussi votre honneur. »

Enfin, le prince fait preuve d’un caractère tellement emporté et violent, qu’on l’endort de nouveau, et qu’on le reporte dans sa tour, où il se réveille bientôt, enchaîné et couvert de peaux de bêtes.

Alors, son vieux gouverneur, Clotaldo, lui dit que tout ce qu’il a vu et fait n’était qu’un rêve. « Mais même dans un rêve, ajoute-t-il, vous auriez dû, Sigismond, vous conduire autrement que vous avouez l’avoir fait. Même en rêve, il est beau et utile de faire le bien.

Sigismond.

Il dit vrai. — Réprimons donc ce naturel farouche, ces emportements, cette ambition pour le cas où je viendrais encore à rêver. Il le faut et je le ferai, puisque je suis dans un monde si étrange que vivre c’est rêver, et je sais par expérience que l’homme qui vit rêve ce qu’il est jusqu’au réveil. — Le roi rêve qu’il est roi, et il vit dans cette illusion, commandant, disposant et gouvernant, et les louanges mensongeuses qu’il reçoit, la mort les trace sur le sable et d’un souffle les emporte. Qui donc peut désirer de régner, en voyant qu’il lui faudra se réveiller dans la mort……… Il rêve, le riche, en sa richesse qui lui donne tant de soucis ; — il rêve, le pauvre, sa pauvreté, ses misères, ses souffrances ; — il rêve, celui qui s’agrandit et prospère ; — il rêve, celui qui s’inquiète et sollicite ; — il rêve, celui qui offense et outrage ; — et dans le monde, enfin, bien que personne ne s’en rende compte, tous rêvent ce qu’ils sont. Moi-même, je rêve que je suis ici chargé de fers, comme je rêvais naguère que je me voyais riche et puissant. Qu’est-ce que la vie ? Une illusion, une fiction. Et c’est pourquoi le plus grand bien est bien peu de chose, puisque la vie n’est qu’un rêve, et que les rêves ne sont que des rêves. »

Mais une révolution éclate, et les rebelles, voulant secouer le joug du vieux roi, viennent offrir le sceptre et la couronne au malheureux prince.

Sigismond.

« Qu’est-ce donc, grand Dieu !…… Vous voulez encore que je rêve de grandeurs qui s’évanouiront le lendemain ! Vous voulez qu’une fois encore mes yeux aperçoivent je ne sais quelle vaine apparence de majesté et de pompe qui va disparaître au moindre souffle ! Vous voulez qu’une fois encore je m’expose à un pareil désenchantement et que je coure ces dangers inséparables du pouvoir ! Non, cela ne peut pas être, cela ne sera pas… Regardez-moi désormais comme un homme soumis à sa fortune ; et puisque je sais maintenant que la vie n’est qu’un rêve, disparaissez, vains fantômes, qui pour m’abuser avez pris une voix et un corps, et qui n’avez en réalité ni voix ni corps ! Je ne veux point d’une Majesté fantastique, je ne veux point d’une pompe menteuse, je ne veux point de ces illusions qui tombent au premier souffle, — semblables à la fleur délicate de l’amandier, que le plus léger souffle emporte au loin, et qui laisse alors tristement dépouillées ces branches dont ses couleurs charmantes faisaient le gracieux ornement. — Je vous connais à présent, je vous connais et je sais que vous abusez de même tout homme qui vient à s’endormir. Vos mensonges ne peuvent plus m’égarer, et je me tiens sur mes gardes, — sachant bien que la vie n’est qu’un songe. »

Les soldats veulent le convaincre qu’il ne rêve pas cette fois, et que, s’il a rêvé auparavant, c’était une annonce en rêve des évènements réels qui vont s’accomplir.

Sigismond.

« Vous avez raison ; c’était sans doute l’annonce de ce qui devait être ; et d’ailleurs, puisque la vie est si courte, ô mon âme, livrons-nous à un nouveau rêve. Mais que ce soit avec prudence, avec sagesse, et de manière à n’en sortir qu’au moment favorable. Le désenchantement sera moindre, dès que nous y serons préparés : car on se rit des inconvénients qu’on a prévus. C’est pourquoi, bien persuadés que même le pouvoir le plus réel n’est qu’un pouvoir emprunté, et doit revenir tôt où tard à celui à qui il appartient, jetons-nous hardiment dans l’entreprise. — Mes vassaux, je vous suis reconnaissant de votre fidélité, et vous aurez en moi un homme dont la prudence et le courage vous délivreront du joug étranger. Que l’on sonne l’alarme et marchons ! je veux vous montrer au plus tôt ma valeur. Dès ce moment, je me soulève contre mon père, et je prétends que mon horoscope s’accomplisse en le mettant à mes pieds. (à part) Mais quoi ! si je m’éveille auparavant, pourquoi parler d’une chose qui ne sera point réalisée ? »


Mais, cette fois, le prince se contient. Il réprime les mouvement de sa nature mauvaise, et il suit les soldats en disant :

« Allons, Fortune, marchons vers le trône, et si je dors, ne me réveille pas, et si je veille, ne me replonge pas dans le sommeil ! Mais que tout cela soit une vérité ou un rêve, l’essentiel est de se bien conduire : si c’est la vérité à cause de cela même, et si c’est un rêve, afin de se faire des amis pour le réveil. »


Plus il réfléchit, plus il comprend qu’il doit bien se conduire. Convaincu que tout ce qu’il voit n’est qu’un rêve, il ne pense plus qu’aux biens invisibles et éternels.

Bientôt son armée triomphe, et le roi vaincu, son vieux père, vient se livrer entre ses mains.

Alors le prince adresse aux Polonais un discours plein de sagesse dans lequel il démontre que son père a mal agi à son égard, qu’il a été injuste et cruel pour son fils, que ce n’est pas ainsi qu’il aurait dû corriger son caractère farouche, et, tendant la main au vieillard agenouillé il lui dit : « vous devez être convaincu maintenant que vous n’avez pas interprété comme il fallait la volonté du ciel. Pour moi, je m’humilie devant vous, mon père et mon roi, et sans essayer de me défendre, j’attends votre vengeance. »

Le vieux roi lui répond en le pressant sur son cœur, et en lui remettant son sceptre et sa couronne.

Et comme il faut que toute comédie finisse par le mariage, le prince épouse Estrella, dont le rôle dans cette pièce n’est que secondaire.

Schlegel, parlant des comédies de Calderon, dit : « elles finissent par le mariage comme celles des anciens. Mais combien tout ce qui précède ce mariage n’est-il pas différent ! Dans les pièces anciennes on se sert de moyens très immoraux pour satisfaire des passions sensuelles où remplir un but égoïste ; les hommes épient leurs faiblesses mutuelles et se combattent avec leurs forces morales, comme s’ils luttaient avec leurs forces physiques.

« Dans les pièces espagnoles, au contraire, on voit régner cette ardeur passionnée qui ennoblit toujours les désirs de l’homme, parce qu’elle les met hors de proportion avec toute jouissance matérielle…… L’honneur, l’amour et la jalousie sont les ressorts de ces comédies. Le jeu hardi des passions les plus généreuses forme le tissu de l’intrigue, et aucune fourberie vulgaire n’y vient mêler ses fils grossiers. L’honneur est toujours un principe idéal, car il repose sur cette morale élevée qui consacre les principes des actions, sans avoir égard aux conséquences…… Caldéron donne aussi aux femmes un sentiment d’honneur également prononcé, qui l’emporte sur l’amour ou tient sa place à côté de lui. Ne pouvoir aimer qu’un homme irréprochable, l’aimer avec une pureté parfaite, ne souffrir aucun hommage équivoque, aucune atteinte à la dignité la plus sévère, voilà en quoi le poète fait consister l’honneur des femmes. La jalousie n’a pas dans les mœurs que dépeint Calderon, comme dans celles de l’Orient, la possession pour objet, elle s’attache aux plus légères émotions du cœur et aux signes imperceptibles qui les trahissent ; c’est un genre de jalousie fait pour ennoblir un sentiment qui, dès qu’il n’est pas entièrement exclusif, est altéré dans son essence la plus noble et la plus intime. »

Je ne suis pas prêt à adopter entièrement cette opinion du critique allemand qui me paraît un peu optimiste, et je crois devoir citer comme correction ce qu’ajoute un critique français :

« Il ne faut pas croire aveuglément M. Schlegel, lorsqu’il vante d’une manière absolue la pureté de sentiment des personnages de Calderon. Dans plus d’une occasion il met dans la bouche de ses amoureuses une formule qu’il avait adoptée : « Ici je me tais ; ma honte doit vous dire, ce que ma bouche ne peut vous répéter. »

« Il y a mieux, ou, pour vous parler plus juste, il y a pire. Il fait quelquefois le spectateur, non pas témoin, grâce à l’opacité des décorations et des coulisses mais confident immédiat d’événements dont le récit seul nous choquerait.

« On doit reconnaître pourtant qu’il a sur ce point un grand avantage sur Lope. Cela dut tenir au siècle où il vivait. La réunion de toute l’Espagne sous le même gouvernement, l’essor prodigieux qu’avaient pris la littérature et les arts, l’augmentation de l’aisance des citoyens, les connaissances rapportées par les militaires de leurs voyages en Italie, en Allemagne, en France, devaient avoir singulièrement avancé la civilisation dans l’intervalle qui s’est écoulé entre le règne de Philippe II et celui de son petit-fils. La décence de l’expression, non-seulement dans les pièces de Calderon, mais dans celles de ses contemporains, suffirait pour prouver combien la société avait reçu d’amélioration sous ce rapport. »

Quoiqu’il ait inventé et dénoué dans ses comédies beaucoup d’intrigues amoureuses, ce n’est pas dans ce genre que Calderon réussissait le mieux. Je crois même qu’en cultivant ce genre il a obéi moins à ses goûts qu’à ceux du public et aux mœurs de son époque.

« Je crois, avec Schlegel, que c’est dans les compositions religieuses que les sentiments de Calderon se déploient avec le plus d’abandon et d’énergie.

« Il n’a peint l’amour terrestre que sous des traits vagues et généraux. Il n’a parlé que la langue poétique de cette passion. La religion est son amour véritable, elle est l’âme de son âme, ce n’est que pour elle qu’il pénètre jusqu’au fond de nos cœurs, et l’on croirait qu’il a tenu en réserve pour cet objet unique nos plus fortes et nos plus intimes émotions. Ce mortel, favorisé s’est échappé de l’obscur labyrinthe du doute, et a trouvé un refuge dans l’asile élevé de la foi.

« C’est de là qu’au sein d’une paix inaltérable il contemple et décrit le cours orageux de la vie. Éclairé de la lumière religieuse, il pénètre dans les mystères de la destinée humaine ; le but même de la douleur n’est plus une énigme pour lui, et chaque larme de l’infortune lui paraît semblable à la rosée des fleurs dont la moindre goutte réfléchit le ciel. Quel que soit le sujet de sa poésie, elle est un hymne de réjouissance sur la beauté de la création, et il célèbre avec une joie toujours nouvelle les merveilles de la nature et celles de l’art, comme si elles lui apparaissaient dans leur jeunesse primitive et dans leur plus éclatante splendeur. »

Calderon se plaît trop à raconter, et se complaît dans les descriptions. Dans le dialogue il n’est pas aussi brillant que Lope. Il n’a pas sa verve et sa gaité. Mais il est plus philosophe, plus profond penseur, et son style est plus soigné.