À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 165-171).


xxiv

GIBRALTAR

Comment on peut voyager gratis. — Trafalgar, Tarifa, le détroit. — Gibraltar vu de loin. — La citadelle. — Les galeries souterraines. — La salle St-George. — Le sommet.

Nous nous étions embarqués à Cadix dans un paquebot espagnol allant à Malaga, et faisant escale à Algéciras. Cette dernière petite ville n’est séparée de Gibraltar que par une baie de quatre à cinq milles que l’on traverse facilement en chaloupe, et nous avions pris nos billets pour Algéciras afin d’aller visiter Gibraltar.

Mais à peine étions-nous à bord qu’on vint nous avertir que le paquebot n’arrêterait pas à Algéciras, à cause du levantin furieux qui soufflait, et que nous ferions mieux d’attendre le paquebot suivant, c’est-à-dire huit jours.

Remarquez que ce vent soufflait depuis la veille, et que la compagnie des steamers ne nous avait avertis, ni par ses annonces, ni par ses billets, que le bateau n’arrêtait pas à Algéciras quand il y faisait du vent.

J’allai trouver le capitaine, et avec le très petit nombre de mots espagnols que je connaissais, j’engageai contre lui une discussion pour lui démontrer mes droits et les torts de la compagnie. Il reconnaissait les uns et les autres, mais il plaidait force majeure : avec la tempête que nous avions il ne pouvait pas exposer son navire dans une rade aussi mauvaise que celle d’Algéciras.

Une idée me vint tout à-coup. C’est qu’en allant jusqu’à Malaga, nous y trouverions le paquebot français que nous devions prendre le lendemain à Gibraltar pour aller à Tangers, et que nous pouvions ainsi visiter Gibraltar en revenant de Tangers, sans avoir besoin d’arrêter à Algéciras.

Je me décidai dès lors à filer jusqu’à Malaga ; mais je dis au capitaine qu’il aurait à nous transporter et à nous nourrir d’Algéciras à Malaga, gratuitement. Il y consentit, et nous restâmes à bord. Quand nous arrivâmes à Algéciras, le vent était tombé, et la rade était calme ; mais le capitaine ne nous offrit pas d’arrêter, et nous le laissâmes filer, tout joyeux de penser que la compagnie, qui avait cru nous attraper, était, sans le savoir, plus attrapée que nous.

C’est pour les futurs voyageurs en Espagne que je raconte cet incident, et je leur recommande trois choses importantes : bien connaître d’avance l’itinéraire à suivre, se défier des renseignements insuffisants qu’on donne dans les bureaux, apprendre assez d’espagnol pour se faire comprendre des cochers, et des employés des chemins de fer et des paquebots.

De Cadix à Gibraltar, le steamer longe les côtes d’Espagne qui sont des plus pittoresques.

Après avoir dépassé le cap de Trafalgar, qui rappelle la gloire de Nelson et l’une des plus mémorables batailles navales dont l’histoire fasse mention, nous découvrons à droite les côtes escarpées et sauvages de l’Afrique.

À gauche, sur tous les promontoires et sur les crêtes des montagnes, défilent les vieilles tours du guet, bâties les unes par les Arabes et les autres par Charles-Quint. C’est la côte méridionale de l’Espagne.

Bientôt les deux continents se rapprochent et nous arrivons à Tarifa, très vieille ville mauresque, entourée d’antiques fortifications en ruines, et qui s’avance jusqu’au bout d’une pointe comme pour se jeter à la mer et regagner l’Afrique, la patrie de ses ancêtres.

Ici le détroit n’a plus que huit milles de largeur, et ressemble à une grande promenade publique entre deux continents, l’un bordé de villes blanches et pittoresques, et l’autre, sombre avec ses montagnes incultes et ses rochers désolés. Les colonnes d’Hercule forment le portique de cette promenade, et les promeneurs qu’on y voit circuler sont les peuples, laissant flotter au vent leurs pavillons variés, revenant vers l’ancien monde ou courant vers le nouveau sur leurs innombrables navires. Le spectacle est vraiment grandiose.

Devant nous se dresse au loin le rocher de Gibraltar, jeté comme une borne gigantesque entre deux océans. Le soleil décline à l’horizon. La mer, houleuse depuis le matin, s’aplanit graduellement et nous berce dans ses molles ondulations. Nous courons à toute vapeur au milieu des navires, qui se croisent en tous sens et qui échangent des saluts.

Gibraltar grandit et dessine ses énormes contours. Bientôt nous distinguons les murailles qui escaladent le rocher, les bastions qui s’accrochent à ses flancs, les ouvertures des cavernes où s’allongent les cols monstrueux des canons Armstrong, et même les guérites des sentinelles.

Nous arrivons au pied du promontoire qui grandit toujours et qui semble marcher, tant nous avons de peine à le dépasser. Le soleil est couché quand nous apercevons enfin Gibraltar derrière nous, s’éloignant à l’horizon.

Mais alors le rocher prit un aspect vraiment grand et lugubre.

Le ciel s’était couvert d’un manteau de nuages ; mais, derrière nous, vers le couchant, le bas du manteau était de pourpre et formait une zone lumineuse sur laquelle se détachait le sombre promontoire. Or, vu de cet endroit, il avait, absolument la forme que les marins ont souvent observée, celle d’un cadavre gigantesque étendu sur un catafalque de marbre noir, dressé au milieu de la mer. Le firmament était la coupole sous laquelle le mort paraissait exposé. Au couchant, le bas de l’horizon semblait une alcôve illuminée par les derniers reflets du céleste flambeau descendu sous terre ; et vers l’Orient, à l’autre extrémité de la salle mortuaire, un autre flambeau, la lune, perçait les nuages de sa lueur pâle.

Mais quel est donc ce mort couché dans ce majestueux appareil ? Est-ce l’Espagne ? Est-ce toute la race latine ? Grâce à Dieu nous pouvons encore répondre : Non ! Les peuples catholiques sont malades, mais ils ne sont pas morts, et quand ils le voudront ils seront guéris. L’infaillible médecin est à leur chevet, et quand ils voudront suivre ses prescriptions, ils recouvreront la santé. Que dis-je ? Ils ont pour chef celui qui fait lever les morts de leurs tombeaux.

Quatre jours après, en revenant de Tangers, nous avons pu débarquer à Gibraltar et y passer plusieurs heures.

La ville n’a rien de bien intéressant, mais la citadelle est pleine de surprises et de redoutables mystères. C’est un roc aussi haut que le cap Trinité du Saguenay, escarpé comme une muraille, irrégulier comme une pyramide gothique.

On le croirait désert, mais il est habité ; sans vie, mais il est vivant ; muet, mais il a des milliers de bouches qui pourraient adresser à l’Europe des paroles fort éloquentes.

Ce n’est pas un nid d’aigles, mais une caverne de lions qui ont grimpé plus haut que les aigles, et qui se sont creusé une tanière pleine de rugissements dans les nuages.

Nous escaladons à dos d’âne les rampes abruptes et tracées en zigzags. Tout à coup la montagne s’ouvre, et nous entrons dans ses flancs. Les galeries souterraines succèdent aux galeries, les cavernes aux cavernes, et à chaque pas sont étendus dans des alcôves monstrueuses des canons énormes, plus terribles que les dragons antiques, tenant leurs gueules ouvertes, ceux-ci sur la Méditerranée, ceux-là sur l’Atlantique ; les uns sur l’Espagne et les autres sur l’Afrique.

De temps en temps, dans ces profondeurs sombres, un rayon de lumière vous arrive, tantôt d’en haut, tantôt d’en bas. Ce sont des ouvertures béantes sur votre tête et sous vos pieds, qui communiquent avec d’autres galeries. C’est effrayant.

Vous avez souvent vu une fourmilière ? Vous avez observé ce monticule tout troué ? Chaque trou indique un petit sentier où circule tout un petit peuple de fourmis, et dans l’intérieur est un magasin de provisions. Telle est la forteresse de Gibraltar : c’est une fourmilière. Mais les fourmis sont des artilleurs et le magasin contient d’inépuisables provisions de bouches… de canons.

Cependant, après avoir examiné toute une série d’horreurs, nous arrivons à quelque chose de moins sombre. C’est une vaste grotte naturelle, suspendue à plus de mille pieds au-dessus du niveau de la mer, et dans laquelle les officiers de la garnison donnent des dîners et des bals. On l’appelle la salle Saint-George, et les jours de fêtes, on en décore les voûtes et les parois de drapeaux et de fleurs. Les canons se transforment alors en divans, les embrasures en boudoirs, et toute la sombre caverne devient un berceau de Vénus, suspendu aux flancs de Bellone. Puis nous continuons à monter, mais à ciel ouvert, les regards perdus sur l’Espagne, et sur la baie qui miroite à nos pieds. De la hauteur où nous sommes, le port nous paraît tout petit, et tacheté de nombreux navires qui ressemblent à des insectes.

Enfin nous atteignons le sommet, étroit et grêle comme le dos d’une mule efflanquée qu’on aurait bâtée d’un observatoire. Le panorama qui se déroule alors à nos yeux est unique dans l’univers. Car nous sommes suspendus entre ciel et terre, et d’un seul coup-d’œil nous embrassons deux océans et deux continents. Nulle part au monde je n’ai vu dans la nature un spectacle aussi majestueux. Il nous semblait que nous approchions de l’infini, et que le vertige nous gagnait.

Des sentiers, bordés de myrtes et de palmiers nains, nous permettent de parcourir le promontoire dans presque toute sa longueur, et nous continuons d’admirer le merveilleux spectacle. Mais le soleil qui se retire de la scène en jetant sur les nuages d’immenses lambeaux de pourpre et d’or, nous force à redescendre vers la ville qui est déjà noyée dans l’ombre.

Les portes en sont déjà fermées ; mais nous réussissons à nous les faire ouvrir, et quand nous rembarquons à bord du navire, il fait nuit depuis longtemps.