À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 172-182).


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RÉSUMÉ HISTORIQUE

Malaga. — Deux historiens de l’Espagne. — Les facteurs de l’unité espagnole. — Éléments primitifs de sa nationalité — Les époques romaine, gothique, arabe. — Le Cid. — Alphonse le Noble. — Ferdinand et Isabelle

Quand la cloche du steamer nous éveilla, nous étions dans un joli port, et la ville de Malaga était sous nos yeux. Vue de la mer elle présente un aspect très pittoresque. Sa cathédrale est des plus imposantes et domine toute la ville. C’est un édifice colossal, auprès duquel les maisons les plus hautes ressemblent à de simples huttes, et qui est couronné de deux belles tours.

À droite, s’élève une ancienne forteresse, appelée le Castillo, qui a son histoire et ses légendes. Les Arabes y résistèrent bien longtemps à l’armée victorieuse de Ferdinand et Isabelle.

Du sommet de ses murailles en ruines nous avons eu sous nos yeux le plus admirable panorama. Toute la ville, sans en excepter la cathédrale et son haut clocher, était littéralement sous nos pieds. D’un côté, la mer roulait ses vagues harmonieuses, mais nous n’entendions plus son chant, trop faible pour monter jusqu’à nous. De l’autre côté, l’Espagne déroulait à perte de vue les plis irréguliers de ses sierras ombragées.

Un vieux soldat nous conduisit dans les galeries souterraines du vieux château ; il nous en montra les oubliettes et nous en raconta les légendes. Puis, nous redescendîmes vers la ville, et nous allâmes chez un grand marchand de vin goûter les plus célèbres crûs de Malaga. Ce sont bien les meilleurs que l’on puisse boire ; mais les prix en sont très élevés, et les commerçants ne savent pas qu’il leur serait possible d’exporter des vins au Canada.

Malaga compte 85,000 habitants. Comme toutes les villes d’Espagne, elle a son Alaméda qui est une charmante promenade. Ses habitants sont un peu querelleurs, et manient trop bien le couteau. Pendant que nous y étions, un créancier a voulu forcer à coups de couteau son débiteur à le payer, et ils se sont si bien battus qu’ils en sont morts tous deux. Le drame s’est d’ailleurs accompli en plein restaurant, au milieu d’un cercle de spectateurs.

Quand on a vu la cathédrale et le castillo, il ne reste plus rien d’intéressant à voir à Malaga, et je me sens triste de penser que je vais quitter l’Espagne.

Mais j’emporte le souvenir de ce beau pays, et je puis lui adresser ce proverbe arabe :

Tu peux, sans t’absenter, t’éloigner tout-à-l’heure ;
Tu restes dans mes yeux, mon cœur est ta demeure.

J’étudie son histoire, sa littérature, son théâtre, et plus je la connais plus mon admiration grandit.

Laissez-moi vous résumer ici les traits principaux de son héroïque histoire, depuis son origine jusqu’au dix-septième siècle, qui a été l’époque de sa plus grande puissance.

L’Espagne est arrivée alors à de si hautes destinées qu’elle a éprouvé la lassitude de la gloire ; et elle a négligé non seulement d’agrandir cette gloire, mais de la propager. Quand les poètes, les romanciers, les historiens de tous pays accouraient chez elle, et célébraient ses beautés, ses grandeurs et ses vertus, elle seule restait muette.

Les étrangers qui voulaient l’étudier étaient obligés de recourir à des Américains comme Irving, Tiknor, Prescott, et Motley ; à des Allemands comme Wolfe et le baron de Shack ; à des Français comme Mignet, Amédée Pichot, Philarète Chasles, Viardot et Gautier.

Enfin, il y a un peu plus de trente ans, la très noble nation a daigné s’occuper d’elle-même, et elle a trouvé parmi ses enfants des historiens dignes d’elle. Nous voulons parler de don Modesto Lafuente et don Antonio Cavanilles ; celui-ci plus national et plus sympathique au passé, celui-là, plus imbu des idées modernes, et tenant moins compte des mœurs et des passions des âges écoulés.

C’est le premier qu’il faut lire surtout pour bien juger les trois éléments de l’histoire d’Espagne, qui sont l’esprit religieux, l’esprit monarchique et l’esprit d’indépendance nationale.

Comme la France, l’Espagne est issue de races différentes, qui furent longtemps en guerre. Ces races avaient des idiomes différents, des coutumes et des lois hétérogènes, et il fallut des siècles pour fondre ensemble ces éléments divers ; mais les facteurs de l’unité espagnole ont été ces trois esprits que nous venons de nommer.

L’esprit religieux fut toujours très vivace en Espagne, dès que le Christianisme y put pénétrer, et dès le sixième siècle on y pouvait compter les hommes les plus éminents par leur science et leur vertu.

On s’étonne aujourd’hui du nombre des conciles tenus à Tolède, qui était alors le centre d’activité de l’Espagne, et la résidence des rois Goths ; mais, ce qui étonne encore davantage, ce sont les décrets de ces conciles qui forment une véritable législation des plus remarquables.

Ce qui préserva et rendit plus vivace qu’ailleurs l’esprit religieux, ce fut la lutte qu’elle eut à soutenir d’abord contre l’arianisme, ensuite contre le judaïsme, et plus tard contre les disciples de Mahomet. Ces siècles de combat forcèrent le clergé à devenir savant, et à donner l’exemple de la sainteté.

L’esprit monarchique fut un autre facteur de la grandeur de l’Espagne. C’est lui qui concentra les forces nationales, qui dompta les minorités turbulentes, et qui rapprocha les classes sociales, pour ne former qu’un seul peuple.

L’indépendance enfin fut une des nécessités du peuple espagnol. Toujours il résista à l’oppression, et l’on ne vit jamais les classes populaires subir, soit de la part des grands, soit de la part des rois, cette espèce de servitude dont l’histoire a constaté l’existence en France et en Allemagne.

Quand l’unité fut faite, l’Espagne grandit, et elle arriva à la plus grande puissance qui eut existé sur la terre depuis l’empire romain. Mais remontons à son origine, qui se perd dans la nuit des temps.

Parmi les éléments primitifs de la nationalité espagnole, on compte les Celtes, les Ibériens, les Phéniciens et les Grecs. Ces commencements sont plus ou moins enveloppés de nuages. Quand les Romains arrivent, la lumière grandit un peu, et la civilisation matérielle se développe. Mais la race indigène n’est pas absorbée par la conquête, et de temps en temps elle relève la tête. Viriathe qui n’est qu’un pâtre, et que les Romains appellent un brigand, est une personnification du génie de l’Espagne à cette époque.

Comme dans tous les pays, que les Romains ont tenus sous leur domination, ils ont laissé çà et là sur le sol Ibérique d’impérissables monuments. En même temps, la race celtibérienne donnait à Rome des illustrations et des gloires, à la Rome païenne des empereurs, des poètes et des philosophes, à la Rome chrétienne un pape illustre, Damase, et des martyrs.

Les Goths succèdent aux Romains. C’est alors que l’Espagne devient chrétienne, et que son clergé est considéré par l’Église comme un foyer de lumière et de vérité.

À la domination des Goths succède, je ne dirai pas la domination arabe, mais l’invasion des Maures ; car jamais les Musulmans ne purent conquérir toute l’Espagne, et pendant tout le temps qu’ils furent les maîtres du midi, ils eurent à combattre les agressions constantes des peuples de la Castille et des Asturies.

Lorsque les Musulmans envahirent l’Espagne, les rois Goths s’étaient laissés amollir par la corruption, tandis que les fils du Prophète étaient dans toute la vigueur de la jeunesse, et dans tout le zèle des croyances nouvelles. C’est pourquoi les Goths ne purent pas résister à leurs redoutables ennemis.

Un siècle cependant ne s’était pas écoulé, que la race primitive qui n’avait jamais été noyée reparut ; et sous les ordres de Pélage, elle commença héroïquement l’œuvre de l’émancipation nationale.

Il se mêle à cette partie de l’histoire d’Espagne beaucoup de légendes et de traditions ; mais le fond de ces légendes est historique. L’époque qui suit est celle des grands califes de Cordoue que traverse comme un météore l’épée flamboyante du Cid. Il y a eu des écrivains qui ont révoqué en doute l’existence même du Cid. Ils appartiennent à cette classe d’hommes qui ont la manie de tout niveler, de supprimer les héros dans l’histoire et de les reléguer dans la poésie et la légende. Race détestable de pygmées, qui voudraient réduire les grands hommes à leur propre taille, et éteindre ces phares qu’ils n’osent pas regarder en face.

Grâce aux historiens arabes, la gloire du Cid est dorénavant certaine, et elle appartient à l’histoire.

Tout d’abord, il semble étrange que ce soient les Arabes qui aient sauvé la vérité de l’oubli, quand il s’agit d’une gloire espagnole, mais en y réfléchissant la chose s’explique : Les Arabes, à qui le Cid avait fait tant de mal, s’en sont toujours souvenus, et les Espagnols, auxquels il avait fait tant de bien, l’avaient presque oublié. On reconnaît là la nature humaine avec ses travers peu honorables.

Il s’est pourtant rencontré des Espagnols qui ont pris soin de transmettre à la postérité un témoignage de la grandeur du Cid : Ce sont les Pères d’un concile tenu en Espagne, en 1160, c’est-à-dire soixante ans environ après la mort du Cid.

Les actes de ce concile constatent « que le grand Rodrigue d’Idaz, surnommé le Cid Campéador, a bâti une église aux portes de Burgos, dans le fossé où il avait rencontré saint Lazare sous la figure d’un lépreux, au retour d’une de ses glorieuses expéditions. »

Depuis vingt-cinq ans, les Espagnols sont revenus au culte un peu négligé de certaines gloires d’autrefois, le Cid, Fernand Cortez, Christophe Colomb et Cervantes.

En tout ce qui concerne le Cid, il est bien difficile de dégager l’histoire de la légende. Cependant je crois qu’on peut considérer comme historiques les faits que je vais rapporter.

Le Cid vécut sous le règne d’Alphonse VI, et ce fut lui qui fit jurer au roi qu’il n’avait eu aucune part à la mort imprévue de son frère, le roi de Castille. Sans ce serment, le Cid n’aurait pas consenti à ce que la couronne de Castille passât sur la tête d’Alphonse VI.

Ce roi lui en garda rancune, et comme le Cid était d’ailleurs un héros assez incommode, et rebelle à l’obéissance, il l’éloigna de lui le plus souvent possible. Mais dans les grands dangers il avait soin de le rappeler parce qu’il en avait besoin.

Il y a sur les confins de l’Aragon et d’Abaracin un rocher escarpé qu’on appelle encore la roche du Cid (Peña del Cid). Le célèbre paladin s’y était construit un château d’où il faisait d’incessantes incursions dans les provinces des rois maures, à la tête d’une petite armée qui lui était entièrement dévouée.

Un jour, il poussa même son expédition jusqu’à Valence, en fit le siège, et s’en empara. Ce fut une grande perte pour les Maures, et longtemps ils la déplorèrent ; mais tant que le Cid vécut ils ne tentèrent même pas de la reprendre.

En l’an 1099 le grand soldat de Dieu mourut, et dès qu’ils en furent informés, les Maures organisèrent une armée qui vint mettre le siège devant Valence.

Les vieux soldats du Cid, commandés par dona Chimène, sa veuve, résistèrent énergiquement. Le siège fut levé, puis repris l’année suivante. Enfin, le roi de Castille décida qu’il valait mieux abandonner la ville, et les chrétiens se préparèrent à en sortir.

Les anciens camarades du Cid, qui avaient conservé son corps embaumé, le revêtirent de son armure, l’assirent sur son fameux cheval de bataille Babiéca, lui mirent dans la main droite Tisona, sa valeureuse épée, et le firent marcher en avant comme il avait coutume de faire dans les batailles.

Les Maures crurent à une sortie en masse, et livrèrent le passage sans engager le combat.

Le corps du Cid fut enterré dans l’église de Saint-Pierre de Cardeña. Chimène mourut deux ans après et fut ensevelie dans le même tombeau. Le vaillant Babiéca fut lui-même enterré à la porte de l’église, avec honneur.

Dans le siècle qui suivit la mort du Cid, les chrétiens ne firent guère de progrès dans l’œuvre d’expulsion des Musulmans, à cause de leurs divisions intestines. Heureusement pour eux les Maures étaient encore moins unis, et ne se maintenaient plus que par des renforts qui leur arrivaient constamment d’Afrique.

Enfin, en 1212, sous Alphonse VIII de Castille, surnommé le Noble, eut lieu la fameuse bataille de Tolosa, qui porta un coup fatal à l’Islamisme.

D’un côté combattaient toutes les forces musulmanes de l’Andalousie, et 160 000 Arabes accourus d’Afrique sous les ordres de Mahommed Al-Nassr, et de l’autre étaient rangés les Castillans, ayant à leur tête Alphonse le Noble, les Navarrais et leur roi Sancho le Fort, les Aragonnais commandés par don Pedro le Catholique.

La bataille fut des plus meurtrières pour les Musulmans, et l’on prétend que 200 000 furent tués.

Alphonse VIII fut un des hommes les plus remarquables de cette époque. Non seulement il sut remporter des victoires : mais il encouragea les Lettres, et fit un code de lois qui mériterait encore aujourd’hui d’être étudié.

Du reste, les lois de l’Espagne à cette époque et dans les deux siècles précédents étaient bien supérieures à celles des autres peuples de l’Europe. On en retrouve des vestiges qui remontent aux onzième et dixième siècles, et qui sont remarquables par leur sagesse. La magna charta dont l’Angleterre est si fière paraît avoir été copiée des anciens fueros espagnols.

À mesure que les Musulmans s’affaiblissaient par les défaites et par les luttes intérieures, Dieu suscitait parmi les peuples chrétiens de la Péninsule de grands hommes de guerre et de grands rois.

Ce fut d’abord don Jayme, roi d’Aragon, qui s’empara des îles Baléares, de Valence et d’autres contrées. Puis, vint Ferdinand III, ou saint Ferdinand, qui fit la conquête de Séville et des territoires voisins.

Les temps qui suivirent malheureusement furent troublés par des dissensions, et, comme les émirs, les princes chrétiens donnèrent souvent le spectacle de luttes fratricides.

Il faut descendre jusqu’à la fin du quinzième siècle pour trouver un règne vraiment glorieux, et des rois en tous points dignes du nom chrétien, dans Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille.

C’est alors que les Maures furent enfin chassés de l’Espagne pour jamais, et que le Nouveau-Monde fut découvert par Christophe Colomb. C’est sous le règne de ces rois que l’Espagne devint la première puissance du monde ; et elle grandit encore sous Charles-Quint et sous Philippe II.

Elle embrassait sous ce dernier roi « toute la péninsule ibérique, les Baléares, les Pityuses, la Sicile, la Sardaigne, Naples et presque toute l’Italie, le Roussillon, la Franche-Comté, les Pays-Bas, une grande partie de la côte septentrionale de l’Afrique, les deux Amériques, les Açores, les Canaries, les Philippines » ; et l’on disait : « quand l’Espagne se meut, le monde tremble. »

En même temps, les Lettres et les Arts y arrivaient à un état de perfection que l’on admire encore, et qui ont jeté un éclat extraordinaire dans toute l’Europe.

C’est après Philippe IV que la décadence commença ; et, comme à dater de cette époque l’histoire de l’Espagne est assez généralement connue, nous n’étendrons pas au-delà notre esquisse historique.