À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 228-272).


xxix

LOPE DE VÉGA.

Son enfance. — Sa vie aventureuse. — Ses deux mariages. — Ses enfants. — Jours d’épreuves — Deux sonnets. — Son théâtre. — Comédies et drames.

C’est dans un vallon des Asturies que Lope de Véga paraît être né, le 25 novembre 1562. Son père était noble, mais pauvre, et il se livrait au culte des Muses, qui ne lui apportèrent ni la fortune ni la célébrité.

Le fils fut plus heureux, et la gloire couronna ses travaux. Enfant prodige, comme Pic de la Mirandole, il comprenait le latin et faisait des vers espagnols à l’âge de cinq ans. À douze ans il avait fait de petites comédies en quatre actes.

« Je savais à peine parler, écrit-il lui-même dans une épître, quand, inspiré par les Muses sœurs d’Apollon, j’essayai ma plume, et gazouillai des vers dans mon nid. »

À quinze ans, il s’éprit du métier des armes, fit quelques campagnes, se montra très brave, mais revint dégoûté de l’art militaire.

Sa jeunesse fut orageuse, et l’histoire de ses nombreuses amours est racontée dans une de ses comédies intitulée : « Dorothée. » Quand il aimait, il en arrivait à un degré d’exaltation voisin de la folie.

Un jour que Dorothée, toute en larmes vient lui dire adieu et s’évanouit, il s’écrie : « Je suis mort ; ma vie est terminée. Ah ! Señora ! Oh ! ma Dorothée, oh ! mon dernier espoir ! Amour, tes flèches se brisent ; soleil, ta lumière s’éclipse ; printemps, tes fleurs se flétrissent ; le monde est dans l’obscurité. »

Et quand Dorothée est partie, il dit à son ami Julio, resté près de lui : « ferme toutes les fenêtres ; que la lumière ne frappe pas mes yeux, puisqu’ils viennent de voir partir celle qui fut la lumière de mon âme. Ôte cette dague d’auprès de moi ; car l’intimité est un démon, l’habitude un enfer, et l’amour une folie, qui tous me conseillent de m’en servir pour me tuer…… »

Mais la réclusion n’est pas de longue durée. L’amoureux veut bientôt revoir au moins la maison de celle qu’il adore. Il va le soir errer à sa porte, espérant qu’elle l’invitera à entrer ; et quand Julio lui dit : « Je ne vois que des ombres qui passent d’un côté à l’autre de la fenêtre, » l’amoureux reprend : « ce doit être mon bonheur qui passe ; il n’a jamais été qu’une ombre dans cette maison. »

Et pendant ce temps-là il fait des élégies, des idylles, des sonnets et des ballades. « Aimer et faire des vers, c’est tout un, dit-il… et toutes les perfections de Dorothée m’ont coûté plus de deux mille vers. »

Et que de larmes il répand ! « Ne pouvant couvrir ses mains de diamants je les baignais de larmes ; et elle les recevait comme si elles eussent été des pierres précieuses plus belles que toutes celles qu’elle avait vendues et dédaignées. » Dans son désespoir de l’avoir quittée, il est allé un jour aux bords des flots et il dit à la mer : « Je voudrais te boire pour pouvoir recommencer à pleurer ! »

Ô folle jeunesse !

En 1584, l’amour qui n’avait été jusque-là qu’une débauche pour notre poète, fut remplacé par un sentiment sérieux et honorable, et Lope épousa Isabelle, fille de don Diego d’Urbino, attaché à la cour en qualité de roi d’armes.

Mais ce mariage lui occasionna des épreuves de diverse nature ; la chose arrivait déjà dans ce temps-là.

Par suite de ses folles équipées de jeunesse, il eut un duel, fut emprisonné, puis exilé de Madrid. On retrouve dans une de ses élégies les adieux touchants qu’il fit alors à sa femme et à sa patrie :

« Oh ! ma douce et tendre épouse, le voilà donc arrivé le jour amer de notre séparation déjà tant pleurée ; je livre aux vents ma voile et mes espérances ; je me sépare de vous… mais je reste près de vous si je puis partir en vous laissant mon âme.

« Adieu douce et chère Espagne, marâtre de tes enfants véritables, et mère tendre et hospitalière des étrangers ! L’envie me chasse de ton sein. Hélas toute patrie est donc ingrate ?…… »

Valence où il se retira se montra hospitalière et généreuse pour l’exilé. Sa femme était allée l’y rejoindre lorsqu’elle mourut.

Il y avait alors comme aujourd’hui des veufs inconsolables : Lope de Véga fut de ceux-là, et dans l’espoir de se consoler il rentra dans la carrière militaire. Philippe II préparait alors sa fameuse expédition contre l’Angleterre ; Lope voulut y prendre part et il s’embarqua sur l’invincible Armada. On sait le dénouement de cette funeste entreprise.

À son retour il voyagea en Italie, comme secrétaire de certains grands seigneurs espagnols.

Puis, il revint à Madrid, et comme il était toujours inconsolable il convola en secondes noces. Il n’avait alors que trente ans, et il entra dans la carrière dramatique, la seule carrière littéraire qui rapportât quelque argent.

Le goût du théâtre était alors très répandu en Espagne, où l’on comptait quarante troupes de comédiens. Les comédies ne se vendaient pas cher, et Lope de Véga en vendit lui-même pour 200 francs ; mais le célèbre auteur pouvait faire une pièce en vingt-quatre heures. Le succès qu’il obtint fut énorme.

Cervantès, son contemporain et son émule dans les lettres, en parle avec enthousiasme. « Alors, dit-il, parut le prodige de la nature, le grand Lope de Véga qui s’empara du sceptre de la monarchie comique, assujettit et réduisit sous sa domination tous les comédiens, et remplit le monde de comédies heureuses, convenables, bien conduites, et en si grand nombre qu’elles ne sont pas contenues dans dix mille feuilles. »

Sa renommée devint universelle, et ses pièces furent jouées à Naples, à Milan, à Constantinople, à Vienne, à Bruxelles et jusqu’en Amérique.

À ses succès littéraires se joignit un bonheur domestique très rare, et qui dura vingt ans.

Mais alors vinrent les épreuves qui finissent toujours par atteindre même les plus heureux de ce monde. Il perdit d’abord son fils qu’il aimait éperdument, puis sa femme, et ses chagrins réveillèrent ses premières velléités de vocation religieuse. Il avait quarante-sept ans quand il fut ordonné prêtre.

On serait porté à croire qu’il abandonna dès lors la carrière du théâtre. Mais non. Il continua de faire des comédies, des poèmes épiques et d’autres poésies. On a calculé qu’il a fait environ vingt-et-un millions cinq cent mille vers. C’est une fécondité qui laisse bien loin derrière elle celle de tous les poètes connus.

Tout en travaillant pour le théâtre, avec des succès constants, Lope vivait loin du monde et dans un intérieur paisible. Il écrivait alors :

« Avec deux fleurs dans mon jardin, six tableaux et quelques livres, je vis sans désir, sans crainte et sans espérance, vainqueur de la mauvaise fortune, désabusé de la grandeur, vivant dans la retraite au milieu même de la foule, gai dans la médiocrité, et, tout incertain que je suis de l’heure de ma mort, ne m’effrayant pas de ce qu’elle est certaine. »

Outre ses deux fleurs dans son jardin, il avait encore deux enfants qu’il adorait, un fils et une fille.

Mais ses épreuves n’étaient pas finies. Son fils, qui s’était fait soldat, périt sur mer dans une expédition contre les Turcs, et sa fille entra dans un monastère. Il a raconté lui-même la prise de voile de sa fille, et nous extrayons de son récit quelques passages :

« Un soir ma fille me nomma celui qu’elle désirait pour époux……

« Cet époux est beau, il est riche, il est sage et d’une illustre naissance, et son père n’est pas moins que tout-puissant.

« Je vous jure que, du côté de sa mère, il est du sang royal, et qu’elle est si bonne qu’il n’y a pas d’attraits ni de vertus qui ne soient en elle.

« C’est une mère pleine de tant de grâces, que c’est par ses mains que Dieu les dispense au monde. Elle est à la fois rose et lys, cyprès et palmier............... »

Puis il raconte la cérémonie des fiançailles en présence des grandes dames et des seigneurs de la cour, et il ajoute :

« Le ciel fermait la porte à mon cœur plein d’amour paternel ; il m’enlevait la meilleure part de mon âme ; et j’étais le seul à plaindre dans cette foule de spectateur.......

« Nous retournâmes à l’église ; la fiancée avait quitté ses habits de fêtes et ses bijoux pour revêtir la bure grossière. La chevelure fut coupée ; car, ainsi que les autres vierges dont le chœur était rempli, elle ne devait plus avoir pour être belle que sa seule beauté.
..........................................................

« Et celle que j’aimais si tendrement qu’un amant en eût été jaloux, celle que je couvrais de soie et d’or, courba son front comme une rose pâlie, et effeuilla, ce soir là même, la couronne de ses pétales pourprés.

« Elle dormait sur la paille froide et dure ; elle marchait les pieds nus ; son corps était caché sous un vêtement de pauvre ; ses yeux seuls exprimaient son âme !
..........................................................

« Quand elle fut prosternée sur le pavé du temple, on chanta la dernière prière des morts, et le monde était aussi triste que le ciel était joyeux.

« Toutes l’embrassèrent l’une après l’autre, puis l’accompagnèrent vers son époux, et la firent asseoir à la table de l’enfant divin.

« Et maintenant Marcelle vit là…… et loin de ce monde insensé, loin de ses vaines illusions elle suit la voie du ciel.

« Ô bienheureux désenchantement des choses de la terre ! cette vierge si belle, si chaste et si pure, a consacré à Dieu ses dix-sept ans ! »

À dater de ce jour, la vie du grand poète s’assombrit.

Il n’est plus le temps où il chantait l’amour dans des sonnets charmants comme celui-ci :

Parfois l’enfant naïf, étourdi sans cervelle,
Qui tient un jeune oiseau par la patte attaché,
Laisse filer la corde ; et, se croyant lâché,
L’oiseau va dans les airs essayer sa jeune aile ;



Mais au plus beau moment de ce jeu, la ficelle
Se casse, et le géôlier, tout surpris et fâché,
Voit au loin dans les bois s’échapper le rebelle,
Et, les larmes aux yeux, le regarde perché.



Ainsi fis-je avec toi, cher amour ! Ma folie
A laissé s’envoler le bonheur de ma vie,
Suspendu par un fil aussi fin qu’un cheveu ;



Puis l’amour envolé, qui ne veut plus descendre,
Me laisse un bout de corde à la main. C’est bien peu,
Mais cependant assez encore pour me pendre.

Non, ce n’est plus sur ce ton que le poète chante. Il est devenu vieux, il est resté seul au monde, et enfin il est prêtre. Écoutez cette voix grave et plaintive :

Quand mes coupables mains vous portent, ô Seigneur,
Quand je lève à l’autel l’innocente victime,
De ma témérité je me ferais un crime,
Et m’étonne de voir votre insigne douceur.



Parfois mon âme tremble et frissonne de peur,
Parfois je m’abandonne à votre amour sublime,
Et plein de repentir, au bord de cet abîme,
Je flotte entre l’espoir, la crainte et la douleur.



Seigneur, tournez vers moi vos yeux pleins de tendresse !
Car, hélas ! trop souvent le monde et son ivresse
M’ont déjà de l’erreur fait suivre les chemins.



Seigneur, quels maux seraient comparables aux nôtres.
Si quand nous vous portons dans nos indignes mains,
Vous nous laissiez tomber en écartant les vôtres ?

Je reproduis ce sonnet en espagnol pour que le lecteur puisse admirer la richesse de la rime et l’harmonie de la langue :

« Cuando en mis manos, rey eterno, os miro,
Y la candida victima levanto.
De mi atrevida indignidad me espanto,
Y la piedad de vuestra pecho admiro.



Tal vez el alma con tenor retiro,
Tal vez la doy al amoroso llanto ;
Que arrepentido de ofenderos tanto,
Con ansias temo, y con dolor suspiro.


Volved los ojos à mirarme hermanos
Que por las sendas de mi error siniestras
Me despeñaron pensamientos vanos.



No sean tantas las miserias nuestras
Que à quien os tuvo en sus indignas manos
Vos le dejeis de las divinas vuestras.

C’est ainsi qu’après sa vie orageuse l’autel est devenu le refuge de Lope, et sa consolation. Mais la poésie resta son occupation favorite, et sa fécondité fut inépuisable. Poèmes épiques, poésies lyriques, pastorales, sonnets et chansons, il a cultivé tous les genres, et le nombre de ses pièces de théâtre s’élève au chiffre fabuleux de quinze cents !

Quel que fut son génie merveilleux, on comprend facilement qu’il n’a pu accomplir une œuvre aussi colossale sans négliger la forme et sans fouler aux pieds les règles de l’art. Il le reconnaît lui-même, et voici comment il s’en excuse :

« Les étrangers sauront qu’en Espagne les comédies ne suivent pas les règles de l’art. Je les ai faites comme je les ai trouvées ; autrement elles n’auraient pas été comprises. Ce n’est pas, grâce à Dieu, que j’ignore les préceptes de l’art ; mais celui qui les suivrait serait sûr de mourir sans gloire et sans profit… J’ai parfois écrit selon l’art, que fort peu connaissent ; mais quand d’autre part, je vois les monstruosités où courent le vulgaire et les femmes, je me fais barbare pour leur usage… En conséquence lorsque je dois écrire une comédie, j’enferme les règles sous six clefs, et je mets dehors Plaute et Térence, afin que leur voix ne s’élève pas contre moi… Je compose pour le public, et puisqu’il paye, il est juste de lui parler la langue des sots qui lui plaît. »

Comme on le voit, Lope de Vega tenait au succès avant tout, et il ne dédaignait pas l’argent. Sans doute, il avait tort ; mais qui lui jettera à ce sujet la première pierre ? Sera-ce le dramaturge contemporain, ou l’homme politique de nos jours ?

Malgré toute l’imperfection de la forme et les négligences du style, il faut lui reconnaître d’ailleurs des qualités éminentes et nombreuses.

Aucun poète n’a reçu du ciel, à un plus haut degré, la faculté créatrice. Il inventait toute une comédie dans un instant ; il imaginait les intrigues dramatiques et les dénouait en se jouant.

Ses pièces sont généralement remarquables par l’action, le mouvement et la vie. Mais il excelle surtout dans les peintures de mœurs et de caractères. Avec cela des pensées souvent élevées, de la verve, et de l’esprit. C’était assez pour réussir.

Mais on se lasse de tout, même du succès, et l’on finit souvent par se dégouter des choses mêmes qui ont fait sa gloire. C’est ce qui arriva au grand poète. Un jour il fut pris de lassitude et de dégout, et comme son second fils allait choisir un état il lui dédia une pastorale, et dans sa dédicace il lui dit : « Si le malheur ou vos dispositions naturelles voulaient que vous fissiez des vers (ce dont Dieu vous préserve !) que du moins la poésie ne soit pas votre unique occupation. La gloire, dites-vous, me dédommagera ! Ne le croyez point ; vous cet emblème adopté par un savant de notre temps, et consistant en un miroir suspendu à un arbre, contre lequel des enfants lancent des pierres : periculosum splendor !…… Je me suis attiré des ennemis, des censures, des jalousies, du blâme et des soucis ; j’ai perdu un temps précieux, et j’ai atteint la vieillesse sans pouvoir vous laisser autre chose que ces avis inutiles… »

Ces avis attristés dénotaient la vieillesse ; mais les vieillards de ce temps-là avaient encore autant de sève que les jeunes gens d’aujourd’hui ; et pour vous le prouver, je veux vous citer un tour de force que fit encore Lope de Vega à l’âge de 70 ans.

Il voulut faire une dernière comédie, qui serait ses adieux au théâtre, en collaboration avec son jeune élève Montalvan. Le premier jour ils firent chacun un acte, et comme la pièce devait avoir trois actes, ils convinrent qu’ils feraient le lendemain chacun une moitié du troisième acte. Montalvan voulut devancer son vieux maître : il se leva à deux heures du matin, et à dix heures il courut chez lui pour lui annoncer qu’il avait fini. Il le trouva dans son jardin émondant ses arbres.

« Eh ! bien, dit Montalvan tout triomphant, j’ai fini. — Et moi aussi dit le vieux poète : je me suis levé à cinq heures, j’ai fait mon demi-acte et comme il était encore de bonne heure, j’ai écrit une épître en cinquante tercets ; puis j’ai déjeuné de friture, et je suis venu arroser mon jardin. »

Je connais des journalistes de trente et quarante ans qui n’en feraient pas plus dans toute une semaine, ce qui ne les empêche pas de diriger l’opinion publique et la politique.

Pour vous donner une idée de son théâtre, il est nécessaire de vous en citer quelque chose. Voici d’abord comment s’ouvre une de ses meilleures comédies intitulée « Le meilleur alcade est le roi ; » c’est une pastorale charmante quoique le style en soit un peu précieux.

Un berger est seul au bord d’un ruisseau qui serpente dans une vallée. Il aime une bergère, nommée Elvire, et il confie son amour aux flots qui murmurent, aux fleurs qui embaument, aux oiseaux qui gazouillent. Puis il s’adresse à sa bien-aimée comme si elle était devant lui :

« Hier, tandis que sous tes pieds de lis tu foulais le sable sur lequel coule ce ruisseau, les grains s’en changeaient en perles… Le linge que tu lavais te causait une peine inutile, car dans tes mains il paraissait n’avoir jamais de blancheur…

Elvire survient, et le surprend contemplant le ruisseau où il l’a vue la veille : — Que viens-tu donc chercher dans le cristal de ce ruisseau ? Sont-ce les coraux que j’ai perdus sur ses bords ?

— Non pas, je me cherche moi-même, car hier je me perdis en ce lieu. Mais je me retrouve enfin puisque je te vois et que je vis tout en toi.

— Je croyais que tu venais m’aider à chercher mes coraux.

— …Eh ! bien donne-moi ma récompense, je les ai trouvés.

— Où cela ?

— Sur ta bouche, où ils servent de cadre à des perles… Je t’ai dit hier tout ce qu’il y a dans mon cœur, et tu ne m’as pas répondu.

— Est-ce que mon silence ne répondait pas pour moi ? Nous autres femmes, nous parlons en nous taisant, et nous accordons en refusant… Il faut toujours croire le contraire de ce que l’on fait paraître…

Comme vous voyez, ce langage est du dernier galant. Les bergers et les bergères d’aujourd’hui ne diraient pas mieux… et ils feraient pire.

Une autre comédie plus agréable encore a pour titre : « oh ! si les femmes ne voyaient pas ! » Ce titre ne signifie pas que le poète voudrait voir les femmes aveugles ; et les hommes seraient les premiers à se plaindre si les femmes n’avaient pas d’yeux. Mais il est d’avis qu’elles sont trop curieuses, et qu’elles font souvent un mauvais usage de leurs yeux.

Isabelle, fille du duc Octavio, vit avec son père dans un château entouré de forêts. Frédéric, favori de l’empereur Othon, l’aime et en est aimé. Il vient souvent la voir, mais il a soin de ne révéler à personne la solitude qu’elle habite.

Un jour, l’empereur décide qu’il ira faire la chasse dans la forêt, et Frédéric a peur qu’il ne découvre son trésor caché. Il va en prévenir Isabelle, et la prie de se tenir renfermée.

Il la trouve portant un chapeau à plumes et un fusil à la main, prête à partir elle-même pour la chasse. En le voyant venir elle se cache derrière un arbre, puis se montrant soudain elle lui crie :


Rendez-vous tous !

FRÉDÉRIC

À qui ? déesse !

ISABELLE

À l’amour

FRÉDÉRIC.

Ô Vénus traîtresse !
Si tu prétends au voyageur
Dérober son or et son cœur,
Pourquoi te donner tant de peine ?
Qu’as-tu besoin d’être inhumaine ?
Retiens, retiens pour tes beaux yeux,
Ce feu qui leur convient bien mieux ;
Désarme-toi je t’en supplie,
Je t’ai déjà donné ma vie,
Veux-tu faire deux fois mourir
Celui que rien ne peut guérir ?
..............................
Quand le bandit est en vedette,
Et laisse voir son escopette,
Le passant demande humblement
La vie en donnant son argent.
Charmant bandit, moi je te donne
Aussi mon âme et ma personne ;
Mais je veux vivre, accorde moi
La vie, elle est toute pour toi.
Je tiens à mes bras pour te prendre,
À mes oreilles pour t’entendre,
À mes deux yeux pour t’admirer,
À tout mon cœur pour t’adorer.
..............................
Othon, notre grand empereur
Chasse aujourd’hui dans ce parage,
Et logera dans ce village.
Je crains qu’il ne vous voie ici ;
..............................
Je veux dérober votre vue
À toute rencontre imprévue.
Cachez vous ! mon amour a peur
Que ce tout puissant empereur
Ne vous voie !… Il a l’humeur tendre
Et le cœur si facile à prendre !
..............................

Vous êtes si jeune et si belle,
Que je tremble, chère Isabelle !
Cachez-vous donc à tous les yeux ;
Quand la femme aime bien, le mieux
C’est de ne pas donner entrée
À la jalousie effarée ;
Fermez la porte, à double tour,
À l’ennemi de notre amour ! »

Ce Frédéric est un naïf, et quand il est parti, Flora, sa suivante, reste avec Isabelle.

FLORA.

Tu réfléchis.

ISABELLE.

J’ai senti naître……

FLORA.

Certain désir ?

ISABELLE.

Oui.

FLORA.

Mais de quoi ?

ISABELLE.

De ce que tu sais mieux que moi.

FLORA.

C’est de voir l’empereur, peut-être ?

ISABELLE.

Flora, qui n’aurait ce désir !
Voir ce César incomparable
Quand l’occasion vient s’offrir !

FLORA.

Sot de Frédéric !

ISABELLE.

Le coupable,
C’est lui ; car je n’y pensais pas ;

Mais je sens un remords de faire,
Flora, ce qui peut lui déplaire.

FLORA.

Pourquoi fait-il tant d’embarras,
Quand la chose est si naturelle ?
La question n’est pas nouvelle,
Au reste… elle nous vient d’Adam,
Et notre désobéissance
Vient de la première défense
Que Dieu fit à l’homme en naissant.
Voyez un peu quel grand outrage
Tu pourrais faire à ce jaloux,
Qui n’est pas même ton époux,
En allant voir, à son passage,
Le plus puissant héros du jour ?
Il peut, parce qu’il est aimable,
Prendre pour nous un peu d’amour……
Oh ! ruse……

ISABELLE.

Il est déraisonnable !
Il a mon cœur qui vaut bien mieux,
Mais qu’il me laisse au moins les yeux !
Est-il une femme qui puisse,
Avec un mari qui plus est,
Consentir un tel sacrifice……
De ne pas voir quand il lui plaît !
L’aveugle voit par la pensée
Et moi, j’ai mes deux yeux… J’irai
Voir cet empereur……

FLORA.

Chose aisée !

ISABELLE.

Pourtant je me déguiserai ;

FLORA.

On vient.

ISABELLE.

Plutôt n’être par femme,
Que d’être femme et ne pas voir !
Mon père vit dans un manoir ;
Jamais on n’y rencontre une âme,
Toujours ces bois et ce ruisseau,
Qui plus loin dans la mer dévale !
Et quand, par un hazard nouveau,
Je puis voir l’aigle impériale,
Avec son bec en diamant,
Frédéric veut que je me cache !
L’ordre est au moins d’un ignorant !
Il n’est de femme que je sache,
Qui pour le seul plaisir de voir,
Ne voudrait voir la fin du monde !

Isabelle, vêtue en paysanne, s’en va donc errer dans le forêt pour apercevoir l’empereur défendu, et probablement aussi pour être vue par lui.

Il va sans dire qu’elle le rencontre, et qu’il en résulte une série de tribulations et de peines de jalousie pour ce pauvre Frédéric. Non seulement l’empereur, mais un grand seigneur de sa suite, font un peu la cour à Isabelle ; et voici comment ce grand seigneur raconte à Frédéric lui-même son entrevue avec Isabelle ;


Près de ce ruisseau, je la vis un soir
Un moment s’asseoir
Sur le gazon vert de la rive ;
Sa douce présence éveilla les fleurs,
Qui voulant lutter avec ses couleurs,
Prirent une teinte plus vive.
Avec la ligne qu’elle avait,
De quelque pêcheur empruntée,
Chaque poisson qu’elle prenait
Semblait une étoile argentée,
Mais toujours se débattait !

J’osai lui dire alors : Madame,
Vous ne pêchez que des ingrats :
Si ces poissons avaient une âme
Bien vite ils seraient dans vos bras……


Fort heureusement pour Frédéric toutes ses craintes sont chimériques. Isabelle lui reste fidèle, l’empereur ne fait que s’amuser d’une manière fort innocente, et quand Frédéric se décide enfin à lui avouer son amour, le gracieux souverain met sa main dans la main de la charmante Isabelle.

Suivant la coutume du théâtre d’alors, la comédie se termine par quelques mots adressés à l’auditoire. C’est un des personnages de la pièce qui vient dire sur le devant de la scène :

« Écoutez, mesdames, bien que l’auteur ait donné à notre pièce le titre de ; « Ah ! si les femmes ne voyaient pas ! il souhaite que beaucoup d’entre vous viennent la voir et la revoir ; et qu’en outre elles voient tout ce qui se passe dans le monde : beaucoup de fêtes, beaucoup de noces, de combats de taureaux, de jeux de cannes et de roseaux, les filles beaucoup d’amoureux, les femmes mariées beaucoup de fils, toutes beaucoup de santé, de joie et d’années, enfin tout ce qu’elles aiment, et voilà la fin de notre comédie. »

Il ne faudrait pas s’imaginer que le grand poète traite toujours des sujets aussi légers. Il en aborde souvent d’une grande élévation. C’est ainsi qu’il a tiré une très belle comédie d’un des plus grands événements de l’histoire d’Espagne — la découverte du Nouveau Monde. Je ne puis qu’en résumer une scène qui me paraît d’une grande beauté.

Christophe Colomb a touché la terre d’un nouveau monde. Il l’embrasse, et se faisant apporter une croix il la plante au sommet d’une colline afin qu’elle serve, dit-il, de phare au nouveau continent. Sur son ordre tous ses marins tombent à genoux sur le rivage où va croître cette plante sacrée, et chacun adresse à la croix une invocation :

— C’est à moi, dit Colomb, de parler le premier : Illustre et sainte couche sur laquelle Dieu est mort étendu. Tu es la noble bannière qu’il leva contre le péché, et je crois voir sur ton bois la trace de son sang glorieux.

Frère Buyl : Indestructible mât du vaisseau de l’Église qui montes jusqu’au ciel comme l’échelle mystérieuse de Jacob, tu as pour voile le linceul qui enveloppa la dépouille de Dieu fait homme, et nul pilote n’égala jamais le grand prêtre qui te conduit.

Barthélemy Colomb : Verge divine de Moïse qui partageas la mer Rouge ; phare lumineux et brillant qui guides l’homme dans sa marche, je te plante sur cette terre qui ne connaît pas le vrai Dieu, mais qui deviendra une nouvelle terre promise.

Pinzon : Verdoyant laurier de victoire sur lequel se posa la tête du Christ, purifie ce pays des souillures de l’idolâtrie, puisque le sang dont tu es teint a coulé pour tous les hommes ; croîs en ce lieu où t’a planté notre audace chrétienne.

Arana : Harpe mélodieuse de David, sur laquelle fut fixé douloureusement celui dont tu as prophétisé la venue… convertis à la foi par tes accents tout ce pôle barbare.

Terrazas : Navire sur lequel la vie a traversé la mer de la mort… linceul encore rougi du sang innocent… linceul glorieux et vénéré, sois notre guide et notre bannière parmi les peuples sauvages.

Cette scène qui devait être d’un grand effet au théâtre, a un pendant non moins admirable à la fin de la pièce.

Les Indiens se sont battus contre les compagnons de Colomb ; ils en ont tué un grand nombre, et en poursuivant les fuyards ils sont arrivés au pied de la croix.

Dulcan, le chef, ordonne de l’arracher et de la jeter à la mer. Mais à peine la croix a-t-elle été renversée, qu’au son d’une musique mélodieuse une autre croix surgit du sol et va peu à peu grandissant.

— Le tronc a repoussé, s’écrie le chef, c’est un arbre divin.

— Voyez comme il s’élève et grandit, dit un indien.

— C’est prodigieux, dit un autre ; d’aujourd’hui je commence à trembler.

— Bois sacré, dit un troisième, dès aujourd’hui tu dois régner sur ces contrées.

Au milieu de ces tableaux grandioses, le poète dramatique ne néglige pas les peintures de mœurs, et les fines critiques.

Ainsi, il n’oublie pas de faire voir que les deux grandes fautes des compagnons de Colomb, et des autres Espagnols qui vinrent dans le nouveau monde, furent l’amour de l’or et la volupté.

De même il se moque aussi de l’engoûment de ses compatriotes pour les titres de noblesse. À une femme indienne qui l’interroge sur son nom, un Espagnol répond : Je me nomme Rodrigue.

— Es-tu noble ?

— Tous les Espagnols le sont.

Nous avons dit que Lope de Vega avait tenté tous les genres. Citons quelques pages d’une de ses comédies champêtres intitulée « Le campagnard dans son coin. » C’est Jean le laboureur qui parle :

Seigneur, si je bénis votre bonté divine,
Ce n’est pas pour les biens dont vous seul me comblez :
Ni pour m’avoir donné cette ronde colline
Que couvrent mes troupeaux, mes vignes et mes blés ;
Ni pour avoir rempli mes jarres par douzaines,
De l’huile recueillie aux oliviers des plaines,
Pour baigner à loisir mes fromages épais ;
Sans compter, Dieu merci ! tant d’autres qui sont pleines,
Grâce aux vieux oliviers plantés sur les sommets.
Ce n’est pas quand je vois de mes ruches fécondes
Les innombrables nids où tant d’oiselets nains
De leur miel savoureux versent les gouttes blondes
Qu’ils dérobent aux fleurs sous vos regards sereins ;
Ni quand je vois ployer les solives serrées
De mes greniers nombreux, où votre puissant bras,
Écartant de mes champs l’orage et les frimas,
Entasse de mes blés les montagnes dorées ;
Car, vous seul vous comptez les grains de nos moissons,
Seigneur, et je n’en suis que l’humble majordome ;
Mais malgré tous ces biens dont nous vous bénissons,
Je reste toujours simple et toujours économe……
Et ce n’est pas non plus en voyant maint pressoir
Regorger jusqu’au bord de grappes écumeuses
Ni mes tonneaux rangés et prêts à recevoir
Ce qu’octobre abandonne aux brunes vendangeuses ;

Non plus quand je vois paître aux flancs de nos côteaux
Mes gras troupeaux pareils aux roches immobiles,
Et dont le nombre est tel que lorsqu’ils vont par files
Aux approches du soir, s’abreuver aux ruisseaux,
Après eux, mes bergers avec leurs chiens dociles,
Pourraient, presqu’à pied sec, ou traverser les eaux.
Ce ne sont pas ces biens dont je vous remercie,
C’est plutôt…… et tout haut j’en rends grâce à genoux,
De m’avoir fait, seigneur, par faveur infinie,
Un cœur content du sort que je ne dois qu’à vous !
Je ne ressemble pas au courtisan vulgaire
Et dont l’ambition ronge et froisse le cœur ;
Car je vis sans souci de ce vain mot honneur,
Et, pourtant honoré de mes égaux sur terre,
Je naquis au village et non loin de la cour ;
Mais j’ai bien soixante ans et ne l’ai jamais vue ;
Quelle que soit du temps la fortune imprévue,
Me préserve le ciel de la voir un seul jour ?……

Voilà comment ce campagnard apprécie son bonheur.

Mais le roi et sa cour vont passer près de sa demeure dans une partie de chasse, et son fils, Félicien, le sollicite vivement de venir voir le roi, et lui décrit avec enthousiasme le spectacle qu’il aura sous les yeux.

Le bon vieux paysan lui répond :

Assez ; tu m’assommes, tais-toi,
Sais-tu bien ce que c’est que d’aller voir le roi ?
Es-tu-fou ? Crois tu donc qu’il soit si nécessaire
Pour un bon villageois comme moi, d’aller voir
Son seigneur souverain qui, ma foi, n’y tient guère ;
De mes jours ici-bas je touche au dernier soir,
Je ne le vis jamais et n’en ai pas d’envie
Quand s’approche pour moi la fin de cette vie ;
Je mourrai sans le voir : hé ! qu’en ai-je besoin ?
Entends-moi bien d’ailleurs, je suis roi dans mon coin ;
Et rois sont tous ceux-là qui vivent dans l’aisance

Du travail de leurs mains, et rois sont encore ceux
Dont le cœur est loyal, sincère et généreux.
Des lois je reconnais la suprême puissance,
Et j’obéis au roi, comme à Dieu, sans le voir.
Il est, nous le savons, ici bas son image
Et je l’aime beaucoup ; mais, né dans ce village
Moi, montagnard, j’irais affronter ce pouvoir,
Ce vice-roi de Dieu ! Non, c’est une folie !
Le curé, l’autre jour, en prêchant, nous a dit :
Que deux anges du ciel le gardent jour et nuit
C’est son opinion……, sans compter, je vous prie,
Toute la garnison de son infanterie.

Et le brave laboureur continue, protestant de son dévoûment au roi, se déclarant prêt à lui donner tout ce qu’il a, mais refusant toujours d’aller le voir :

Nous ne regardons pas le soleil face à face,
Quand il répand sur nous ses rayons lumineux ;
Le roi, c’est le soleil, devant qui je m’efface ;
Le regarder de près c’est se brûler les yeux.

Mais Jean le Laboureur a beau se cacher, le roi a entendu parler de lui, et désire le voir.

Il quitte donc la chasse, et vêtu comme un simple gentilhomme, il vient seul frapper à la maison de Jean qui le reçoit très poliment, sans soupçonner un seul instant que c’est le roi :

JEAN.

Monsieur, prenez ce siège.

LE ROI.

Oh ! non pas, je vous prie.
Asseyez-vous d’abord.

JEAN.

Quelle cérémonie !
La chaise et la maison sont à moi, Dieu merci,

Vous n’avez pas le droit de commander ici,
Je suis maître céans, et je vous en avise ;
Oui, tant que vous serez, Monsieur, dans ma maison,
Sachez qu’il ne faudra ne faire qu’à ma guise.

LE ROI.

Procédé d’Hidalgo !

JEAN.

Procédé sans façon
D’un simple villageois qui dans son coin ordonne,
Et veut qu’on obéisse à sa seule personne.

LE ROI.

Mon cher ! si vous allez à Paris quelque jour
Je vous promets, d’honneur, que mon cœur et ma porte
Vous seront tout ouverts pour payer à mon tour,
Au prix de tout mon bien, l’amour que je vous porte.

JEAN.

À Paris, moi !

LE ROI.

Quoi donc ! n’irez-vous pas y voir
Les jardins, les palais, la cour, pour satisfaire
Au désir que j’aurais de vous y recevoir ?

JEAN.

Moi, dans Paris ?

LE ROI.

Où donc est l’extraordinaire ?

JEAN.

Si c’est là que jamais nous devons nous revoir,
Autant vaut renoncer de suite à cet espoir.

LE ROI.

Et pourquoi ce dédain ?

JEAN.

De cet humble village
Je ne sortis jamais depuis mon plus jeune âge ;

J’y cultive le bien dont Dieu me fait jouir.
Et dans ce petit coin, j’ai deux lits à ma guise ;
L’un est dans ma maison et l’autre dans l’église :
Ils suffisent tous deux pour vivre et pour mourir.

LE ROI.

À vous en croire alors, jamais de votre vie,
Vous ne vîtes le Roi…………

JEAN.

Je n’en ai point d’envie
Nul plus fidèlement ne lui garde sa foi,
Et ne l’a respecté comme je le fais, moi,
Qui ne le vis jamais.

LE ROI.

Et cependant il passe
Par ici mille fois pour aller à la chasse.

JEAN.

Moi, je me cache alors au fond de ma maison,
Et vous savez déjà quelle en est la raison :
Je l’honore de loin et sans voir son visage :
Mais par réflexion je crois être, en petit,
Un roi comme le roi, même avec avantage,
Car je dors mieux et mange avec plus d’appétit.

LE ROI.

Ah ! vous avez raison.

JEAN.

Plus que lui, je suis riche,
Car je puis prodiguer le temps dont il est chiche,
Si je veux aller seul, je m’en vais seul sinon,
Je choisis à mon gré, quelque bon compagnon ;
Bref, de ma volonté je suis roi sans contrôle,
Sans souci, sans affaire, et c’est le meilleur rôle :
Car le plus grand bonheur où tendent nos désirs
C’est bien, sans contredit, d’être riche en loisirs.

LE ROI, à part.

Philosophe des champs, ah ! combien plus encore
Je t’envie……

JEAN.

En été, je me lève à l’aurore,
Car c’est mon bon plaisir ; et mon premier devoir
Est d’aller à l’église où j’entends une messe
Que nous dit le curé, qui veut bien recevoir
Mon aumône du jour, suffisante largesse
Pour que nos indigents puissent un peu dîner ;
Après quoi je reviens, tout joyeux, déjeûner.

LE ROI.

De quoi déjeûnez-vous ?

JEAN.

Oh ! d’une bagatelle ;
De deux morceaux de lard dont la graisse ruisselle ;
Au milieu l’on découvre un jeune et gras pigeon,
Ou même quelquefois un honnête chapon.
Si mes fils sont levés, nous causons de la grange,
Et selon la saison, de moisson, ou vendange,
Jusqu’à près de midi ; puis tous trois nous dînons.
..................................................

Cette peinture du bonheur champêtre ravit le roi, et il fait entrer Jean dans tous les détails de sa vie journalière. Puis, il l’amène adroitement à lui exprimer ses sentiments à l’égard du roi :

JEAN.

Je suis roi dans mon coin… pourtant, si notre roi
Me demandait mes fils et ma maison… ma foi,
Comptez qu’ils sont à lui, n’importe où je le trouve ;
Je le dis et c’est vrai, qu’il vienne et qu’il m’éprouve :
Il verra qui je suis.

LE ROI.

Vous m’étonnez vraiment.
Quoi ! Si le roi jamais avait besoin d’argent,
Vous le lui prêteriez ?

JEAN.

Oui, toute ma fortune,
M’eût-il fait mille torts ! Tout ce que nous avons
N’est-il pas bien à lui, si nous le lui devons ?
Il veille, tout armé, pour la cause commune,
Il nous garde, et son bras nous conserve la paix.

LE ROI.

Allez le voir, il peut vous anoblir.

JEAN.

Jamais.
Car je n’en suis pas digne, et sachez-le quand même,
Pour moi, ce petit coin est le bonheur suprême.

Le roi admire de plus en plus. Il prend le souper avec le laboureur, et fait la connaissance de toute sa famille.

Mais, après la chasse, une fois rentré dans son palais, il veut mettre à l’épreuve le dévouement de Jean, et lui envoie demander cent mille écus. Le laboureur s’exécute de bonne grâce.

Plus tard, il lui fait demander son fils pour un poste à la cour, et sa fille pour être dame d’honneur. C’est un sacrifice immense pour le vieux Jean, mais il s’y résigne en pleurant.

Enfin le roi lui envoie l’ordre de se rendre lui-même au palais, et l’on peut imaginer sa confusion et son embarras, quand il reconnait dans le roi le gentilhomme auquel il a donné l’hospitalité.

Le roi le fait manger à sa table, nomme son fils gouverneur de Paris, marie sa fille avec un grand seigneur, et pour punir le vieillard de n’avoir pas voulu le voir auparavant, il le condamne à le voir désormais tous les jours, en le faisant son majordome.

La comédie ne dit pas si le majordome fut heureux ; mais je suis bien sûr qu’il a dû regretter souvent ses champs couverts de moissons et la vie paisible de son village.

Une autre comédie, qui a aussi son côté champêtre et qui est tout à fait remarquable, met en scène les plus nobles et les plus fiers caractères qu’il soit possible de rencontrer parmi les paysans, les Tello de Meneses.

Il y a tant de beautés dans cette pièce que je ne puis résister à la tentation de l’analyser. Elle prouve d’ailleurs que l’on a eu bien tort de soutenir que Lope de Véga ne savait pas dessiner des caractères.

Le roi de Léon a voulu marier sa fille, l’infante Elvire, au roi maure de Cordoue et de Tolède. Pour échapper à ce mariage odieux l’infante s’est enfuie, et pour échapper à la misère elle s’est mise en service chez des laboureurs puissamment riches, les Tello de Meneses. Elle a pris le nom de Juana, et personne ne connaît son origine.

Tello, le vieux, a un fils de vingt ans remarquable par son intelligence, par ses goûts distingués et ses hautes aspirations. Sous l’habit de la servante il a deviné la femme noble et distinguée, et il en devient éperdûment amoureux. L’orgueil de l’infante la protège quelque temps contre cet amour ; mais elle finit par s’éprendre elle-même du jeune Tello.

Le roi de Léon croit que sa fille est morte, et, un jour, il écrit au vieux Tello, qu’il sait riche et dévoué, de lui prêter vingt mille ducats, pour l’aider à soutenir la guerre contre le roi de Cordoue.

— Tu lui en porteras quarante mille, dit le vieillard à son fils, vingt que je lui prête et vingt que je lui donne.

Naturellement le roi est charmé. Il nomme le jeune Tello alcaïde, et le père, seigneur de haute et basse justice. Il promet même d’aller quelque jour faire visite au vieux Tello.

Il s’y rend en effet, reconnaît sa fille, qui lui avoue son amour pour Tello, fils, et consent à leur mariage.

Neuf ans après le roi meurt, laissant le trône à son fils Alphonse, qui ne paraît pas disposé à conserver des relations amicales avec les Tello de Meneses. L’infante, qui a déjà un fils de huit ans, vient de mettre au monde un autre fils, et le roi, prié d’être le parrain de l’enfant, a refusé froidement.

Le vieux Tello en est profondément blessé et affligé. Il se rappelle son bonheur paisible d’autrefois, et il exhale sa plainte :

— Oh Tello ! comme tu vivais autrefois tranquille, toi seigneur de la montagne que la mer espagnole entoure et défend comme par un mur éternel ! Quelle destinée trompeuse est venue loger les chevaux des rois dans l’écurie de tes bœufs ! Toi-même ne te vantais-tu pas de te réveiller, chaque jour, avec la blanche aurore, pour voir le vert encadrement où court la fontaine sonore à la voix de cristal, les blés où murmurent les grillons, les forêts où chantent les petits oiseaux, peints de cent couleurs ! Ne vantais-tu pas les nuits dont les heures sans horloge s’écoulaient si tranquilles ? Vit-on jamais les carrosses circuler dans les ornières que creusent les humbles charrettes, quand leurs roues, en brisant les ardoises, imitent le bruit des cigales ? Ne disais-tu pas que l’âme ne rencontrait la paix que dans la solitude ? Qui donc a amené la cour dans ce désert, qui ressemblait à une thébaïde ? Qui a greffé dans nos habitudes le titre de seigneurie ? Tello, il faut pourtant se résigner ; puisque tu as voulu, avec tant d’imprudence, trancher du grand seigneur, sache que l’inquiétude en est la première condition, et que la grandeur est une fatigue sous le voile de la courtoisie.

Cependant, le baptême de l’enfant vient d’être célébré avec faste, lorsque le roi survient avec une escorte et emmène sa sœur à la cour, en déclarant qu’il va rompre son mariage.

Le vieux Tello proteste, l’infante résiste, mais le roi invoque la raison d’État. Il n’a pas d’enfants, et il ne veut pas qu’un Tello hérite de la couronne d’Espagne.

Il va donc consulter les évêques de Léon et d’Alviédo, et l’archevêque de Saint-Jacques ; mais les évêques répondent qu’ils ne peuvent annuler le mariage, et la chose est référée à la cour de Rome.

Sur ces entrefaites, le vieux Tello va, avec son petit fils Garcia Tello, rendre visite au roi, et il lui adresse ce discours qui révèle toute la grandeur et la noblesse de ce caractère :

« Écoutez-moi, seigneur. Je ne vous dirai pas les projets de votre père, la fuite de votre sœur, sa présence dans notre maison, l’amour de mon fils, vous avez su tout cela : vous avez su aussi la manière dont votre auguste père reconnut sa fille et autorisa son mariage avec mon fils ; vous étiez alors en Portugal ; votre père mourut, vous avez hérité et êtes revenu à Léon. Je vous ai envoyé mes félicitations et mes présents, vous les avez dédaignés parce que l’humble mariage de l’infante, votre sœur, vous a toujours déplu. Pourtant le comte de Castille, vive Dieu ! ne vaut pas mieux que Tello de Meneses ni aucun de ceux qui sont nés sur la terre dont la mer d’Espagne entoure les deux rives sous la voûte du firmament ; car je descends de ce Goth qui fut un prodige et un rayon, de ce Goth que le ciel engendra pour la destruction des Maures. Son sang coule dans mes veines, je suis une étincelle de cette foudre ! Si j’ai vécu parmi de rudes laboureurs, qu’ont perdu à cela mes écussons de noblesse ? Les blasons, les armoiries, les titres de mes aïeux ne redoutent pas le temps, et l’oubli ne peut les recouvrir. Les aïeux de Dieu ont été des pasteurs, et puisqu’il s’honore de cette condition, la plus ancienne et la plus noble du monde, l’homme peut bien honorer ce qu’estime Dieu lui-même ! Vous avez enlevé à l’infante son mari, contre la loi de Dieu, mais si vous avez quelque crainte, bien qu’elle soit injuste, rendez-nous l’infante et je vous donnerai mon petit fils ; élevez-le comme vous le trouverez bon, mais ayez une meilleure idée de ma fidélité ; nous ne sommes pas tous des rois, mais tous nous sommes les descendants des rois Goths. N’enlevez pas par crainte ou par suite de mauvais conseils une femme à son mari ; si vous voulez des vassaux honorez-les, car le vieux Tello a de l’argent, des armes et des chevaux ; faites attention que vous êtes maintenant un nouveau miroir dans lequel vos sujets vont se regarder ; ne le souillez pas, car il n’est pas d’un roi sage de commencer son règne par l’injustice et l’outrage. »

Le Roi.

Assez, Tello ; je vous ai entendu ; si j’ai enlevé ma sœur à votre fils, c’était pour qu’elle pût devenir comtesse de Castille lorsque son mariage serait rompu ; aujourd’hui je cède à la crainte de Dieu et je la rends à son mari. Remmenez-la donc, votre bon droit est clair, mais c’est à deux conditions.

Tello.

Vous faites ce que j’attendais de votre cœur héroïque.

Le Roi.

D’abord mon neveu restera avec moi.

Tello.

C’est juste.

Le Roi.

Je vous écrirai plus tard l’autre condition. »

Là-dessus le vieux Tello prend congé du roi, et peu de temps après on lui apporte une lettre qui lui fait connaître l’autre condition : « c’est que les Tello n’appelleront plus la sœur du roi infante, mais Elvire de Meneses. »

— « Je tiens ce nom, dit alors fièrement dona Elvire, comme un plus grand honneur que celui de Léon. »

Mais voilà que les Maures deviennent menaçants, et s’avancent contre le royaume de Léon. Mal conseillé et entretenu dans la haine des Tello par don Arias, le roi envoie contre les Maures Tello, le mari de l’infante, avec mille hommes seulement, bien convaincu qu’avec si peu de soldats il se fera tuer.

Mais Tello revient vainqueur, et il dit au roi : Seigneur, je ne dirai pas comme César, je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu ; je dois dire : je suis venu, j’ai vu, et Dieu a vaincu.

Enfin, cette victoire a réconcilié le roi avec les Tello, et il vient les visiter. Il embrasse l’enfant Tello et le fait grand d’Espagne.

Il se rend à l’église où sont suspendus les drapeaux conquis par Tello sur les Maures, et il le complimente sur la beauté de l’édifice :

Le Roi.

Cette église est splendide, Tello, que vous a-t-elle coûté ?

Tello, le vieux.

— Ce que je dépense pour l’honneur de Dieu, je ne le porte pas sur mes livres ; pour tout ce qu’il m’a donné, ce que je lui rends est bien peu de chose, et plus je paye et plus ma dette augmente.

Les serviteurs apportent alors un manteau, une couronne, une épée et des éperons, et le roi arme chevalier Garcia Tello, agenouillé devant lui :

Le Roi.

— Agenouillez-vous, Garcia Tello, aujourd’hui je vous arme chevalier… Écoutez avec attention à quoi ce titre vous oblige. Vous défendrez avant tout la loi de Dieu ; vous garderez la loyauté au roi et respect à la justice ; dans la guerre contre les Maures, jamais vous ne fuirez, parce que les hommes nobles reviennent vainqueurs ou meurent au champ de bataille ; vous combattrez en champ clos toutes les fois que vous y serez appelé pour vous défendre d’une accusation de trahison ; libre ou prisonnier vous garderez foi et hommage à votre souverain, et vous ne consentirez jamais à ce qu’on outrage une femme. Voilà, Garcia Tello, ce que vous devez jurer devant moi.

Garcia.

— Je le jure.

Le Roi.

— Eh bien, chevalier, recevez ces trois coups et relevez-vous………


Ainsi finit la pièce qui est très dramatique, et qui est remplie des plus nobles sentiments.

Lope de Véga a fait aussi beaucoup de drames héroïques, dont les sujets sont empruntés tantôt à l’histoire d’Espagne, tantôt aux chroniques italiennes.

En voici un intitulé : « l’Argent fait la noblesse », et qui s’ouvre par un tableau des plus saisissants,

Une révolution a renversé le roi de Naples, et Julia Laurencia est proclamée reine. Elle fait son entrée dans la ville au milieu d’une pompe extraordinaire.

Toutes les maisons sont pavoisées de mille couleurs, excepté une seule qui reste sombre et triste. C’est la demeure du comte Federico, qui a combattu pour le roi détrôné, et sacrifié toute sa fortune à son service.

Il est seul avec ses trois fils, Rufino, Luciano, Octavio, et il les fait ranger sur son balcon, en leur disant :

« Vous allez servir d’ornements à ces murs nus et délabrés, puisque je n’ai point d’autre étoffe à y suspendre ; vous êtes vous-mêmes l’étoffe vivante de mon âme, et je vous mets devant cette misérable maison tous les trois, pour que l’orgueilleuse qui va passer puisse voir, devant la plus pauvre demeure, la plus riche des tentures.

Rufino.

Seigneur.

Luciano.

Mon père………

Octavio.

Vous pleurez………

Le Comte Federico.

Couvrez, couvrez ce pauvre mur.

(Les trois fils se rangent le long des murailles.)
Rufino.

Serons-nous bien ainsi ?

Le Comte Federico.

Vous en couvrez bien peu, hélas ! Étendez aussi vos bras !

Rufino.

Sommes-nous bien ?

Le Comte Federico.

Oh ! brocards que je trouve plus beaux que tous ceux de soie et d’or ! On fait bien d’appeler la pauvreté une croix, puisque vous êtes crucifiés……… »

Mais la reine arrive au milieu des fanfares et des cris de la foule, elle s’arrête devant ce singulier spectacle, et interroge Federico qu’elle ne connaît pas.

Le Comte Federico.

« J’ai voulu, madame, dépasser les merveilles que Naples déploie en votre honneur ; j’ai suspendu à ces murs les étoffes tissues par mes entrailles ; ce sont les morceaux de mon âme, ou plutôt ce sont des âmes entières, tentures vivantes que le sang de mon cœur a créées ; oui, ce sont des âmes qui servent d’ornements à mes pauvres murs ; je vous les offre, puisqu’il ne reste rien autre chose à vous offrir.

Julia.

Qui êtes-vous ?

Le Comte Federico.

Je suis celui que je n’étais pas.

Julia

Qui étiez-vous ?

Le Comte Federico.

Celui que je ne suis plus maintenant ; je suis tellement différent de celui que j’étais, que je ne me connais plus moi-même.

Julia.

Qui êtes-vous ?

Le Comte Federico.

Ce que vous voyez doit suffire à vous l’apprendre ; l’apparence le dit à haute voix.

Julia.

Enfin qui êtes-vous ?

Le Comte Federico.

Je fus l’homme le plus riche, le plus puissant et le plus heureux ; maintenant je suis le plus infortuné ; telle est la puissance de la pauvreté qui abaisse autant que la richesse élève. »

Ce début est tout-à-fait dans le genre de Shakespeare.

Mais je veux analyser un autre drame, qui a pour titre « l’Étoile de Séville » et que Corneille a dû étudier avant d’écrire le Cid.

La Estrella de Sevilla désigne une belle Sévillane qui a pour seul protecteur son frère Busto Tabera, et pour fiancé don Sancho Ortiz de las Roëlas, ami de son frère.

Le mariage est décidé et s’apprête.

Mais le roi don Sancho el Bravo a vu Estrella et s’est épris d’elle. Grâce à la complicité d’une esclave, gagnée à prix d’argent, il a pénétré dans la maison de Tabera pendant la nuit. Heureusement pour la belle Estrella son frère Busto était auprès d’elle. Il tire son épée, et veut forcer le roi à défendre sa vie. Le roi se nomme, mais Busto lui dit qu’il en a menti, qu’un roi ne se conduit pas de la sorte, et il le tuerait si les serviteurs ne réussissaient pas à le dérober.

Busto Tabera s’assure alors de la trahison de l’esclave, la tue, et va suspendre son cadavre à la grille du palais royal.

On imagine facilement la fureur du roi. Pour se venger il fait appeler Sancho Ortiz dont il connaît la bravoure et le dévouement, et il lui dit :

« Quel châtiment mérite l’homme qui a tiré l’épée contre son roi ?

Don Sancho.

La mort.

Le Roi.

La donneras-tu au coupable ?

Don Sancho.

Oui, après l’avoir appelé en duel, car je ne suis pas un assassin.

Le Roi.

Pourvu qu’il meure, peu m’importe comment. À quelle récompense prétends-tu ?

Don Sancho.

Épouser celle que j’aime est toute mon ambition.

Le Roi.

J’y pourvoirai. »

Le roi donne alors à don Sancho deux lettres scellées ; l’une est sa propre déclaration que c’est par son ordre que don Sancho a tué un homme coupable de lèse-majesté ; l’autre contient le nom de la victime désignée.

Don Sancho déchire la première, car la parole du roi lui suffit, et il emporte la seconde. Qu’on juge de sa douleur, quand il apprend en l’ouvrant que la victime désignée est son meilleur ami, le frère de sa fiancée.

Tabera vient le voir pour presser le mariage. Mais Sancho lui dit qu’il ne peut épouser sa sœur, le provoque en duel et le tue. Puis il se livre à la justice, et refuse de dire pourquoi il a tué Tabera.

En apprenant cette horrible nouvelle, Estrella va se jeter aux pieds du roi, et le supplie de lui livrer l’homicide. Elle veut être elle-même son juge.

Le roi lui accorde sa demande, et lui donne un anneau qui lui ouvrira la prison de don Sancho.

Elle y pénètre enveloppée dans une mante, et voilée de telle sorte que son fiancé ne la reconnaît pas.

Estrella.

« Je vous rends la liberté ; allez avec Dieu, Sancho Ortiz, sachez que j’use envers vous de clémence et de pitié ; allez avec Dieu : vous êtes libre. — Pourquoi vous arrêtez-vous ? que regardez-vous ? Pourquoi hésitez-vous ? Le temps s’use dans ce retard. Allez ! un cheval vous attend sur lequel vous pourrez vous échapper ; un serviteur a tout l’argent nécessaire pour votre route.

Don Sancho.

Señora, laissez-moi baiser vos pieds.

Estrella.

Ce n’est pas le moment ; partez.

Don Sancho.

Je partirais plein d’un trop grand souci ; je veux savoir qui me délivre, pour savoir à qui je dois toute ma reconnaissance.

Estrella.

Je suis une femme qui ai pour vous de l’attachement ; j’ai votre liberté en mon pouvoir, et je vous la donne : allez avec Dieu.

Don Sancho.

Je ne sortirai pas de cette prison, si vous ne dites pas qui vous êtes, ou si vous ne vous découvrez pas le visage.

Estrella.

Je n’ai pas le temps de le faire.

Don Sancho.

Je veux vous payer ma vie et ma liberté : je veux savoir à qui j’ai une si grande obligation pour la reconnaître un jour.

Estrella.

Je suis une femme noble, et, à tout considérer, la femme qui vous aime le mieux, et que vous aimez le plus mal ; allez avec Dieu.

Don Sancho.

Je ne le ferai jamais si vous ne vous découvrez pas sur l’heure.

Estrella.
(Se dévoilant.)

Eh bien ! pour vous décider à partir c’est moi.

Don Sancho.

Quoi ! c’est vous, étoile de mon âme.

Estrella.

Je suis l’étoile qui te guide et qui te conduit à la vie ; va-t-en, l’amour à triomphé de la rigueur ; car je l’aime et je suis pour toi une étoile favorable.

Don Sancho.

Quoi ! tu n’as que des rayons de grâce pour ton plus grand ennemi ! Peux-tu avoir tant de pitié pour moi ? Non, traite-moi avec plus de cruauté ; car ici la rigueur sera de la pitié, puisque le châtiment est tout ce que j’implore ; ordonne donc qu’on me fasse mourir. Quoi ! tu donneras la liberté à celui qui a donné la mort à ton frère ; il n’est pas juste que je vive puisque c’est par moi qu’il a été tué. Il doit te perdre aussi, celui qui a perdu un tel ami ! si tu me donnes la liberté j’en profiterai pour me livrer à la mort ; en restant prisonnier qu’aurais-je besoin de la demander ?

Estrella.

Mon amour est plus ferme et plus fort que le tien ; je te donne la vie.

Don Sancho.

Hé bien, moi ! je me donne la mort puisque tu veux me délivrer : si tu agis comme tu dois agir, j’agirai de mon côté comme je dois le faire.

Estrella.

Pourquoi veux-tu mourir ?

Don Sancho.

Pour te venger.

Estrella.

De quoi ?

Don Sancho.

De mon action déloyale.

Estrella.

C’est cruauté.

Don Sancho.

C’est justice…… Je ne vois que l’honneur ; ma vie t’offense. »

Enfin Estrella ne peut le convaincre, et il reste prisonnier.

Son procès s’instruit. Il persiste à se taire quand on lui demande pourquoi il a tué son ami. Qu’un autre le dise !

Mais cet autre, qui est le roi, hésite à parler. Il s’efforce d’influencer les juges afin qu’ils ne condamnent don Sancho qu’à l’exil ; et cependant le malheureux est condamné à avoir la tête tranchée.

Alors don Sancho est amené devant le roi, entouré des juges, et en présence d’Estrella.

— Qui t’a commandé de donner la mort à Tabera, lui demande le roi.

— Un papier, répond don Sancho.

— Signé par qui ?

— Si le papier pouvait parler il le dirait. Mais moi, je ne le dirai pas.

Enfin, le roi déclare que c’est lui-même qui avait donné l’ordre.

— Si vous avez donné cet ordre, disent les juges, c’est que vous aviez un motif raisonnable.

Alors don Sancho rappelle au roi qu’il s’est engagé à lui donner pour femme celle qu’il aime, et le roi demande le consentement d’Estrella. Écoutez la fin de cette scène :

Estrella.

Qu’il soit fait selon votre bon plaisir, il a mon cœur

Don Sancho.

Et elle a le mien.

Le Roi.

Alors que manque-t-il donc pour que le mariage se fasse ?

Don Sancho.

L’union des volontés.

Estrella.

Et celle-là ne pourra jamais exister entre nous, quand même nous serions mariés.

Don Sancho.

C’est vrai, et par cette raison, je te rends ta parole.

Estrella.

Moi aussi, je te rends ta parole. Car voir toujours le meurtrier de mon frère à ma table serait un tourment pour moi.

Don Sancho.

Et ce serait pour moi une torture de toujours voir la sœur de celui que j’ai injustement tué, et que j’aimais comme mon âme.

Estrella.

Hé bien ! nous sommes donc libres.

Don Sancho.

Oui.

Estrella.

Hé bien ! Adieu.

Don Sancho.

Adieu.

Le Roi.

Attendez.

Estrella.

Seigneur, celui-là ne sera pas mon époux qui a tué mon frère ; pourtant je l’aime et je l’adore.

Don Sancho.

Et moi j’ai beau l’aimer, la justice ne veut pas que je l’aie pour épouse.

Le Roi.

Quelle grandeur d’âme ! Tout ce monde m’étonne.

Le Juge.

C’est le caractère des gens de Séville. »

On voit quelles ressemblances il y a entre ce drame et la tragédie de Corneille. Le dénouement diffère cependant, et j’avouerai que je préfère celui-ci. Il m’a toujours répugné que dona Chimène épousât le Cid qui avait tué son père. »